NB : Ceci est le 3e et dernier volet du long retraçage historique que je consacre à la vie de Guillaume. Vous pouvez retrouver les 1er et 2e volets :
I – Rébellions, soulèvements, massacres et carnages : le Conquérant mate définitivement les Anglais
Avec Hastings et la prise de Londres, la société saxonne se retrouve pour ainsi dire décapitée : le roi Harold est mort, et avec lui tous ses frères (sauf le benjamin, Wulfnoth, otage de Guillaume en Normandie depuis la révolte des Godwinson au début des années 1050) et la noblesse anglo-saxonne, décimée entre Stamford Bridge et Hastings.
L’autorité, désormais, est normande, mais le peuple reste saxon, et il gardera longtemps le sentiment cuisant de la défaite. Guillaume ne manque pas d’idées pour asseoir son pouvoir et apposer sa marque sur son nouveau royaume, mais il ne lui faudra pas moins lutter pendant près de dix ans pour restaurer un semblant de paix en Angleterre, et forcer les Anglo-saxons à se faire à l’idée d’être une bonne fois pour toutes sous la coupe d’un roi « étranger ».
a. Des rébellions à tout-va
Pendant près d’une décennie, en effet, les soulèvements, coups d’éclats, révoltes et rébellions en tout genre se succèdent dans le pays. La liste est longue et commence dès 1067. Pour n’en citer que quelques-uns :
- Eadric le sauvage tente de prendre le château d’Hereford à l’été 1067 (en vain)
- Le comte Eustache II de Boulogne tente de prendre le tout nouveau château normand de Douvres (il est refoulé par les Normands lui aussi)
- On a ensuite une célèbre conspiration menée par Gytha, femme de Godwin et mère de feu le roi Harold de Wessex. Ses fils sont peut-être (presque) tous morts, mais la redoutable Danoise n’a certes pas dit son dernier mot. Elle s’enferme dans Exeter, envoie des missives à toutes les grandes villes d’Angleterre, à la cour danoise et à Edith au col de Cygne (ancienne maîtresse d’Harold) en Irlande, pour les inciter à la rébellion et à soutenir son initiative. Guillaume intervient, assiège Exeter ; les citoyens les plus influents se rendent, fournissent même des otages à Guillaume en gage de bonne foi, mais refusent de le laisser entrer dans ville (peut-être pour laisser en réalité le temps à des renforts d’arriver ?). Mais après les événements de Londres, Guillaume n’a plus guère la patience d’attendre qu’on veuille bien le laisser entrer gentiment dans une ville : il crève les yeux d’un otage pour impressionner la ville ; en retour, on le provoque. Guillaume attaque et, après dix-huit jours d’une bataille enragée, la ville se rend finalement. Entretemps, Gytha a fui, laissant les citoyens seuls affronter les foudres des Normands (Guillaume les épargne, mais ses hommes ont moins de pitié…)
- Ce sont ensuite les comtes Edwin et Morcar qui se révoltent dans le Nord, aux côtés d’Edgar Ætheling, le dernier prétendant saxon au trône. Guillaume marche de Nottingham à York, puis jusqu’à Lincoln. Il dissémine des châteaux dans le sillage de son avancée et son armée progresse avec force violence. Edgar trouve refuge chez Malcolm III d’Ecosse.
- Epaulés par leur mère, Edith au col de Cygne, les fils de Harold lèvent une armée en Irlande, débarquent dans Somerset et tentent de prendre Bristol. Ils échouent et repartent en Irlande ; plus tard, une nouvelle expédition de leur part échouera à Barnstaple.
- Comme évoqué dans mon article sur les derniers grands raids vikings sur l’Angleterre, le roi Sven II Estridsen du Danemark, neveu de Knut le Grand, arme une flotte en 1069 ; il rejoint Edgar (les Anglo-saxons n’hésitent pas à appeler les Danois, leurs anciens ennemis et rivaux, à la rescousse !), mais Guillaume, fort habilement (et jouant sur le point faible traditionnel des Vikings…) les achète (il leur verse un danegeld, c’est-à-dire un tribut, comme au bon vieux temps)
- Quant à Knut IV, bien plus tard, en 1085, il meurt au cours d’une mutinerie au sein de la flotte qu’il armait pour tenter une ultime expédition !
Gytha, Edith, les fils d’Harold, les Danois, les Gallois, les Ecossais, Edgar, Morcar et Edwin dans le Nord, les derniers grands seigneurs saxons à droite à gauche… Les ennemis sont nombreux et Guillaume ne cesse de guerroyer. Il est bien rentré en Normandie au printemps 1067, croyant le pays plus ou moins sécurisé, mais il doit revenir peu après mater une à une des rebellions de plus en plus conséquentes.
b. Un drame de l’Histoire anglaise : la Grande Dévastation du Nord
La guérilla est particulièrement intense les cinq premières années, et aboutit à ce qu’on a appelé la Grande Dévastation du Nord durant l’hiver 69-70 : fatigué, usé, excédé, Guillaume conduit son armée une nouvelle fois dans le Nord, bien décidé à écraser toute forme de rébellion une bonne fois pour toutes.
Pour cela, il décide de donner une bonne leçon au Yorkshire : il met la région à feu et à sang, ses armées brûlent, pillent et détruisent tout, villes, villages, champs, troupeaux, cultures.
Plus de cent mille personnes seraient mortes de faim du fait de la destruction des cultures ; ce chiffre est probablement gonflé par les chroniqueurs de l’époque, mais cela n’empêche pas certains historiens de parler (un peu anachroniquement, certes), de véritable génocide. La région n’aurait compté qu’un quart de survivants après la Dévastation, les terres ravagées restèrent impraticables pendant plus de vingt ans, et 66% des bâtiments étaient toujours à l’abandon deux décennies après leur destruction. Certains parlent même d’actes de cannibalisme pendant grande famine de l’hiver 69-70 dans le Nord.
Guillaume, plus implacable que jamais, a vaincu la vermine par la famine. Son but ? Dépeupler le Nord, en arracher jusqu’à la dernière mauvaise graine, et faire en sorte qu’il ne puisse plus jamais se relever (et encore moins se soulever). Un des événements les plus tragiques de l’Histoire du pays…
c. Le glas de la vieille noblesse anglo-saxonne
Quant à Gytha, la mère d’Harold, elle quitte l’Angleterre accompagnée de nombre d’épouses, de veuves et de familles de notables et nobles anglo-saxons. Elle va vraisemblablement vivre en Scandinavie, d’où elle était originaire… Après son départ, l’ancienne puissante famille de Wessex n’existe pour ainsi dire plus. Seule la reine Édith (morte en 1075), la sœur d’Harold, conserve quelque pouvoir symbolique en tant que veuve d’Edouard le Confesseur (ancien proche de Guillaume).
Les derniers grands mouvements de résistance saxons datent de 1071 ; seules quelques escarmouches venues d’Ecosse et du Danemark perdurent après cette date. Et les rares Saxons qui continuent, pendant encore quelques années, de se rebeller, vivent désormais en hors-la-loi dans la forêt…
La pacification complète du pays aura pris dix ans à Guillaume. A l’issue de ces dix ans de pacification, le roi n’a plus ni patience ni pitié pour le pays conquis, il est fatigué et vieilli, il dépossède tous les Saxons révoltés de leurs terres et les donne à ses hommes (ce qu’il avait certes largement commencé à faire en 1066, mais pas de façon aussi radicale : en 1066, il était encore prêt à laisser leurs terres à certains nobles saxons ayant survécu à Stamford Bridge et Hastings, à condition qu’ils lui jurent fidélité…)
Au moment de la Conquête, en effet, et à l’inverse des envahisseurs précédents (Scandinaves), Guillaume n’avait pas vraiment l’intention de raser l’aristocratie locale, même s’il avait promis, en remerciement de leurs bons et loyaux services, des fiefs à tous ceux qui avaient décidé de le suivre outre-Manche.
Mais après dix ans de rébellions, et notamment cinq années particulièrement sanglantes, Guillaume n’a plus confiance, et a depuis longtemps durci le ton. L’heure n’est plus aux cadeaux : elle est à la punition, à la spoliation, et à l’éradication de la vieille noblesse saxonne.
Si bien qu’à la fin de son règne, la quasi-intégralité des seigneuries saxonnes ont été réattribuées à de fidèles partisans normands de Guillaume. Lui-même, Mathilde et ses demi-frères Robert et Odon se partagent 25% des terres du royaume, et ses quinze plus proches seigneurs, 30%. 200 autres barons normands se partagent l’autre moitié du royaume.
d. L’Angleterre se couvre de forteresses normandes
A la répression et aux confiscations s’ajoutent dès les premiers mois de son règne la construction de dizaines, et bientôt de centaines de châteaux, forts en bois, donjons carrés et mottes castrales tout d’abord, puis véritables châteaux en pierre, utilisés pour surveiller et dominer population et s’assurer de sa loyauté.
Ce sont ainsi pas moins de 500 châteaux qui, au cours des premières décennies de la nouvelle ère normande, couvrent les villes et les campagnes anglaises et viennent garantir les droits et terres des nouveaux seigneurs normands qui prennent possession de leurs nouveaux fiefs. Ces châteaux sont symbole de pouvoir, (aussi bien en Normandie qu’en Angleterre) et affirment la présence et l’autorité ducale (ou royale, en l’occurrence).
Lieux d’administration quotidienne, de refuge et de divertissement, les châteaux s’élèvent sur d’anciennes fortifications romaines (ce qui permet à Guillaume, en laissant les anciennes briques romaines apparentes, de s’affirmer comme un nouveau César), sur de vieilles enceintes fortifiées de l’Age du Fer, ou bien sortent de nulle part, sans s’appuyer sur la moindre structure existante.
Ils viennent verrouiller tous les postes urbains stratégiques, dominer les ports, les grandes villes, York, Lincoln, Londres, Nottingham, Cambridge, Huntington… Une véritable épine dorsale qui vient structurer et corseter tout le pays d’autant de symboles et rappels constants de la domination normande et de l’oppression du peuple (qui doit lui-même participer à leur érection…) : châteaux de Hastings, de Douvres, de Rochester, de Colchester, de Hereford, de Worcester, de Pevensey, de Norwich, d’Ely, de Winchester, de Southampton, de Gloucester, de Chester, de Shrewsbury, de Lincoln, d’York, de Richmond, d’Exeter…
Au lendemain de la Conquête, les travaux et chantiers se multiplient ainsi outre-Manche. Si l’Angleterre ne comptait qu’une poignée de châteaux avant la conquête, trente ans plus tard elle en compte des centaines, répondant chacun à un besoin spécifique du pouvoir normand selon leur implantation.
e. Conclusion
En résumé, après avoir songé à s’attirer le soutien de barons locaux, à créer des alliances (les mariages mixtes seront légion), à préserver une partie de l’aristocratie locale et à apaiser les populations en confiant des contrées à des Anglais natifs de la région (voir mon roman La Demoiselle d’Arundel), Guillaume finit par n’avoir d’autre choix que de mater les innombrables rébellions et conjurations dans le sang : la loyauté des seigneurs saxons est loin d’être acquise, et nombreux sont ceux qui, tôt ou tard, retournent leur veste. Guillaume vient donc à bout des innombrables révoltes à coups de brutalité, de pillages, d’incendies et de pendaisons, laisse ses hommes se livrer à d’innombrables exactions (viols, massacres, cultures et arbres fruitiers détruits, régions dévastées…) et leur redistribue toutes les terres peu à peu confisquées. La Conquête vire à la boucherie, mais les unes après les autres, les poches de résistance disparaissent.
Après avoir écrasé les Anglais, Guillaume s’attaque au pays de Galles et à l’Irlande. Pour contenir les attaques galloises à répétition, il établit les comtés de Chester, de Shrewsbury et de Hereford, qui sont confiés à des militaires de valeur, de tendance agressive, et leur confère davantage d’autonomie qu’au reste du royaume. Peu à peu, ces comtes parviennent à sécuriser les frontières et à absorber le Pays de Galles.
Ce n’est qu’après cinq années de règne et de sang que Guillaume, de nouveau confiant, peut se permettre de repartir pour la Normandie pendant de longues périodes, laissant son nouveau royaume aux bons soins de ses shérifs et représentants.
II – Aux origines du conflit pluriséculaire entre l’Ecosse et l’Angleterre…
Remarque : en complément de cette section (voire, en introduction), je vous encourage vivement à lire mes divers articles sur l’Ecosse et son histoire, et notamment la partie sur le Moyen Âge central.
Mais reprenons.
a. Malcolm cherche la bagarre…
En Ecosse, c’est le roi Malcolm III (au pouvoir de 1058 à 1093) qui demeure connu pour avoir le plus œuvré (notamment par son abondante descendance…) à la consolidation de la dynastie de Dunkeld…
Mais c’est également lui qui causera, par son excès d’ambition, l’ingérence de l’Angleterre dans les affaires écossaises, pour le plus grand malheur d’Alba. Une ingérence dont l’Ecosse ne parviendra plus jamais à se débarrasser… (voir mon article sur les guerres d’indépendance écossaises, et ma petite synthèse générale de l’Histoire écossaise).
En effet, le gourmand Malcolm III ne cesse de lancer des raids sur l’Angleterre alors déjà fortement ébranlée par l’invasion normande des troupes de Guillaume le Conquérant (qui s’empare du trône anglais en 1066). Malcolm harcèle tout particulièrement le Northumberland, près de la frontière. Ambitieux, il souhaite en outre mettre sa descendance sur le trône d’Angleterre et s’allie au prétendant anglo-saxon au trône, Edgar Ætheling, dernier descendant mâle de la maison royale de Wessex, qui tente encore plus ou moins de lutter contre les Normands.
Malcolm lui donne asile ainsi qu’à ses sœurs et à sa mère et finit par épouser en secondes noces Margaret, une des sœurs d’Edgar. Il va jusqu’à donner des noms anglo-saxons et chrétiens à la plupart des enfants qu’elle lui donne (Edouard, Ethelred, Edmund et Edgar pour les prénoms anglo-saxons, Alexandre, David, Marie, Mathilde pour les prénoms bibliques ; pour la première fois, les prénoms celtico-nordiques reculent dans la royauté écossaise). Au fil des vingt années suivant la Conquête (de Guillaume le Conquérant), Malcolm accueille en outre en son royaume de nombreux réfugiés saxons de toutes classes sociales confondues et s’associe à leurs révoltes.
b. … et la trouve
Hélas ! Malcolm, par ses raids et tentatives de faire accéder sa descendance à la couronne d’Angleterre, finit par s’attirer les foudres de Guillaume le Conquérant : en 1072 puis 1080, Guillaume envahit l’Ecosse et soumet Malcolm, qui doit donner son fils Duncan (issu de son premier mariage, donc sans lien aucun avec Edgar Ætheling et la maison de Wessex) en otage.
En 1093, quand Malcolm meurt avec un de ses fils au cours d’un énième raid dans le Northumberland, c’est son frère Donald III qui, selon la tradition celtique, aurait dû lui succéder (et le fait pendant un an) mais Guillaume II (fils de Guillaume Ier, qui lui succède en 1091) impose Duncan, fils aîné de Malcolm (issu de son premier mariage), qui a grandi en Angleterre, à la cour des Normands (en tant qu’otage, rappelez-vous).
Duncan s’empare donc de l’Écosse à la tête d’une armée anglo-normande en 1094, avant d’être assassiné la même année par un allié de Donald (c’est un peu Games of Thrones, là-dedans !). L’oncle Donald reprend alors le pouvoir, associé à un autre de ses neveux, Edmond (un des fils du second mariage de Malcolm, celui-là), mais pour 3 ans seulement : un autre fils de Malcolm, envoyé par le Guillaume II, le renverse : Edgar (à part Edmond, tous les fils de Malcolm et Margaret s’étaient réfugiés en Angleterre quand les nobles écossais voulurent imposer Donald à la tête du royaume pour renouer avec la tradition celtique et couper court à toute influence anglo-normande, déjà par trop présente sous le règne de Malcolm et Marguerite).
Edgar sera le premier monarque écossais à porter un nom anglo-saxon… Et comme son frère Duncan juste avant lui, il sera monté sur le trône grâce à une armée anglaise…
Finalement, ce ne seront pas moins de 4 fils de Malcolm qui se succèderont sur le trône, les 3 premiers ne laissant aucun fils : Duncan, Edgar, puis Alexander Ier et David Ier.
Les affaires de l’Angleterre et de l’Ecosse, jusque-là plutôt distinctes, se retrouvent intimement liées… et ne seront plus jamais séparées…
III – L’Angleterre anglo-normande
a. Une administration dure mais exemplaire, une influence considérable
Les Normands ont hérité de leurs ancêtres scandinaves (voir mes deux articles consacrés aux Vikings en France et aux premiers Normands) leur bravoure, leur goût pour l’aventure, leur esprit de conquête, leur appât du lucre et du gain et leur ardeur au combat. Peut-être, aussi, cette cruauté et cette violence qui transparaissent de temps à autre (quoiqu’on serait en droit de se demander si les hommes de Guillaume se montrèrent réellement plus cruels que les autres gens d’armes de l’époque, Germaniques, Bretons, Sarrasins…)
Mais ils ont également hérité de leur habileté à gouverner et à administrer (l’un des grands talents méconnus des Vikings) et, d’autre part, de la culture romano-chrétienne des Francs tout au long de la fin de l’ère carolingienne, puis du début de l’ère capétienne.
En Angleterre comme sur tout le pourtour méditerranéen, cette double culture des Normands va faire merveille et les porter au sommet de leur gloire.
D’un côté, nous l’avons vu, les terribles Normands n’ont rien contre quelques incendies bien sentis, le carnage, la boucherie, les massacres d’innocents et les règlements de comptes violents. De l’autre, ce sont des administrateurs avisés et d’habiles gestionnaires, qui vont doter l’Angleterre (mais aussi la Sicile, par exemple) de structures de gouvernent et d’institutions hors pair, exemplaires, dont certaines perdurent encore de nos jours !
Il serait vain de tenter d’énumérer tous les changements que les Normands apportèrent à l’Angleterre et d’espérer montrer ici à quel point ils en influencèrent la culture, les lois, les mœurs, la langue… et jusqu’à la structure même du royaume. Bon sang, la royauté d’aujourd’hui descend toujours de Guillaume ! (et donc du Viking Rollon !^^)
Quelques exemples néanmoins, parmi les mesures prises par Guillaume pour continuer d’asseoir par le droit, les mœurs et la langue, la domination normande sur l’Angleterre, mais aussi pour renforcer sa propre autorité et centraliser le pouvoir :
- Création de la cour de l’Echiquier dont le rôle est de surveiller les comptes des shérifs, et donc de contrôler les finances de son royaume
- Imposition et renforcement absolument partout de la féodalité (dans le système de laquelle, rappelons-le, le roi est au-dessus de tout, et le suzerain de tous les vassaux)
- Evictions des prélats saxons et imposition de Normands à leur place
- Imposition des shérifs normands, qui administrent les comtés pour le compte du roi
- Imposition d’une nouvelle administration et organisation au pays
- Obligation de tous les sujets de jurer fidélité au roi (oui, à titre individuel)
- Développement d’un système législatif profondément inégalitaire (pour renforcer le contrôle de la population, renforcer la domination normande, encourager la délation et éliminer tout risque de résistance nationale organisée. Ex de lois sociales inégalitaires : la peine de mort est basée sur les différences ethniques ; un homme accusé d’un crime doit rassembler dix témoins anglais, ou bien trouver un seul Normand qui se porte garant de lui ; si un Normand est assassiné, toute la région sera punie jusqu’à ce que coupable retrouvé… etc.)
- Imposition du franco-normand comme langue officielle (et donc langue de cour, langue juridique, langue administrative…) au détriment de l’anglo-saxon
- Remplacement des élites (=classe dirigeante)
- En résumé : refonte complète de la structure administrative, sociale, linguistique et politique du pays
- Eloignement culturel de la Scandinavie
- Renforcement des liens diplomatiques et commerciaux avec l’Europe continentale
- Amélioration du système de collecte des taxes et impôts
- Enrichissement royal par ce biais
- Frappe d’une monnaie à l’effigie de Guillaume…
- Arrivée de chanoines, prêtres, évêques et archevêques normands, qui viennent remplacer les Anglo-saxons… (=purge de l’Eglise)
- Mise en place de structures administratives et gouvernementales qui fonctionnent efficacement, même en l’absence du roi (qui compte bien se rendre souvent dans sa chère Normandie)
- Destruction des structures politiques et religieuses telles qu’elles existaient sous les rois précédents
- Maintien du pouvoir par Odon, évêque de Bayeux et (désormais) comte de Kent, le demi-frère du roi, qui assure en son absence le rôle de vice-roi (quand Guillaume séjourne en Normandie par exemple)
Sous le règne de Guillaume, les coutumes anglaises se perdent ainsi presque complètement au profit des pratiques normandes. Guillaume s’appuie sur la féodalité continentale, de nouvelles lois et l’imposition du normand comme langue pour assurer son règne et la suprématie normande. Avec lui, la face de l’Angleterre change radicalement… et pour tous les siècles à venir !
Mais passée cette période douloureuse, c’est tout le royaume anglo-normand (=Normandie, Maine et Angleterre) qui, bientôt, sous le règne habile de Guillaume, prospère, évolue et s’enrichit :
b. En matière d’économie
- Défrichements, irrigations, mise en culture de nouvelles terres
- Augmentation de la rentabilité des terres
- Révolution agricole de l’époque, en Normandie tout d’abord, puis en Angleterre (perfectionnement de la charrue, avec roues, emploi du collier d’épaules pour chevaux, amélioration des techniques agricoles, démultiplication des moulins à eau…)
- Développement de l’industrie textile
- Développement de l’industrie métallurgique
- Exploitations de sel
- Développement du commerce
- Taxation des échanges et du commerce (régis par les lois normandes)
- Stimulation de la croissance économique
- Développement urbain
- Création de nouvelles villes et de nouveaux villages à travers tout le pays (Plus de 150 nouveaux centres urbains sont établis, comme Liverpool et Newcastle.)
- Croissance démographique (malgré la Dévastation du Nord…), expliquant, entre autres, les nombreuses migrations vers l’Italie du Sud
- Création de nouveaux centres de frappe de la monnaie (quarante villes sont transformées en centres de frappe)
- Déclin de l’esclavage, même s’il reste autorisé (ben oui, puisqu’on peut le taxer !^^) ; néanmoins, n’étant plus en pratique en Normandie depuis déjà 1030, il n’est pas encouragé. D’ailleurs, la conquête de l’Angleterre par Guillaume sera la seule qui ne se sera pas accompagnée d’une recrudescence de l’esclavage… (vs les invasions scandinaves précédentes…) Il sera finalement aboli en 1102.
- Emancipation de nombreux esclaves (qui composaient jusque-là jusqu’à 10% de la population) ; on reconnaît là la pression morale de l’Eglise, alors en pleine réforme, que se sont engagés à défendre ardemment les Normands…
- Plantation de forêts
- Etablissement d’un droit forestier (pour contrôler la chasse et interdire le braconnage)
c. En matière d’architecture
- Construction d’églises, d’abbayes, de cathédrales (les Normands sont de grands bâtisseurs, tant dans le domaine laïc – nous avons déjà parlé de leurs châteaux – qu’ecclésiastique), notamment des cathédrales et églises de Lincoln, Rochester, Winchester, Saint Albans, Salisbury, Chichester… et les monastères de Durham, York, Selby, Whitby, Jarrow… (70 ans après la conquête, le nombre de monastères en Angleterre a presque quintuplé).
- Agrandissement et embellissement de nombreux bâtiments ecclésiastiques
- Rénovation de la cathédrale de Canterbury dans le style roman
- Importation massive de l’art roman (=normand)
- Trafic de la pierre de Caen (activité fort lucrative) : la cathédrale de Norwich, à titre d’exemple, est bâtie en pierre de Caen… !
On n’avait pas vu une telle campagne de constructions et de tels bâtiments en Angleterre depuis les Romains…
d. En matière de culture, de savoir et de religion :
- Essor de la vie intellectuelle
- Propagation de la réforme voulue par le pape
- Réaffirmation de l’interdiction de la simonie (trafic des reliques, achat des charges ecclésiastiques) et du mariage des prêtres (= des éléments de la réforme promise au pape)
- Introduction de conciles, d’archidiacres et de tribunaux ecclésiastiques distincts
- Eclosion de multiples scriptoria (=ateliers d’écriture des abbayes) très florissants
- Construction de nouvelles abbayes bénédictines obéissant à la règle de Cluny, comme celle de Battle
- Lutte contre les druides et dieux saxons encore abondamment honorés
- Brutale immersion de l’Angleterre anglo-scandinavo-saxonne dans la civilisation de l’Europe latine
- Etc.
e. En matière… de langue !
A la cour, on parle désormais le latin et le français normand (teinté de vieux norrois). Au cours des deux à trois siècles suivants, 10 à 12 000 mots français seront greffés sur une langue qui n’en comptait que 25 à 30 000 : 50% d’apport français !
Aujourd’hui encore, dans les domaines militaire, juridique, social, les mots français sont légion. On retrouve d’ailleurs la marque criante du gouffre qui se creuse alors entre noblesse normande et peuple saxon dans les différences entre les termes (anglo-saxons) désignant les animaux que les paysans élèvent (pig, sheep, ox/cow…) et ceux (français) se rapportant aux viandes qui en sont issues, et que l’aristocratie de l’époque a le privilège de mettre dans son assiette (pork, mutton, beef…)
f. Une métamorphose totale du royaume
Ainsi, en une vingtaine d’années à peine, l’Angleterre se retrouve métamorphosée. Guillaume a réparti toutes les anciennes et nouvelles seigneuries entre des barons fidèles à sa cause. A la fin du XIe siècle, une nouvelle aristocratie a entièrement supplanté l’ancienne : elle est presque à 100% francophone.
Tant et si bien qu’en 1086 les Anglais ne détiennent plus que 5% du territoire (et encore moins les années suivantes) ; les nobles anglais qui ont survécu à l’invasion et aux répressions ont fui en Scandinavie, en Ecosse, en Irlande, voire au cœur de l’Empire byzantin ; ils viennent grossir les rangs de la garde varangienne (voir mon article sur les Vikings suédois) qui, longtemps scandinave, devient alors presque majoritairement anglo-saxonne !
En outre, il n’y a plus aucun abbé ou évêque d’origine anglaise : par des synodes convoqués par Guillaume, les évêques anglais ont été remplacés par des Normands. Guillaume a même fait venir de Normandie son ami et conseiller spirituel Lanfranc (célèbre théologien) et l’a fait archevêque de Canterbury (le primat d’Angleterre) : le sommet de l’Eglise d’Angleterre est désormais aux mains des Normands, qui vont s’attacher à la réformer et à en supprimer jusqu’à la dernière trace anglaise…
En remplaçant la noblesse saxonne par des Normands, Guillaume unifie en outre le pays, en résolvant les anciens conflits entre les anciens comtés/royaumes de Northumbrie, Wessex, Middlesex, Mercie, Kent, Five Boroughs et Est-Anglie ; en déracinant la noblesse saxonne, il supprime donc du même coup les conflits de territoires séculaires du royaume saxon.
Prudent, et pour éviter que ne se reproduisent ce genre de conflits, Guillaume veille en outre à ce que les terres de ses principaux vassaux soient dispersées à travers le royaume, de façon à éviter la formation de toute principauté dangereuse pour son propre pouvoir (comme c’était le cas au sein du royaume de France) et conserve un domaine royal très conséquent (vs., là encore, le roi de France, au domaine personnel fort étriqué).
Les Anglais ont le cuisant sentiment qu’on a pillé et taxé leur pays tant et plus pour récompenser les fidèles de Guillaume, ceux qui l’ont suivi outre-Manche, et engraisser la Normandie. Sentiment parfaitement fondé, du reste, qui alimentera longtemps la rancœur du peuple saxon à l’égard de l’envahisseur : l’argent de la conquête sert avant tout à doter richement les abbayes normandes et françaises, à financer les nouvelles guerres de Guillaume sur le continent et à accroître le rayonnement culturel de la Normandie natale de leur roi…
… qui, d’ailleurs, passe autant de temps que possible en Normandie… et ne parle pas un traître mot d’anglais…
g. Une œuvre de « civilisation »
En bref, la mainmise de Guillaume sur le pays, ses richesses et ses institutions est totale et le peuple d’Angleterre mettra des décennies à digérer cette défaite… et tous les traumatismes qui la suivront. Une mainmise d’autant plus dure et radicale qu’elle est légitimée par la vision que le continent a des Anglo-saxons de l’époque (en somme, des barbares des campagnes encore pétris de paganisme et d’influence scandinave…). Outre les ramener dans le giron de l’Eglise en pleine réforme, les Normands auraient donc eu pour seconde mission divine d’apporter un vernis de civilisation aux îles britanniques…
Dès lors, tous les moyens sont bons pour montrer la supériorité de la culture normande sur la culture saxonne… et civiliser ce pays « arriéré », primitif, rétrograde, rural, pratiquant fort lourdement le sevrage et l’esclavage, pourvu d’une architecture « primitive », et peuplé de saints inconnus célébrés dans des campagnes pétries de survivances païennes… Un pays, en conséquence, à intégrer d’urgence à l’Occident continental et chrétien médiéval…
Guillaume aura peut-être lourdement taxé l’Angleterre pour en perfuser sa chère Normandie (quatre à cinq fois plus petite), mais il n’en aura pas moins fait entrer l’Angleterre dans une ère plus moderne, avant d’en faire un royaume puissant, bientôt digne de concurrencer la France au cours des siècles suivants…
Une chose est certaine : avec la bataille d’Hastings, l’ère anglo-saxonne prend fin. L’Angleterre s’éloigne culturellement de la Scandinavie et des cultures celto-germaniques des origines, se relie pour la première fois véritablement au continent, entre pleinement dans la féodalité et devient un royaume puissant et reconnu d’Occident. Exit, et pour plusieurs siècles, la culture anglo-scandinavo-saxonne.
Place à de longs siècles de culture et de monarchie anglo-normande.
Il y aura vraiment eu un avant et un après Hastings.
IV – Le Domesday Book
Très célèbre est le Domesday Book commandé par Guillaume en 1085, et un document absolument unique en son genre (aussi célèbre que le sera, dans un autre registre, la Tapisserie de Bayeux ! – voir mon article sur le sujet).
Il s’agit d’un formidable inventaire des terres et sujets d’Angleterre demandé par Guillaume afin de pouvoir mieux taxer les propriétaires et d’évaluer le potentiel fiscal de son royaume. Un recensement/registre loin d’être gratuit ou désintéressé, mais qui n’en demeure pas moins une source exceptionnelle (et, encore une fois, absolument unique) de renseignements sur un royaume médiéval.
Pendant deux ans, les arpenteurs de Guillaume mesurent le territoire, inventorient les biens, les fiefs, les serfs, les troupeaux. Cette étude menée à une échelle inédite à l’époque aboutit à la première tentative sérieuse de recensement des avoirs imposables en Angleterres. Elle est achevée en 1087 et permet de se rendre compte d’à quel point la noblesse saxonne a souffert : les barons d’origine anglaise se comptent sur les doigts d’une main !
Ex : terres de Willelm de Falaise : inventaire de ses richesses à Washford, Devon :
- Revenu fiscal annuel (2,5 livres)
- Attelages (3)
- Terres à labouerr (384)
- Hommes (145)
- Chevaux (1)
- Cochons (4)
- Vaches (35)
- Moutons (80)
- Hectares de pré (3,5)
- Hectares de pâturage (16)
- Hectares de bois(15)
- Paysans (35)
- Petits paysans (35)
- Serfs (4)
- Moulins à eau (0)
- Pecheries en mer (0)
Estimation globale des richesses du royaume d’Angleterre d’après le Domesday Book :
- 1,5 à 2 millions d’habitants
- Revenu fiscal annuel du royaume : 73 000 pounds
- Revenu d’un chevalier : 2 pounds
- Revenu d’un homme riche : 40 pounds
- Bourgs et villages : 13418
- Grands barons (tenants-en-chef) : 200 (198 normands, 2 anglais)
- 6000 moulins à eau
- 35% de terres arables
- 25% de prés et pâturages
- 15% de forêts
- Autres landes marais, étangs etc. : 25%
Encore un projet titanesque, à la mesure de son commanditaire. Seules les capitales (Winchester et Londres) et les marches au nord du pays, à la frontière de l’Ecosse, ne figurent pas dans le registre.
V – Chagrin, trahisons, lassitude et épuisement : la fin de vie de Guillaume
a. Un pouvoir définitivement acquis en Angleterre…
Guillaume fait couronner Mathilde reine d’Angleterre en mai 1068 à Westminster.
En 1070, il fait enfin construire l’abbaye qu’il s’était engagé à bâtir sur le lieu même de sa victoire s’il devait sortir vainqueur de la bataille d’Hastings. L’autorité papale lui enjoint de tenir sa promesse en 1070 pour racheter le sang versé, et Guillaume s’exécute à la fois pour expier ses péchés (dont cette formidable boucherie que fut Hastings) et pour asseoir autorité. C’est l’abbaye de Battle, qui voit le jour à la fin du XIe siècle. (Pour l’anecdote, elle sera dissolue sous Henri VIII et évoluera alors en lieu de résidence – un pensionnat pour jeunes filles, entre autres – et servira de base aux troupes canadiennes durant la Seconde Guerre Mondiale).
Enfin, en 1070 également, Guillaume est symboliquement couronné à Londres par les légats papaux ; cet événement est considéré comme le sceau de l’approbation du pape…
b. … mais de nouveaux troubles en Normandie
Une fois les révoltes matées et le royaume pacifié, Guillaume passe la majeure partie de son règne à lutter contre les empiètements de ses voisins sur son duché, donc sur le continent. Car avec la conquête de l’Angleterre, Guillaume devient si puissant qu’il en tourmente le roi de France, Philippe Ier, désormais en âge de lui chercher querelle. Bientôt, la guerre entre les deux puissants voisins est permanente : le roi ne cesse de chercher à reprendre le Maine et le Vexin français.
En outre, la mort de Mathilde en 1083 l’affecte fortement. Guillaume perd littéralement la moitié de lui-même ! Dévasté par le chagrin, on dit qu’il pleure, ne dort plus et s’emmure dans sa douleur… Il a perdu son âme sœur, son plus fidèle soutien, sa plus solide alliée…
Epuisé par une vie de lutte et de trahisons, il mange de plus en plus, fatigue, devient obèse. Il ne cesse de se battre contre des rebelles, des traîtres, des voisins gourmands, en Normandie, en Angleterre, et finit par perdre confiance en presque tout le monde : le soupçonnant de complot (i.e : de chercher à se faire désigner héritier, ou de détourner à son profit une partie des richesses de l’Angleterre), le duc-roi en arrive même à emprisonner son demi-frère Odon de Conteville, l’évêque de Bayeux, qui l’a pourtant soutenu de façon indéfectible pendant des décennies.
Pire, vers 1083, il bannit de Normandie son fils aîné Robert Courteheuse, qui le déteste et qui, visiblement pressé de gouverner à son tour, ne cesse de le presser de lui céder la Normandie… au point d’en être venu à s’allier avec le roi de France, l’ennemi juré de Guillaume, pour tenter de la lui prendre de force.
Guillaume se bat contre son fils, contre son frère, contre ses vassaux, contre le roi de France…
c. Mantes, une blessure, et la mort
C’est finalement son désir de vengeance qui conduit Guillaume à sa perte en 1087. Alors qu’il fait brûler Mantes, son cheval, probablement affolé, se cabre ; obèse, Guillaume voit son abdomen perforé du pommeau de sa selle. Il est rapatrié d’urgence à Rouen, où il meurt, épuisé, à 59 ans, des suites de ses blessures, le 9 sept 1087.
Ses dernières paroles vont à l’organisation de son inhumation et de sa succession : il cède la Normandie à son aîné Robert Courteheuse, l’Angleterre à son cadet Guillaume II le Roux, et le benjamin de la fratrie, Henri Ier Beauclerc, doit (pour l’heure…) se contenter d’une somme d’argent. Guillaume exige de son cadet qu’il parte sur-le-champ pour l’Angleterre, sans attendre son trépas, afin de se faire sacrer roi sous le nom de Guillaume II le plus rapidement possible par l’évêque Lanfranc, sans que le trône puisse rester vacant…
Ainsi, divisant ses propriétés entre ses deux aînés, Guillaume ne prévoyait pas la survivance du royaume anglo-normand… L’union Normandie-Angleterre lui survivra pendant 150 ans malgré tout, par l’intermédiaire de son dernier fils Henri Ier Beauclerc tout d’abord (qui récupérera la Normandie et l’Angleterre à son actif), puis par l’Etat Plantagenêt, qui en sera en quelque sorte le prolongement (par lignée féminine), jusqu’à l’aube du XIIIe siècle…
Quant à Guillaume lui-même, il demande à être inhumé à Caen, dans la célèbre Abbaye aux Hommes qu’il a fait construire, pour être près de sa chère Mathilde, inhumée à l’Abbaye aux Dames voisine…
d. Dernier drame
Mais il était écrit que les moments-clés de la vie de Guillaume seraient pétris d’imprévus, d’incidents et de tragédies, et ce même dans la mort : à Caen, au passage de son corps, un incendie se déclare. Puis, pendant la cérémonie, un habitant du nom d’Ascelin réclame le paiement de la terre paternelle, sur laquelle aurait été édifiée l’abbaye ! Il faut le payer soixante sous pour le faire taire et pouvoir reprendre à peu près tranquillement l’office. Enfin, la catastrophe : Guillaume est devenu si gros qu’on ne le fait entrer qu’avec peine dans son cercueil. Son abdomen ou la peau de bœuf qui l’entoure éclate, dégageant une odeur si pestilentielle que l’église se vide. Seuls les clercs nécessaires à l’office s’efforcent de rester jusqu’au bout…
Son accession tumultueuse au trône ducal, son mariage frappé d’interdit, son couronnement en Angleterre au beau milieu d’un incendie… tous les grands moments de sa vie auront été marqués par la tragédie, le danger, le drame, parfois même la déchéance. Et pourtant…
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Au cours des guerres de religion, en 1562, le tombeau de Guillaume est profané par des protestants (de même que celui de Mathilde) et les ossements se retrouvent dispersés dans la ville. Les moines de l’Abbaye ne parviennent à récupérer qu’un fémur, aujourd’hui inhumé dans caveau de l’Abbaye aux Hommes, sous une dalle de marbre qui sera brisée par les révolutionnaires en 1793… et remplacée seulement 1802…
Guillaume est donc censé être enterré dans l’Abbaye aux Hommes de Caen. En réalité, seul son fémur gauche s’y trouve…
VI – L’après-Guillaume
Avec Guillaume s’ouvre une période de plus de 150 ans au cours de laquelle les ducs de Normandie règnent sur l’Angleterre. Six ducs-rois se succéderont, jusqu’à la confiscation du duché de Normandie par le roi Philippe-Auguste en 1204 qui, après près de trois siècles d’indépendance (911-1204), réintègre la vaste province normande au sein du domaine royal (voir mes deux petits articles sur l’Histoire de la Normandie). Une reprise en main directe du duché par le roi de France… ce dont ses lointains prédécesseurs, Henri Ier de France puis Philippe Ier, rêvaient déjà en leur temps !
Les luttes continuelles entre ces deux vieilles ennemies et rivales que seront désormais la France et l’Angleterre commencent précisément avec Guillaume, lorsque le duc de Normandie, vassal du roi de France, devient subitement, par le hasard de la fortune (ou grâce à son sang bouillonnant), son égal, en devenant également souverain d’Angleterre. Un roi vassal d’un autre pour une possession annexe… voilà qui ne peut que conduire au conflit. Et c’est précisément ce qui ne cessera de revenir hanter de façon cyclique les rapports entre la France et l’Angleterre, pendant des siècles et des siècles, jusqu’à la fin de la Guerre de Cent Ans…
Dans l’immédiat, la mort de Guillaume engendre plusieurs années de luttes entre ses trois fils. Finalement, Robert Courteheuse, l’aîné, part en croisade en 1095 avec Godefroy de Bouillon et s’illustre à Jérusalem ; quand il revient, il découvre que son frère Guillaume II, qui a hérité de l’Angleterre, est mort au cours d’un accident de chasse, et que leur plus jeune frère Henri l’a plus ou moins (il)légalement aussitôt remplacé sur trône d’Angleterre…
Ambitieux, Henri rêve même de réunir l’Angleterre et la Normandie de son père sous sa coupe. Bien meilleur diplomate, militaire, tacticien et politique que son frère, il finit par défaire Robert et le faire emprisonner en 1106, et règne bientôt sans partage à la fois sur le duché de Normandie et sur le royaume d’Angleterre, de nouveau réunis.
On considère Henri comme le seul de ses trois fils à être digne de son père, dont il partage les défauts et les qualités (implacabilité, cruauté, habileté administrative, fermeté, autorité, volonté de fer…) ; il ménagea bien davantage les Anglais que ses prédécesseurs et fut probablement le premier roi normand véritablement populaire dans l’île.
Par lui, et par son petit-fils Henri Plantagenêt (fils de la fille d’Henri, Mathilde), la dynastie Plantagenêt succède finalement en 1154 à la dynastie de Normandie à la tête du royaume anglo-normand (voir, encore une fois, mes articles sur l’Histoire de la Normandie).
Mais les luttes incessantes entre Henri II Plantagenêt et sa femme, Aliénor d’Aquitaine, puis leurs fils, va faciliter la tâche au roi de France, qui n’a de cesse de vouloir ramener la Normandie sous sa coupe, ce qu’il parvient finalement à faire à l’aube du XIIIe siècle : c’en est fini de la Normandie quasi indépendante… et même de nombreux autres fiefs Plantagenêt en France…
Conclusion générale
Septième duc de Normandie, Guillaume le Bâtard puise dans une enfance difficile et semée de dangers cette extraordinaire force de caractère qui le mènera jusqu’au trône du grand et prometteur royaume d’Angleterre. Génie politique et militaire (peut-être le plus grand depuis Jules César), dirigeant intraitable à ses heures, mais tout aussi capable de cruauté que de mansuétude, il a complètement dominé son époque.
Bien plus connu que n’importe quel roi de son temps, le roi de France en particulier, il a réuni la plus grande flotte de son siècle et entrepris la plus formidable expédition militaire de son temps. Mieux ! Après lui, plus personne ne parviendra jamais à envahir l’Angleterre… Ni Napoélon… ni Hitler !
Généreux avec ses amis, cruel envers les traîtres, courageux, intrépide, fin stratège, il aura connu de très nombreux vents contraires, mais n’aura jamais ployé face à eux. Il aura eu à se battre pour tout ce qu’il aura voulu dans sa vie, son duché, son épouse, le Maine, la gloire, la couronne d’Angleterre. Il aura bravé des tempêtes, la colère du pape, l’excommunication ; affronté son suzerain le roi de France, ses vassaux, des rebelles saxons, gallois, normands, écossais et danois ; construit et mené une véritable armada outre-Manche ; survécu à plusieurs complots, des tentatives d’assassinat, un incendie, des trahisons, des guerres ; défait un roi saxon, un roi écossais, un roi danois, deux rois de France… ; et, entre la Normandie et l’Angleterre, probablement maté plus de rébellions en cinquante-deux ans de règne qu’aucun autre que lui.
On le vit inlassablement chevaucher à travers la Normandie et les régions qu’il avait asservies (l’Angleterre, le Maine, le nord-est de la Bretagne) pour écraser sans pitié toutes les oppositions. Fin tacticien, stratège inégalé, grand homme de guerre, grand combattant, politique habile, cruel, violent parfois, mais d’une efficacité remarquable, il fut invincible sur le champ de bataille, seul à de nombreux moments de sa vie mais, d’une volonté peu commune, jamais il ne ploya face à l’adversité.
Sa vie, véritable épopée, semée de rebondissements, est digne du plus invraisemblable des romans d’aventure. Grand, hyperactif, insatiable, Guillaume le Conquérant fut l’un des plus grands chefs militaires de l’Europe médiévale.
Et, avec lui, ce sont les bases du pluriséculaire conflit entre la France et l’Angleterre sont posées : en raison de cette première union du royaume d’Angleterre et d’un fief français de part et d’autre de la Manche, les deux pays ne cesseront de s’affronter jusqu’au XIXe siècle… quand un ennemi commun émergera enfin pour les réunir face à un nouveau danger : la Prusse… puis l’Allemagne.
Texte : (c) Aurélie Depraz
Image : Monument dédié à Guillaume le Conquérant à Falaise • © Wikimedia Commons (source)
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Quelques sources et vidéos :
- Le domesday book en entier et en anglais : http://www.domesdaybook.co.uk/
- Si vous voulez tout savoir, voici l’article de Wiki sur la Conquête normande de l’Angleterre : accrochez-vous, mais connaître tous les tenants et les aboutissants en vaut la peine !
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