L'Histoire (la grande !)

Les Normands, l’Italie, la Sicile et la Méditerranée

Introduction

Avec le passage de l’an Mil (millième anniversaire du Christ), un grand renouveau de la foi et des pèlerinages anime le tout début du XIe siècle en Occident.

Nombre de Normands font partie de ces fidèles qui, à l’aube du nouveau millénaire, décident de partir, qui sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, qui pour Rome, qui (après Rome) pour Jérusalem.

Les raisons de ces départs normands sont nombreuses :

  • Selon la tradition scandinave, les ducs de Normandie n’hésitent pas à user du droit d’exil (=bannissement) contre ceux qui contestent encore leur pouvoir. Le duc Richard II, notamment (arrière-petit-fils de Rollon) n’hésite pas à bannir les indésirables, à confisquer leurs terres et à les déclarer hors-la-loi. Guillaume (le fameux Conquérant) fera de même.
  • Ceux qui refusent de se soumettre à l’autorité ducale (notamment dans le Bessin et le Cotentin, soit l’ouest du duché, qui échappe encore largement à l’autorité ducale) partent aussi parfois d’eux-mêmes, en quête d’horizons plus prometteurs.
  • La soif d’aventures et, surtout, de richesses, coule toujours dans les veines des descendants des Vikings danois et norvégiens venus s’installer au cœur de l’ancienne Neustrie franque… Nombre de ressortissants de familles de la petite et moyenne noblesse, surtout de Basse Normandie (=peuplement scandinave assez conséquent) tenteront ainsi leur chance dans le Sud. Direction les richesses de l’Orient !
  • Fidèles aux tendances ancestrales, certains désirent aussi tout simplement tenter d’acquérir gloire et fortune par le service des armes (mercenariat).
  • D’autres se sentiront également encouragés par les faiblesses politiques et institutionnelles de nombre de régions méditerranéennes, où Sarrasins, Byzantins, Lombards et papauté s’entre-déchirent joyeusement.
  • L’arrivée, a contrario, d’Italiens en Normandie (notamment des religieux destinés à réformer le monachisme normand, à la demande du duc Richard II par exemple : Guillaume de Volpiano, Lanfranc de Pavie…), aura probablement poussé (par des récits fabuleux ? l’appât représenté par des contrées si pleines de ressources, de richesses et de prestige ?) nombre de Normands à partir.
  • Enfin (et tout de même !^^) certains prennent la route de Jérusalem pour se faire pardonner leurs péchés, ou convaincus par des représentants de l’Eglise, comme l’archevêque de Rouen. Ce sera, notamment, le cas de Robert le Magnifique (duc de Normandie et père de Guillaume le Conquérant)

Pèlerins et mercenaires

Ce qui est sûr, c’est que dès 999 l’Italie du sud est fréquentée par des pèlerins normands en route pour (ou de retour de) Jérusalem, qui embarquent pour la Terre Sainte à Brindisi ou Bari, ou s’en reviennent du tombeau du Christ en passant par Salerne, par exemple. Le chemin et les étapes étant aussi importants que la destination même (Jérusalem), nombre de Normands font notamment étape au Monte Gargano, en Apulie, où se trouve alors un sanctuaire dédié à saint Michel (le saint Patron des Normands). C’est dans cette région que les Normands seront en premier appelés à rester… souvent, les premiers temps, par le biais du mercenariat.

En effet, l’Italie est alors un ensemble morcelé et confus de villes et de régions que se disputent les Lombards, la papauté, le Saint-Empire Romain Germanique, les Byzantins et les Arabes. Sans compter les grandes cités et les grands ports indépendants, une pléiade de petits comtés… Bref, un beau bazar dont les Normands, opportunistes par tradition (on est d’origine viking ou on ne l’est pas !), ne tardent pas à vouloir profiter…

Certains, de passage dans la région (pèlerinage), finissent ainsi par être appelés à l’aide par l’une ou l’autre des populations ou villes locales (Amalfi, Salerne, Bari, Naples…) pour repousser les attaques et velléités de l’une des deux puissances étrangères particulièrement indésirables (et déjà bien trop présentes) dans le sud de la botte italienne : l’Empire byzantin… et les Sarrasins.

Puis, très vite, des Normands y émigrent volontairement pour y louer leurs services, qui leur valent rapidement une excellente réputation. Notons ici que des Normands se mettront également au service de l’Empire byzantin lui-même (comme Roussel de Bailleul, même s’il tournera casaque de très nombreuses fois – à la danoise, oserai-je dire : ses ancêtres vikings étaient connus pour leur versatilité… –) ou aideront à la Reconquista espagnole (Raoul de Tosny, Robert de Crespin) aux côtés des chrétiens léonais, aragonais, catalans, en cherchant au passage à s’y tailler des principautés/seigneuries (comme celle de Tarragone, dans le nord-est de l’Espagne). Certains y parviendront, d’autres échoueront…

De 999 à 1016, on voit donc s’esquisser les premiers frémissements de ce qui deviendra bientôt un mouvement beaucoup plus régulier. Mais c’est en 1017 que l’épopée guerrière normande en Méditerranée commence véritablement.

Premiers fiefs, premières seigneuries

Dès 1029, un dénommé Rainolf (Renouf), se voit récompensé de ses mérites en devenant comte d’Aversa sur décision du duc de Naples, au service duquel il a service comme mercenaire… et dont il épouse la sœur ! Ce premier fief accordé à un Normand devient le premier camp de base des Normands, leur premier « versement ».

Puis, à partir de 1037, des centaines de mercenaires normands sont recrutés par les Byzantins pour tenter de délivrer la Sicile de l’emprise musulmane, et en 1040 les Lombards les recrutent pour combattre l’Empire Byzantin dans le sud de l’Italie (oui, oui, ils sont un peu à la solde de tout le monde, selon l’inspiration – et l’intérêt ! – du moment). Plusieurs des fils de la famille Hauteville, une famille du Cotentin qui s’illustrera peut-être plus que toute autre au cours de cette épopée méditerranéenne, font partie de l’aventure…

Dès 1042, Guillaume Bras-de-Fer (l’un des fameux fils Hauteville) devient prince d’Apulie, sur désignation du prince lombard de Salerne, en remerciement pour ses loyaux (et valeureux) services. Son frère Drogon (Dreu) lui succèdera dès 1046, puis un autre frère Hauteville encore, Onfroi, à la mort de Drogon, en 1051 (ne nous étonnons pas de tous ces « frères » : Tancrède de Hauteville, leur père, avait pas moins de douze fils…) Guillaume Bras-de-fer épouse une nièce du prince de Salerne, et Drogon (Dreu), une de ses filles…

Bientôt, ce sont pas moins de douze comtés (articulés autour de grandes cités) qui, en Italie, ont à leur tête un Normand, sous le pouvoir du comte d’Apulie (Guillaume, puis ses frères) et, au-dessus de lui, du duc de Salerne. C’est le premier véritable Etat normand en Italie ! Les Byzantins ne possèdent plus que le « talon » de la botte.

Grands seigneurs, les Normands sont bien décidés à étendre leur territoire et à prendre leurs aises. Bientôt, les Lombards en viennent presque à regretter les Byzantins ! Quant au pape et aux musulmans, ils s’inquiètent de plus en plus de cette présence qui dure à présent depuis un peu trop longtemps à leur goût… et menace furieusement les équilibres traditionnels.

En quelques décennies, les Normands sont passés de pèlerins à mercenaires, puis de mercenaires à seigneurs dotés de nombreux fiefs en Italie méridionale. Habileté politique, violence guerrière, brigandage, les Normands, fidèles à leurs valeurs et talents ancestraux, vont considérablement influencer la géopolitique méditerranéenne…

Gourmands par nature, ils ne tardent pas à se tailler des fiefs de plus en plus grands en Apulie à coups de guerres privées et de pillages, y compris au détriment de leurs anciens alliés, les Lombards, qui regrettent bientôt d’avoir jadis fait appel à eux !

La papauté aussi commence à se sentir menacée, et bientôt c’est un autre fils Hauteville, Robert « Guiscard » (= « le rusé »), débarqué en Italie en 1047, qui s’empare de la Calabre, en 1048. Le danger est réel, il faut réagir. Les Normands sont dès lors considérés comme une engeance pire que les musulmans ; on les traite désormais de « maudits Normands ».

La prise de pouvoir

Du coup, tout s’inverse : le pape Léon IX (avènement : 1048, justement), premier pape réformateur, entre en guerre contre les Normands (dont il ne supporte pas qu’ils menacent son autorité et ses territoires), réunit une armée coalisée composée de Lombards et de Germains du Saint-Empire, et s’allie même au basileus Constantin IX lui-même (!) pour se débarrasser d’eux. Léon IX dirige lui-même les opérations !

Mais à Civitate, le 17 juin 1053, les Normands d’Onfroi de Hauteville et de Robert Guiscard (et tous les Normands d’Italie derrière eux) défont cruellement le pape, les Lombards, les contingents germaniques d’Henri III et les Byzantins/Grecs à la fois. Le pape, capturé, finit par capituler et leur donne ce qu’ils réclament : une légitimité. Il accepte (probablement malgré lui) de confirmer leurs possessions car, vaincu, humilié et dépouillé de son armée, il sait que désormais, il n’a plus d’autre choix que de compter avec ces redoutables guerriers et chefs de guerre.

En retour, les barons normands le traitent avec honneur, lui prêtent allégeance, implorent son pardon et s’engagent à combattre pour lui. Une alliance qui leur réussit, puisqu’elle leur permet d’agrandir leurs territoires (presque en toute légalité, désormais !) : Richard d’Aversa (fils de Rainolf) prend la principauté de Capoue en 1058 et le duché de Gaète en 1063, et les Normands de Robert Guiscard achèvent la conquête de la Calabre en 1060, avec l’aide du jeune frère de Robert, Roger, benjamin de la fratrie Hauteville, qui vient d’arriver en Italie, et avec qui il partagera, lors de leurs conquêtes communes, et pour plusieurs décennies, la Calabre et bientôt la Sicile.

En outre, Onfroi meurt en 1057 ; Robert Guiscard reprend donc à ce moment-là l’Apulie à son compte. Bientôt, il se voit encore offrir le titre de duc de Sicile (avant même de l’avoir prise aux Sarrasins !), puis prend aux Byzantins Bari, Naples, Bénévent, mate diverses révoltes… Il répudie sa première femme, une Normande, pour épouser une Lombarde, une autre fille du prince de Salerne…

Résultat : en 1060, Robert a dépassé tous ses frères : il est officiellement duc de Pouilles, de Calabre et de Sicile. Il a acquis (du pape) le titre ducal ! Mais, non content de s’être hissé, de simple (6e) fils d’un petit seigneur, au même rang que son contemporain Guillaume de Normandie, ses ambitions prennent peu à peu une dimension impériale…

Robert Guiscard et Richard d’Aversa soutiennent en outre tous deux désormais le nouveau pape Nicolas II (qui, à l’inverse de Léon IX, les apprécie et en fait même ses champions contre l’encombrant Saint-Empire et les Byzantins), et ils protègent les biens et monuments de l’Eglise (abbayes…) : de guerriers violents et sans lois, ils sont devenus les champions de la papauté ! Qui compte d’ailleurs sur eux pour ramener l’ensemble de la Chrétienté sous sa coupe… Les princes normands entrent ainsi officiellement dans la vassalité pontificale. En échange, ils jouissent et bénéficient de la haute protection spirituelle du pape… (qui ne tardera pas à profiter à d’autres Normands, le duc Guillaume de Normandie, là-haut, bien plus au nord ! Voir mes 3 articles sur Guillaume, et notamment les deux premiers).

A la fin des années 70, l’Italie du Sud (Bari, Bénévent, Salerne, Naples…) est donc entièrement passée aux mains des Normands ! Qui n’hésitent pas, on l’a vu, à s’unir par le mariage aux grandes familles locales, pour asseoir davantage encore leur légitimité…

De nouvelles ambitions

Les ambitions de Robert Guiscard le mèneront jusqu’à Constantinople, où ses élans le portent dans les années 1080 : il marie sa fille au prince héritier Constantin (héritier de l’empereur byzantin Michel VII Doukas), débarque en Illyrie en mai 81, assiège Durazzo (aujourd’hui en Albanie), prend la ville…

… jusqu’à ce que le pape Grégoire VII l’appelle à son secours pour faire face à l’empereur germanique, et l’oblige ainsi à revenir vers Rome (sur une habile intrigue de l’empereur byzantin, qui détourne ainsi Robert de ses gourmands desseins). Robert Guiscard parvient à libérer Rome des Germains qui l’occupent, mais cette victoire se gagne dans le feu et le sang, ce que les Romains ne lui pardonneront jamais.

Aussitôt, Robert repart pour l’est, où son fils Bohémond, pendant son absence, a mené plusieurs campagnes en Macédoine et en Grèce, et vaincu par deux fois l’empereur byzantin Alexis Comnène. Robert le rejoint et, ensemble, ils battent la flotte vénitienne alliée à Alexis, au large de Corfou. Mais Robert meurt de la fièvre typhoïde en 1085 sans qu’il ait pu aller au bout de son projet…

Ci-gît « Guiscard, Terror mundi », dit son épitaphe… ! Certains voient encore en lui le plus grand et le plus glorieux chef de guerre entre César et Napoléon… S’il n’était pas mort de la fièvre, il serait vraisemblablement parvenu à prendre Constantinople… et l’avenir de l’Europe, du Proche Orient et de la Chrétienté en aurait été bouleversé…

Roger et la Sicile

Pendant ce temps, son dernier frère, Roger, s’est occupé de conquérir la Sicile musulmane. Cette périlleuse entreprise a débuté vingt ans plus tôt, en 1061, quand Roger et Robert prennent Messine ; puis, tandis que Robert retourne en Italie du Sud renforcer son pouvoir et prendre les villes susmentionnées, puis part guerroyer du côté de Constantinople, Roger poursuit seul l’aventure sicilienne. Il prend place forte après place forte. Palerme tombe en 1072, après un siège long de dix mois…

Ce n’est que trente ans après le début de la lutte, après trois décennies d’escarmouches, d’embuscades, de raids, de sièges et de pillages, qu’en 1091 la Sicile est totalement conquise par les Normands de Roger. Une armée qui ne comprenait, au plus, que quelques centaines de chevaliers normands, français d’Ile-de-France, manceaux et angevins…

Roger devient comte de Sicile et, à la mort de son frère Robert en 1085, avec qui il partageait les villes et villages siciliens, il récupère l’intégralité de l’île sous sa coupe.

Au tournant du XIIe siècle, le pouvoir des Normands en Sicile et en Italie du Sud semble fortement établi : parmi les fils de Robert Guiscard, Bohémond (issu de son premier mariage, donc 100% normand) s’enrôle pour la Première Croisade lancée par le pape Urbain II, tandis que son demi-frère Roger Borsa (issu du 2e mariage de Robert, donc mi-lombard, mi-normand) succède à son père en Apulie. Quant aux fils de Roger, Simon et Roger II, ils succèdent l’un après l’autre à leur père, mort en 1101.

Une aventure hors du commun

Une petite parenthèse ici, en mode « anecdote », juste pour se donner une idée de l’extraordinaire ascension que se seront offerte (à la pointe de l’épée) les frères de Hauteville : Roger Ier, premier comte de Sicile, aura eu de nombreux enfants de ses trois épouses successives. Ses fils Simon et Roger II, nés de son dernier mariage, lui succèderont à la tête du comté puis du royaume de Sicile, nous l’avons vu (et le reverrons), mais les destinées de ses filles sont également fort révélatrices de cette formidable ascension sociale : Mathilde épouse Raymond de Toulouse (l’un des principaux chefs de la première croisade), Constance épouse Conrad, fils de l’empereur Henri IV, Busilla épouse le roi de Hongrie… En somme, les enfants de celui qui n’était, à l’origine, que le douzième et dernier fils d’un petit seigneur du Cotentin… finissent unis à certains des plus grands monarques d’Occident ! Quant à Robert Guiscard, on l’a vu, il est parvenu à unir sa fille Hélène au prince byzantin Constantin !

Bref, bref, bref… Comme de coutume, je m’égare…

Contrairement à la conquête de l’Angleterre par le duc Guillaume de Normandie, cette conquête sicilo-italienne s’est étalée dans le temps (presque un siècle !), coûtant plusieurs générations de Normands ; elle a été le fait, non pas du duc de Normandie lui-même, mais d’un ensemble de petits seigneurs partis séparément et pour diverses raisons (familles trop nombreuses, incapacité à léguer des terres à chacun, ambition, bannissements, refus de l’autorité ducale…) ; cette conquête n’est d’ailleurs ni impulsée ni dirigée par le duc de Normandie. Aucun projet préétabli, aucune concertation, aucun plan à court ou à long terme n’ont présidé aux opérations de conquête, et les nouveaux seigneurs du sud sont les premiers surpris de leur ascension à de si hauts sommets : de mercenaires indépendants au service de princes indigènes, ils sont devenus seigneurs et ducs de toutes les régions méridionales d’Italie, ont tenu le pape dans leur main, tenu en respect l’empereur germanique, défait l’empereur byzantin et pris la Sicile aux Arabes…

Notons ici qu’aux deux tiers de migrants normands se sont également joints nombre d’Angevins, de Flamands, de Manceaux et de Francs. On estime qu’en un siècle, quelques centaines de Normands (et de Français) ont quitté en un flux constant les rivages de Normandie pour la Méditerranée.

A l’aube du XIIe siècle, ils ont donc conquis toute l’Italie méridionale (les Pouilles et la Calabre) et la Sicile, et en ont chassé les anciens maîtres : les Lombards, les Grecs byzantins et les Arabes.

Mais l’aventure est loin d’être terminée ! Bohémond profite de la Première Croisade pour se tailler une principauté autour d’Antioche (nous y reviendrons).

Et du côté de la Sicile…

Roger II, la Sicile et la Méditerranée

Du côté de la Sicile, le très habile Roger II, qui a hérité du comté de Sicile en 1105, parvient à hériter en 1127 des Pouilles qui se transmettaient jusque-là entre descendants directs (Roger Borsa puis son fils) de son oncle Robert Guiscard. Il est désormais comte de Calabre, de Sicile et duc d’Apulie. Il a tout pour devenir roi… Tout en manœuvrant pour obtenir ce titre de la papauté, il lutte sans relâche contre les Sarrasins de cette partie-ci de la Méditerranée et conquiert Malte. Il est finalement sacré roi de la Sicile, de la Calabre et des Pouilles le 25 décembre 1130, soit 64 ans après que Guillaume a été sacré roi d’Angleterre (après, pour ainsi dire, une seule et unique bataille : Hastings en 1066 – voir mes articles sur Guillaume).

Mais l’ambition normande est sans fin. Alors qu’il ne cesse de devoir repousser les attaques papales et germaniques (outre les rébellions d’autres Normands d’Italie), Roger II se lance à la conquête de l’Afrique du Nord : il s’empare de nombreuses villes (Ganès, Sousse, Djerba, Tripoli, Sfax, Mahdiyya, Annaba…), se mêle de révoltes internes, obtient le versement de tributs et parvient presque à mettre en place son rêve d’un royaume normand d’Afrique…

Et, avec la Deuxième Croisade, c’est même à Constantinople qu’il finit par s’attaquer, à l’instar de ce qu’avait fait avant lui son oncle Robert Guiscard… et, bien avant encore, de si nombreux Vikings d’Orient ! (voir mon petit article sur les Varègues).

Si cela n’aboutira pas à la création d’un Empire « panméditerranéen » et les Normands rentrent finalement en Sicile, non sans avoir pillé et razzié plusieurs villes de l’Empire byzantin (Corfou, Thèbes, Delphes, Corinthe, l’île d’Eubée, les alentours même de Constantinople…).

Le Royaume de Sicile : gloire et chute

Roger II meurt en 1154 : les offensives normandes cessent. Mais il a créé en Sicile un royaume proprement extraordinaire, un modèle de tolérance, d’administration, d’organisation et de culture qui s’appuie sur les bases grecques (byzantines) et arabes, une flotte solide (petit rappel des origines vikings des Normands…), une mixité culturelle forte, l’emploi aussi bien de l’arabe que du grec, du latin et du franco-normand, des mercenaires de tous horizons, une cour somptueuse, de nombreux lettrés, l’importation de l’art roman, qui se mêle avec grâce aux arts arabe et byzantin… Patios, vergers, harems, eunuques, faste, abondance, forteresses, cathédrales, mosaïques, reprise des symboles de la royauté byzantine, soieries, géographes, savants, multiculturalisme… Roger garantit une liberté de culte totale pour sa population, une liberté absolument unique en son genre pour le monde médiéval !

Le Palais des Normands à Palerme, en Sicile (photo personnelle)
La cathédrale de Palerme, Sicile (photo personnelle)
La cathédrale de Palerme (de côté)

Ce royaume, néanmoins, n’en reste pas moins officiellement chrétien et son roi, vassal du pape. A noter : le célèbre manteau royal qui fut élaboré pour Roger II sera ensuite récupéré par les empereurs du Saint-Empire Germanique… et utilisé pour leur sacre !

Le règne de son quatrième fils, Guillaume Ier dit « le Mauvais », sera également un règne fort. Malheureusement, cela ne l’empêche pas de devoir affronter de nouveau les appétits byzantins, le pape, le Saint-Empire, des rébellions de ses propres barons (normands !), l’assassinat de son bras droit… Avec ses vaillantes campagnes, le basileus doit définitivement abandonner l’idée d’une reconquête grecque de la péninsule italienne, mais le royaume de Sicile n’en est pas moins ébranlé, d’autant que Guillaume a décidé d’abandonner l’expansion normande en Afrique. Sans compter qu’il a lui-même échappé de peu à la mort en 1161 et dû réprimer la révolte de ses barons dans le sang…

Il meurt en 1166 et son fils Guillaume II « le Bon » reprendra pour un temps la politique extérieure expansionniste de son grand-père, Roger II : il signe un traité avantageux avec les Almohades d’Afrique, parvient à se faire payer un tribut par eux et à convenir d’une paix avec eux, lance un raid contre Alexandrie, puis sur les Baléares, enfin se tourne de nouveau vers l’Empire Byzantin. Ses troupes ravagent la Grèce un siècle après celles de son aïeul Robert Guiscard, mais sa flotte est finalement vaincue en 1185 : l’ambition impérialiste normande se brise définitivement.

Enfin, avec la paix signée entre le pape Alexandre III, l’empereur germanique Frédéric Barberousse et Guillaume II de Sicile, et surtout le mariage de Constance, fille posthume de Roger II (tante de Guillaume) avec Henri, fils de Frédéric Barberousse, c’est le glas de la Sicile normande qui est sonné : car lorsque Guillaume meurt à seulement trente-six ans et sans successeur, c’est Constance qui hérite du royaume… L’année suivante, son mari, le fils de Frédéric Ier, devient empereur sous le nom d’Henri VI : la Sicile normande tombe sous la coupe de l’Empire ! Le 25 décembre 1194, après avoir maté une tentative de révolte des barons normands, Henri VI se fait couronner roi de Sicile à Palerme. Ainsi prend fin l’ère normande en Sicile… La dynastie normande d’Italie n’est plus…

En Terre Sainte

Du côté de la Méditerranée orientale, d’autres Normands s’activent depuis des décennies. Souvenons-nous : à l’occasion de la Première Croisade, au crépuscule du XIe siècle, Bohémond, un fils de Robert Guiscard, part pour la Terre Sainte. Il n’est pas seul dans l’aventure : outre de nombreux autres membres de sa famille (décidément, ces Hauteville !), dont son neveu Tancrède, qui s’illustrera en Terre Sainte, on parle de milliers de croisés normands ! Parmi eux, également, Robert de Courteheuse… le fils aîné de Guillaume de Normandie ! Et Edgar Ætheling ! (voir, encore une fois, mes articles sur Guillaume le Conquérant). L’expédition compte aussi de célèbres croisés non normands, comme Godefroy de Bouillon et Baudouin de Boulogne…

Rappelons qu’avant ces croisés, nombre de mercenaires normands se sont enrôlés au service du basileus, se taillant parfois une principauté sur place, comme Roussel de Bailleul du côté d’Ankara, ou revenant tout simplement fortement enrichis au pays.

Après déjà moult péripéties sur les côtes orientales de la Méditerranée, Bohémond parvient à prendre Antioche aux Turcs en 1098 et à s’y créer une principauté, tandis que les autres Normands (dont son neveu Tancrède) continuent leur route vers Jérusalem.

Au même moment, Baudouin de Boulogne a fondé le comté d’Edesse.

Tancrède, de son côté, devient prince de Galilée après la conquête d’Haïfa. Bientôt, tandis que son oncle Bohémond essuie échec sur échec, il récupère la gouvernance de la principauté d’Antioche puis du comté d’Edesse, et n’aura de cesse de chercher, lui aussi, à agrandir son territoire…

Sa mort en 1112 sonnera le glas de la courte domination normande dans ces régions ; rapidement, le roi de Jérusalem et l’empereur byzantin réaffirment leur suprématie, et les futurs seigneurs tant d’Edesse que d’Antioche ne sont bientôt plus normands… Comme la plupart des « Etats latins d’Orient », ils connaîtront une lente agonie…

Conclusion

Dès le siècle suivant le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911) et leur implantation en Normandie, nombre de barons et de guerriers normands partent donc, en dignes aventuriers, conquérants et explorateurs qu’ils sont, vers les Lieux Saints, se taillant au passage des seigneuries dans les Pouilles, en Calabre (non sans avoir, auparavant, joué les mercenaires quelque temps au profit des divers belligérants déjà en présence, Byzantins, Lombards…), luttant contre puis pour le pape, prenant la Sicile aux Arabes et y fondant un Etat normand demeuré célèbre, prenant part aux premières croisades et créant jusqu’à la principauté d’Antioche et jusqu’au comté d’Edesse près de Jérusalem !

Ces Normands du sud de l’Italie joueront un rôle considérable dans l’histoire de la péninsule, celle de l’Empire Byzantin, celle de la papauté, et dans l’aventure des Croisades ; leur héritage culturel finira par y égaler celui des Romains, des Grecs et des Arabes. Des premiers chevaliers normands partis en pèlerinage aux grands rois de Sicile, en passant par les mercenaires venus s’immiscer dans les conflits politiques locaux entre les pouvoirs impériaux, les Sarrasins et la papauté, et par les grands seigneurs de guerre de la famille Hauteville massacrant sans pitié tous leurs opposants, normands ou autres, l’aventure des Normands en Méditerranée aura été complexe, parfois brouillonne, sanglante, glorieuse et surtout longue de deux siècles.

Du moment où la rumeur, lancée par des pèlerins de retour, se répand en Normandie qu’on peut facilement faire fortune dans le Sud ; que l’Italie méridionale est à qui voudra la prendre ; et que la région est affaiblie et criblée de conflits internes ; de nouveaux chevaliers n’auront de cesse de se mettre en route pour s’offrir une part du gâteau.

Campagnes de terreur, razzias, pillages, constructions, cohabitations, massacres, raffinement, trahisons, rébellions, actes héroïques et expéditions vaines… feront leur quotidien pendant de longues décennies. Le nord de l’Afrique, la Dalmatie, la Grèce, la Turquie actuelle, le Proche Orient, la Tunisie, toute la botte italienne, Malte, Ankara, Constantinople, plusieurs points du nord et de l’est de l’Espagne, Tarragone et toute la Sicile gardent des traces de leur passage.

Avec le royaume de Sicile, jamais la bannière de la maison des Hauteville n’a flotté aussi haut. Comme Cordoue avant elle, Palerme attire des penseurs et érudits de toute la chrétienté, devient la capitale culturelle et commerciale de l’Europe, se hérisse de monuments somptueux fusionnant styles grec (=chrétien d’Orient), arabe et roman, et connaît un âge d’or d’une soixantaine d’années sur un modèle absolument unique. Les Normands exportent leur art jusqu’en Sicile et jusqu’au Proche-Orient, et s’ils continuent d’user régulièrement de méthodes peu chrétiennes, ils sont fortement croyants et, une fois réglés leurs différends avec le pape, parviendront seuls à ramener tout le sud de l’Italie sous la domination du Saint-Siège (contre le christianisme d’Orient).


Texte : (c) Aurélie Depraz
Illustration : source

A lire aussi sur ce blog :

Tous mes articles précédents sur les Vikings :

Mes romans « vikings » :

… ainsi que tous mes articles en lien avec la Normandie, Guillaume le Conquérant, les Normands en Méditerranée etc., et donc mon roman La Demoiselle d’Arundel :

Quelques sources :

Les Normands en Italie du Sud et en Sicile (Université de Rouen)

Sur cette période, lire les romans de Jeanne Bourrin :

  • Les Pérégrines
  • Les Compagnons d’Eternité

Tancrède de Hauteville_(seigneur_du_Cotentin)

Royaume_de_Sicile

Robert Guiscard

http://www.cosmovisions.com/ChronoItalieNormands.htm

Conquête normande de l’Italie_du_Sud