L'Histoire (la grande !)

La fameuse « Tapisserie de Bayeux »

Introduction

Tout le monde a entendu parler de la « Tapisserie de Bayeux » ; beaucoup de gens savent qu’elle relate l’invasion de l’Angleterre par le célèbre duc de Normandie, Guillaume le Conquérant, et qu’il s’agit, à ce titre, d’un témoignage médiéval d’une valeur exceptionnelle. Mais, hormis ces généralités, bien peu d’entre nous en savent davantage.

Dans le cadre de mon voyage en Normandie et de mes recherches sur Guillaume le Conquérant afin de préparer la rédaction de mon roman La Demoiselle d’Arundel, je me suis bien sûr intéressée à cette fameuse œuvre d’art. Et, bien évidemment, je suis allée la voir (même si, pour ce faire, il m’a fallu faire 2h30 de queue… restrictions Covid en août 2020 obligeaient ! Ah, j’avais bien choisi mon moment !^^)

Petit retour, donc, sur cet inestimable trésor de la ville de Bayeux…

Une broderie, et non une tapisserie !

Premier scoop : la « Tapisserie » de Bayeux n’est pas une tapisserie… mais une broderie de laine sur un bandeau de toile de lin, d’une longueur de près de 70 mètres (!) – 68,30m pour être précise – et d’une hauteur de seulement 50cm de broderie, qui relate, un peu à la manière de nos bandes dessinées actuelles, les événements qui précédèrent l’invasion de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant et y conduisirent, ainsi que la traversée de la Manche de son armée et toute la bataille d’Hastings. Un véritable monument d’Histoire ! La traversée d’Harold, son naufrage, ses péripéties avec Guillaume en Normandie, son serment sur les saintes reliques, la comète de Halley, la mort d’Harold, tout y est ! (Pour le récit complet de l’Histoire de Guillaume de Normandie et d’Harold de Wessex, lire mes 3 articles consacrés à l’histoire de Guillaume le Conquérant).

La toile est composée :

  • de dix couleurs différentes de fils de lin (faites à base de pastel pour les bleus, parfois délavés, de la tapisserie ; de garance pour le rouge, le rosé, l’orangé et le brun ; et de gaude, pour le jaune)
  • de 9 pans de toile de lin
  • et de 4 points de broderie (le point de tige, le point de chaînette, le point fendu réalisé à deux fils et le point de couchage dit « point de Bayeux ». Ce dernier est employé pour le remplissage des plages colorées).

On ne le répètera jamais assez : avant, on savait faire dans le durable ! En effet, si les couleurs d’origine de la Tapisserie ont assez peu varié avec le temps, celles des restaurations datant du XIXe siècle ont beaucoup pâli jusqu’à blanchir considérablement au niveau de certaines scènes, qui ont dû être à nouveau restaurées. En effet, si la toile de lin aurait fait l’objet de 518 rapiéçages à différents moments de sa longue existence, la broderie proprement dite, en revanche, n’aurait été restaurée qu’une seule fois à la fin du XIXe siècle (en tout cas, certainement après l’apparition des colorants synthétiques dans les années 1860) et les dix-sept colorants synthétiques employés pour ce faire auraient moins bien résisté au temps que ceux d’origine !

La différence entre broderie et tapisserie ? Une tapisserie voit son décor résulter d’un tissage de fils à angle droit, l’image et le tissu prenant forme simultanément ; la broderie, au contraire, utilise un guide, un dessin sur la toile par exemple, ce qui se manifeste dans la régularité du tracé du fil de laine.

Véritable chef-d’œuvre technique, la « Tapisserie » de Bayeux suggère à merveille le mouvement (l’exemple le plus probant étant celui de la cavalerie qui s’élance et se jette à vitesse croissante dans la bataille), mais aussi la profondeur et le relief (avec des couleurs différentes, par exemple, utilisées pour les pattes des chevaux). Presque une œuvre en 3D !^^

Description

La « Telle du Conquest », comme l’appelaient les Normands du temps de Guillaume, représente :

  • 58 scènes distinctes
  • 626 personnages
  • 37 édifices (dont le Mont-Saint-Michel)
  • 41 navires, 202 chevaux
  • 55 chiens
  • 505 animaux de toutes sortes
  • 49 arbres
  • au total 1515 sujets variés.

La bande centrale où figurent les événements relatés est encadrée par des frises mesurant chacune environ 7 cm. Ces bordures présentent des animaux, réels (oiseaux, lions, cervidés…) et domestiques (chiens…) ou imaginaires/fantastiques (griffons, centaures…), ainsi que des scènes agricoles, des scènes de nudité (!), des fables d’Esope et de Phèdre (Le Corbeau et Le Renard, le Loupe et l’Agneau etc, qui inspireront bien sûr les siennes au poète Jean de La Fontaine au XVIIe siècle).

(Toutes les photos de la Tapisserie de cet article sont des photos personnelles faites au Musée de la Tapisserie de Bayeux)

La bordure inférieure sert également à figurer les cadavres du champ de bataille dans les dernières scènes. L’idée de la tapisserie, véritable œuvre de propagande à destination de la populace, était de représenter en images l’épopée de Guillaume à la masse des illettrés que constituait son peuple de Normandie, de célébrer sa victoire et de magnifier sa gloire.

Traversées de langskips, cavalcades, chevauchées, attaques, boucliers, épées et cottes de maille, blessés, cadavres et mourants, on y voit tous les détails d’une grande épopée médiévale dont le personnage central est, bien sûr, le duc Guillaume.

Des inscriptions régulières en latin, un peu à la manière des bulles de dialogue ou de narration des BD, ponctuent l’ensemble (une pour chaque scène), et des détails aident l’observateur à reconnaître les personnages (le crâne de l’évêque Odon est marqué d’une tonsure, les Normands ont les cheveux courts et la nuque rasée, les Anglo-Saxons la moustache et les cheveux longs…) Par exemple, « Hic Harold mare navigavit » (ici Harold prend la mer), « Hic exeunt caballi de navibus » (Ici, les chevaux sortent des navires) etc.

Les 58 scènes sont habilement délimitées, tantôt par une représentation schématique d’un bâtiment (manoir, palais…), tantôt par des arbres aux frondaisons symbolisées par des entrelacs qui ne sont pas sans rappeler les riches enluminures de l’Eglise irlandaise (cf le Livre de Kells).

Le fond de toile est laissé totalement nu (ton légèrement bistré).

Cette tapisserie issue de l’art roman daterait du XIe siècle, et suivrait donc de peu les événements qu’elle vise à relater (milieu des années 1060).

Origines

On ne sait avec certitude ni qui commandita ce travail, ni qui le réalisa. Selon la légende, celle qu’on appelle aussi parfois (sûrement à tort) la « Tapisserie de Mathilde » aurait été réalisée (entre autres) par Mathilde de Flandre, l’épouse de Guillaume, qui, éplorée, se serait languie de son mari (parti guerroyer en Angleterre) au point de se lancer dans ce formidable ouvrage pour tromper le temps, un peu à la manière de Pénélope attendant désespérément Ulysse.

Mais dans les faits, il est plus probable que cette gigantesque œuvre de propagande (Guillaume y est clairement représenté comme le souverain légitime de l’Angleterre et Harold comme un parjure) ait été commanditée par Odon de Conteville, évêque de Bayeux et demi-frère de Guillaume, pour décorer sa cathédrale, alors en construction (à la tête d’une prodigieuse fortune grâce à Guillaume, il aurait décidé d’offrir la totale reconstruction de la cathédrale sur ses deniers propres). La Tapisserie aurait d’ailleurs été inaugurée en 1077 en même temps que la cathédrale de Bayeux et y resta suspendue pendant plusieurs siècles… De toute façon, cette appellation de « Tapisserie de Mathilde » n’apparut qu’au XIXe siècle !

Elle aurait donc été exécutée peu de temps après l’accession au trône de Guillaume, soit entre 1067 et 1077 (Guillaume est sacré roi d’Angleterre le 25 décembre 1066). Pour plus de détails et d’arguments concernant ce cette période précise, je vous renvoie à la section « date de réalisation » de l’article de Wikipedia sur la Tapisserie de Bayeux (ici).

On ignore combien de temps aurait duré sa création (mais une reproduction en dix-huit mois en 1885-1886 par quarante bordeuses expérimentées de la Leek Society tend à montrer qu’il n’aurait peut-être fallu « que » deux ans). Et, surtout, on ignore toujours à qui la réalisation de ce formidable ouvrage aurait été confiée : des Anglo-Saxons ? de Canterbury, de Winchester ? de l’abbaye de Saint-Augustin, dans le Kent ? Des habitants du Val de Loire ? de l’abbaye Saint-Florent de Saumur ? De Normandie ? De Bayeux ? Des artisans ? Des religieuses ? Le doute demeure.

D’ailleurs, le doute demeure toujours quant au commanditaire lui-même, de nouvelles thèses apparaissant parfois, sans toutefois remporter beaucoup de suffrages : ainsi, outre Odon et Mathilde, on a parfois avancé que le commanditaire de l’œuvre aurait pu être la reine Edith, veuve d’Edouard le Confesseur et surtout sœur de Harold de Wessex, pour assurer Guillaume de sa loyauté, sans pour autant montrer Harold sous un jour franchement défavorable. Ou bien encore, certains parlent du comte de Boulogne Eustache II, qui aurait eu quelques bricoles à se faire pardonner par Guillaume…

Bref ! Le doute demeure ; mais la thèse la plus plausible reste, à ce jour, celle du demi-frère de Guillaume et évêque de Bayeux, Odon de Conteville :

  • d’une part parce que son rôle dans la conquête de l’Angleterre est en effet mis en relief (sinon exagéré) dans la Tapisserie
  • d’autre part parce qu’y sont figurés trois personnages de faible importance (comparativement à Harold, Guillaume etc) qui se trouvaient être des tenants d’Odon,
  • et enfin parce que la Tapisserie aurait été tendue pour la première fois lors de l’inauguration de la cathédrale de Bayeux, comme fait exprès pour elle, et y serait restée toujours (et non à Rouen, Caen ou Falaise, par exemple, villes autrement plus liées à Guillaume lui-même).

D’aucuns supposent qu’Odon aurait été inspiré par les sanctuaires de son nouveau comté de Kent, en Angleterre, tous tendus de tentures et tapisseries… En tout état de cause, le concile d’Arras de 1025 avait justement décidé qu’il devenait souhaitable de parer les églises de tentures à personnages, afin d’édifier spirituellement les fidèles (analphabètes à 99%).

Quant au nom de « Tapisserie de Bayeux », il n’est que très récent et vise à associer à l’œuvre elle-même le nom de la ville où elle est conservée, où elle fut probablement initialement inaugurée, et dont elle est la gloire. Pendant des siècles, les chanoines de la cathédrale l’appelèrent tout simplement « Telle du Conquest » ! Quand d’autres l’appelleront, à l’occasion, « Toilette du duc Guillaume »…

La cathédrale de Bayeux (photo personnelle)
La cathédrale de Bayeux (photo personnelle)

Un témoignage unique du XIe siècle

La tapisserie foisonne de détails, notamment concernant l’habillement, l’armement, la navigation, la vie quotidienne et l’architecture militaire (casques à nasal, hauberts, armes, boucliers oblongs, couleurs, navires). Elle n’omet en outre aucun détail concernant l’épopée de Guillaume, le fanal papal flottant au mât de son navire (la Mora), l’accostage à Pevensey, le coffre à reliques sur lequel Harold aurait prêté serment, le mur de bouclier des Housecarls d’Harold, les morts si nombreux qu’ils envahissent la bordure inférieure de la Tapisserie, les membres coupés…

La Tapisserie s’arrête brutalement au soir du 14 octobre 1066, après douze heures de combats : elle est amputée. Les experts supposent qu’elle devait en réalité s’achever après le sacre de Guillaume le 25 décembre 1066, mais cette portion de la Tapisserie a été perdue…

Œuvre de propagande et de foi, didactique et moralisatrice à la fois, la Tapisserie ne se contente pas de narrer une épopée militaire (essentiellement du point de vue normand) et de justifier et légitimer la conquête de Guillaume devant Dieu : elle est également une œuvre spirituelle qui évoque la punition d’un parjure, qui a autrefois juré fidélité à Guillaume sur de saintes reliques…

La Tapisserie à travers le temps

On se doute bien que, pour qu’une telle œuvre ait survécu jusqu’à nous (et « intacte », qui plus est !), il lui a fallu beaucoup de chance. De fait, son existence n’aura pas manqué d’être ponctuée de péripéties et d’épisodes mouvementés qui l’auront moult fois mise en péril. Chaque fois, cependant, elle aura pu être sauvée.

Mis à part des incendies au XIIe siècle et des menaces de destruction dues à la Guerre de Cent Ans, la Tapisserie semble avoir été à l’abri des ennuis pendant les premiers siècles de son existence : elle est probablement conservée en la cathédrale de Bayeux (crypte ? salle du Trésor ?) et tendue une fois par an autour de la nef, sans doute en juillet, anniversaire de l’inauguration de la cathédrale (14 juillet 1077), une coutume qui persista sans doute jusqu’à la Révolution. Elle voyagea peut-être aussi d’un château normand à l’autre (un poème de 1100 évoque la présence de (a priori) cette tapisserie dans la chambre d’Adèle de Blois, la fille de Guillaume…)

En 1562, soit en pleines guerres de religion, des religieux, avertis de l’arrivée imminente d’une troupe de Huguenots, mirent la Tapisserie en sûreté ; bien leur en prit, car les assaillants mirent la cathédrale à sac.

Pendant la Révolution française, la Tapisserie eut de nouveau quelques sueurs froides. Tout d’abord, elle faillit être taillée en pièces pour bâcher les chariots du contingent de Bayeux réuni en 1792 – elle ne dut son salut qu’à l’intervention in extremis du commissaire de police. Ensuite, deux ans plus tard, lors d’une fête civique, elle faillit de nouveau être lacérée et transformée en bandes destinées à décorer un char… La même année, la commission artistique récemment créée devait commencer à veiller sur elle pour la mettre à l’abri des affres de la Révolution.

Elle faillit ensuite s’user de façon fort accélérée : en effet, elle fut pendant quarante ans conservée enroulée et dépliée uniquement sur demande à l’occasion de visites, à l’aide de deux cylindres permettant de la dévider scène par scène ; évidemment, ces frottements menacèrent rapidement de la détruire, et les autorités choisirent d’exposer l’œuvre en permanence au public.

Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, enfin, les autorités françaises dépendirent la Tapisserie et la mirent à l’abri dans un bunker situé dans les caves de l’hôtel du Doyen. Elle changea plusieurs fois d’abri, tomba aux mains des Allemands (qui l’étudièrent à l’abbaye de Mondaye), voyagea jusqu’au château de Sourche dans la Sarthe, repartit pour le Louvre, s’apprêta à partir pour l’Allemagne au moment de la Libération… et ne dut son salut qu’au fait que le Louvre tomba aux mains de la Résistance. Elle repartit enfin pour Bayeux le 2 mars 1945.

Bref, une miraculée !!

Petite anecdote :

Au tout début du XIXe siècle, Napoléon fit venir la Tapisserie au Louvre, à Paris, où elle fut exposée quelques mois à l’admiration des foules parisiennes… Son but (probablement) : préparer dans les consciences et légitimer l’invasion de l’Angleterre qu’il avait l’intention de faire (et qui coulera piteusement avec Trafalgar…)

Conclusion

S’il existe d’autres documents brodés de ce genre, notamment en Scandinavie (les tapisseries d’Överhogdal et Skog, la tenture de l’église Höylandet…), mais aussi en Catalogne (tenture de la cathédrale de Gérone), force est de constater que la Tapisserie de Bayeux demeure unique en son genre : elle est de (très) loin la plus longue de toutes… et demeure l’unique grande tenture narrative brodée du XIe siècle !

La Tapisserie de Bayeux est inscrite au registre Mémoire du Monde par l’UNESCO. Une vitrine sur mesure la préserve désormais des variations de température et de l’humidité et un éclairage adapté permet une conservation optimale de cette œuvre textile unique au monde. Un musée passionnant fait suite à la visite. A voir une fois dans sa vie !

A lire aussi sur ce blog :

Tous mes articles en lien avec la Normandie, Guillaume le Conquérant, les Normands en Méditerranée etc., et donc mon roman La Demoiselle d’Arundel :

Quelques sources :

A partir de 9’30, on parle ici de cette tapisserie :

Très bonne analyse de la Tapisserie à partir de la 6e minute de cette vidéo (6 :09 jusqu’à 8 :23)

Au cœur de l’histoire : L’énigme de la Tapisserie de Bayeux (Franck Ferrand) – Podcast Franck Ferrand :

Wikipedia, bien sûr : Tapisserie_de_Bayeux

La Tapisserie de Bayeux, Saint-Bertrand, Saint-Lemagnen, éditions Ouest-France

Site officiel de la Tapisserie de Bayeux : https://www.bayeuxmuseum.com/la-tapisserie-de-bayeux/la-tapisserie-au-fil-de-son-histoire/

Musée de la Tapisserie de Bayeux, of course


Texte : (c) Aurélie Depraz
Toutes les photos de la Tapisserie ont été faites au Musée de la Tapisserie de Bayeux (par moi-même, bien sûr).