L'Histoire (la grande !)

L’héritage norrois dans la langue française – zoom sur le cas normand

Introduction

La présence des Vikings en Normandie n’a laissé que peu de traces archéologiques et matérielles, mais de bien plus nombreuses traces linguistiques. En effet, en Normandie, comme partout où ils s’implanteront durablement d’ailleurs (Angleterre, contrées slaves…), les Vikings (dano-norvégiens en l’occurrence) se seront fondus à la population locale et en auront adopté l’habillement, les us et les coutumes, ainsi que la culture matérielle et, peu à peu, la religion, le principe de féodalité et même l’héritage franco-romain (non sans quelques résistances, notamment quand il s’agira d’adopter le droit féodal franc au détriment des droits et libertés fondamentaux scandinaves, plutôt égalitaires par nature…). Les échanges commerciaux avec la Scandinavie, peu abondants jusque-là, seront même définitivement abandonnés avant la fin du Xe siècle.

Le vieux norrois, en revanche (langue des pays scandinaves qui donnera les futures langues que sont le norvégien, le danois, le suédois et l’islandais modernes), survivra plus longtemps et, surtout, fusionnera avec l’ancienne langue franque pour donner le normand.

Ainsi, bien que la Normandie doive à la dynastie scandinave qui la gouverne (dès 911) jusqu’à son nom, Normannia (de Nor(t)manni, « Hommes du Nord »), très vite, les nouveaux colons adoptent les usages franco-chrétiens locaux : très tôt, la Normandie appartient, de par sa culture, sa langue et son organisation administrative, à l’histoire de la France médiévale chrétienne.

Il n’en est pas moins vrai que sa culture et sa langue, à certains égards, demeureront influencées par les apports norrois : le mariage more danico, « à la mode danoise », par exemple (qui perdurera même au long du XIe siècle et vaudra à Guillaume le Conquérant son premier surnom de « Bâtard » et une enfance fort difficile – j’y reviens dans mon article sur le sujet, disponible sur ce blog), et de nombreux apports à la langue française…

Dès le XIe siècle, d’ailleurs, les historiens au service des ducs de Normandie s’attachent à cultiver et à mettre fièrement en valeur cet héritage nordique. Quelques exemples ci-dessous, glanés çà et là, pour les curieux.

Exemples de noms de famille issus de vieux noms scandinaves

  • Turgis ou Tourgis (issu de « Þorgils »)
  • Toutain, Tostain, Toustain (de « Þorstheinn »)
  • Yver (issu d’« Ívarr »)
  • Turgot (de « Þorgautr »)

Mais aussi, dans la même veine : Anquetil (variantes : Anctil, Anquetille, Amptil, Anquety), Estur, Doudement/Dodeman, Anfry (variantes Lanfry, Anfray), Angot/Ango, Auber/Osbert, Burnouf, Gounouf, Ygout (variantes Ingouf, Ygouf), Néel/Nigel, Onfray, Osmond/Osmont/Omont, Ouf, Renouf, Roberge, Surcouf, Théroude (variantes : Troude, Throude, Thouroude, Touroude), Tougard/Turgard, Turquetil (variantes : Turquety, Teurquetil, Truptil), Quétil, etc.

Traces dans la toponymie (=noms de lieux)

Viennent du vieux norrois (langue des Vikings et ancêtre des langues modernes des trois pays scandinaves et de l’Islande) les noms en :

  • -tours, -tour, -trops, -trop ou -tourp, du vieux norrois thorp (village) : ex : Tourp, Clitourps
  • -tot/tôt, de toft, (masure, ferme) : ex : Hébertot, Quettetot (la ferme de Ketill), Yvetot, Tôte, Criquetot, Gonnetot, Turretot…
  • -fleur, de flodh (baie, crique, golfe, estuaire) ou de fjord : ex : évidemment, Barfleur, Harfleur, Honfleur, Vittefleur (la crique blanche, vitte ayant la même racine que l’anglais white), Fiquefleur, Crémanfleur…
  • -beuf, de budh ou both (cabane, abri, baraque) : ex : Lindebeuf : la cabane (búð) aux tilleuls (lindir), Criquebeuf (cabane de l’église, église se disant kirk en norrois, ce qui donnera l’anglais church et beaucoup de noms de villes en -kirk en Angleterre), Elbeuf, Quillebeuf, Caudebec-lès-Elbeuf…
  • -lon, de lund (bois) : ex : Yquelon : le bois (lundr) de chênes (eikr ou yk, comme l’anglais oak)
  • -dalle, de dal (vallée) ex : Becdalle (vallée du ruisseau)
  • -bec, de bec ou bekkr (ruisseau) : ex : Bricquebec : le ruisseau de la pente (brekka), Bolbec (ruisseau de la ferme), Clarbec (ruisseau clair), Robec (ruisseau rouge), Caudebec (ruisseau froid), Château du Bec, abbaye du Bec Hellouin, Notre-Dame du Bec, Orbec…
  • -thuit ou -tuit, de thwet (essart, défrichement) : ex : Bliquetuit, Twit-Port
  • as ou –os (dieu) : ex : Osbern, Auber, Auberville
  • -vic, de vik (la baie) : ex : Sanvic
  • -clif, de kliff (la falaise, qui donnera cliff, en anglais) : ex : Risleclif

Quelques exemples en plus :

  • Dieppe, de diup, « profond » (même racine que « deep », en anglais)
  • Le Houlme, de holm, village (qu’on retrouve dans Stockholm)
  • Mondeville : le domaine rural (du latin villa) d’Ámundi
  • Houlgate = « chemin creux »
  • Trouville = ville de Thorolf
  • Omonville = ville d’Asmund
  • Bierville et Besneville = ville de Björn
  • Rolleville = ville de Rollo
  • Rauville = ville de Hrolf (Rollon)
  • Honfleur a son homonyme en Islande, Hornafjördhur, le « fjord en corne » !
  • Dunkerque (de kirk, encore une fois) – hors Normandie
  • Anquetil (de Asketil)
  • Osouf (de Osulf)

NB : De même, tous les toponymes anglais en –thorpe, -ton et -by (Grimston, Barkston, Thurvaston, Selby, Danby, Thoresby, Scynthorpe, Swainthorpe, Weathrope…) sont d’origine norroise…

Dans la langue courante

De nombreux mots de français courant viennent eux aussi (et, bien souvent, sans qu’on le sache !) du vieux scandinave (dont, évidemment, de nombreux mots liés à la mer, à la navigation et à la vie marine) :

  • Vague = vágr
  • Quille = kjolr
  • Carlingue = kerling (pièce de bois où s’implante le mât)
  • Bord = bordh (« planche »)
  • Etrave = stafin
  • Bouline = boglina (« bordage de proue »)
  • Brant (ancien français) = brandz (« bordé en forme d’épée »)
  • Sigle (ancien français) = segl (« voile »)
  • Hune = húnn (« tête de mât »)
  • Ralingue = ra-lik (« cordage de vergue)
  • Ecoute = skant
  • Hauban = hofudhbenda (« lien de sommet »)
  • Varangue = (v)rang (« courbe »)
  • Tillac = thilja (« plancher »)

Mais aussi crabe, homard, crique, colin, marsouin, hangar, girouette, havre, tribord, arrimer, cingler, bâbord, étambot, flotte, haler, hauban, hublot, tanguer, ski, scorbut, écume, renne, sondage, quai, narval, marsouin, banquise, harpe, elfe, dahlia, auroch, cingler, homard… et, bien sûr, fjord, iceberg, troll et inlandsis !

De même, de nombreux mots d’anglais ont été directement empruntés ou dérivés du vieux norrois : les mots en -dale, -gate, -toft, -ey, -bost, -kirk… Des mots du quotidien comme sky, window, law

Conclusion

Passionnant, non ? Autant nous savons tous ce que le français doit au latin et au grec, et même, dans une certaine mesure, aux langues germano-anglo-saxonnes, autant j’étais loin de me douter, avant d’entreprendre ces recherches (et de me passionner pour le monde viking) que nous devions autant de mots et de noms propres aux Scandinaves du Moyen Âge !

Pour en savoir plus…

Je vous invite bien sûr, pour compléter cet article, à découvrir tous les articles rédigés à l’occasion de la rédaction de mon roman La Demoiselle d’Arundel et cités au début de cet article (à savoir, pour rappel) :

Mais aussi :

Tous mes articles précédents sur les Vikings :

Mes romans « vikings » :

Sources pour la linguistique :

  • Parc Ornavik
  • Dictionnaire amoureux des Langues, Claude Hagège
  • Atlas des Vikings 789-1100, John Haywood
  • BD Norman, les Vikings en Normandie, Stalner et Bardet, éditions Glénat