L'Histoire (la grande !)

Victoria, la reine aux mille contrastes

Introduction

Aux côtés d’Alfred le Grand (Maison de Wessex), de Guillaume le Conquérant et d’Henri Ier Beauclerc (Maison de Normandie), d’Henri II et de Richard Cœur de Lion (Plantagenêt), d’Henri VIII, de Marie Iere et d’Elisabeth Iere (Tudor), de Jacques Ier et Anne (Stuart) et d’Elisabeth II (Maison Windsor), la reine Victoria demeure, sans aucun doute possible, l’un des monarques les plus célèbres de l’Histoire de l’Angleterre (et, en l’occurrence, du Royaume-Uni).

Au point que son nom reste, aujourd’hui encore, associé à l’une des périodes les plus glorieuses du pays, marquée par les progrès de la Révolution industrielle, de grands changements sociaux et l’apogée de l’Empire britannique : l’ère victorienne.

Petit retour, à l’occasion de la parution du premier tome de ma trilogie « Le choix des sœurs Sayden », consacrée à cette époque de l’Histoire du Royaume-Uni (mais aussi… des principaux pays anglo-saxons lui étant liés…^^), sur le règne de cette reine pleine de contrastes et de paradoxes, responsable à la fois de tant de misère et de joie pour son peuple, et d’autant d’œuvres caritatives que de guerres meurtrières à travers le monde et ses colonies…

Une reine en deuil pendant plus de la moitié de sa vie, une douairière réputée pour être aussi insensible qu’austère, une femme sans cesse vêtue de noir à dater de la mort, à 42 ans, de son si cher époux, et qui approuvera chacune des 230 guerres menées dans les colonies sous son règne ; qui se battra pendant près d’une décennie pour obtenir le titre d’impératrice des Indes, essuiera pas moins de sept tentatives d’assassinat et n’aura de cesse de balayer les critiques d’un revers de manche. Une reine qui imposera à sa société des mœurs austères et rigides, une haute moralité et une pruderie demeurées légendaires, mais qui aimait autant le sexe qu’elle abhorrait la maternité (grossesse, allaitement, nouveau-nés) et qui fit montre d’un caractère aussi passionné que fantasque, derrière son masque de respectabilité.

Une reine pleine de contradictions, un personnage riche et complexe, une énigme.

Et, peut-être, à la fois la pire et la meilleure souveraine de tous les temps.

Un destin extraordinaire

De par l’ordre naturel des choses, jamais la jeune Victoria n’aurait dû accéder au trône ; du moins ses chances de devenir reine étaient-elles faibles : son grand-père, George III, avait 15 enfants… et elle n’était la fille que de son 4e fils (et 5e enfant), Edouard-Auguste, duc de Kent et de Strathearn !

Malgré l’existence de trois oncles et d’une tante placés bien avant elle dans la ligne de succession, le hasard se chargera de la propulser sur le trône avec :

  • La mort de son père, en 1820 (4e fils de George III), 8 mois après la naissance de Victoria
  • La mort en 1827 de son oncle Frédérick-Auguste, comte d’Ulster, duc d’York et d’Albany (et 2e fils George III)
  • La mort en 1828 de sa tante Charlotte, princesse royale (et 1ere fille de George III)
  • La mort en 1830 de son oncle George IV, fils aîné de George III, prince régent de 1811 à 1820 (petit clin d’œil à ma trilogie Regency « Passions Londoniennes »), puis roi après la mort de son père en 1820
  • Et, finalement, la mort de son oncle Guillaume IV (3e fils de George III et ex-duc de Clarence), devenu roi après la mort de son frère George IV en 1830

Les trois frères aînés du père de Victoria, Frédérick-Auguste (âgé au moment de son mariage, puis séparé de son épouse), George IV (idem, âgé et séparé – sa seule fille légitime, Charlotte de Hanovre, l’a précédé dans la tombe en 1817) et Guillaume IV (dont les deux filles, nées en 1819 et 1820, sont mortes en bas âge), meurent sans le moindre héritier légitime direct (malgré le record de quelque cinquante bâtards peut-être pour George IV, roi débauché s’il en était).

Entre une monarchie et une aristocratie très dissolues à l’époque en Angleterre (ne laissant que peu d’enfants légitimes en lice), la mort des 4 frères et sœurs aînés de son père, de son père lui-même, et de ses 3 cousines germaines nées avant elle, Victoria se retrouve, contre toute attente, en première place de la liste des héritiers…

Avant même la mort de Guillaume IV, lui-même sans enfant, Victoria est donc élevée par sa mère (d’origine allemande), la princesse Victoire de Saxe-Cobourg-Saafeld, comme l’héritière présomptive du trône. Dès lors, on lui imposera une jeunesse recluse pour la préserver et la préparer (plus ou moins) à l’accession au trône. La jeune Victoria, oppressée, surveillée, surprotégée, couche dans la chambre de sa mère, ne peut faire un pas sans être escortée et vit particulièrement coupée des autres enfants, dans ce qu’on appellera le « système de Kensington », une série de règles et de protocoles stricts qui avaient pour but d’isoler, d’affaiblir et de rendre la future reine dépendante (de sa mère et de son conseiller). Brimades, critiques, éducation sévère, tâches (intellectuelles) ardues, voyages à travers le pays, Victoria, à travers ses journaux intimes, ne retient de son enfance que la tristesse et la solitude d’une petite fille privée de liberté.

De par le Regency Act de 1830, il était prévu qu’en cas de mort prématurée de Guillaume IV (et donc de régence), la duchesse de Kent (la mère de Victoria) serait chargée de l’assurer. Mais l’oncle de la jeune Victoria n’a aucune confiance en les capacités politiques de la duchesse et se méfie des ambitions de son conseiller, contrôleur de gestion (et peut-être amant), John Conroy : il déclare en leur présence qu’il entend bien vivre jusqu’au 18e anniversaire de Victoria afin d’éviter à tout prix une régence et donc un affaiblissement monarchique (même si la monarchie britannique, entre l’instabilité mentale de George III et de George IV et les frasques honteuses de ce dernier, était déjà en assez piteux état).

Et, de fait, Guillaume IV ne rendra l’âme qu’un mois après le 18e anniversaire de sa nièce.

Celle-ci a donc grandi à l’écart de la cour, dont sa mère (nourrissant une forte inimitié envers Guillaume IV) la tient scrupuleusement à l’écart ; c’est peut-être elle qui sera à l’origine de la morale dite « victorienne » en insistant pour que sa fille ne soit pas exposée à l’inconvenance sexuelle via la présence de tous les enfants illégitimes de ses oncles (entre autres), et pour qu’elle reçoive l’éducation la plus stricte et la plus exemplaire possible. Cela coïncide avec la véritable croisade religieuse de l’époque pour réformer les mœurs de la monarchie, particulièrement critiquables depuis le XVIIIe siècle ; un grand mouvement puritain traverse la société, entre autres la bourgeoisie, recommandant chasteté, piété, vertu, dévotion et ardeur au travail ; il est peut-être décidé, en coulisses, du côté de la mère de Victoria, que celle-ci incarnerait cette nouvelle ère de vertu, d’austérité et de probité. Victoria y mettra beaucoup de bonne volonté et sera très hautement convaincue de son rôle politique et moral, mais sa nature passionnée et son appétit de vivre, hérités du côté de son père et de ses oncles, ne seront jamais totalement maîtrisés…

A 18 ans donc, Victoria (née Alexandrina Victoria, au passage) devient reine du Royaume-Uni et d’Irlande, le 20 juin 1837. Son règne durera près de 64 ans, jusqu’en 1901. Elle deviendra également reine du Canada en 1867, Impératrice des Indes en 1876 et reine d’Australie en 1901 (à mesure que ces ex-colonies recevront un statut politique nouveau (dominion…) et sortiront de la masse des simples colonies de l’empire).

Le règne de Victoria, de 63 ans et sept mois, sera le plus long de toute l’histoire du Royaume-Uni, jusqu’à celui d’Elisabeth II (70 ans !).

Un règne extrêmement long, donc, qui donnera son nom à toute cette période de l’histoire britannique marquée par de profonds changements sociaux, économiques et technologiques au Royaume-Uni et une rapide expansion de l’Empire britannique. Elle sera le dernier monarque britannique de la maison de Hanovre (après George Ier, George II, George III, George IV et Guillaume IV), qui régnait sur les Îles britanniques depuis 1714 (succédant ainsi aux Stuarts), car son fils et héritier Edouard VII appartiendra à la lignée de son père, la maison de Saxe-Cobourg et Gotha, plutôt anglicisée pour des raisons politiques en « maison de Windsor » en raison de la guerre contre l’Allemagne (14-18).

Premières années de règne

Depuis 1714, le Royaume-Uni était en union personnelle avec le royaume de Hanovre en Allemagne, mais, d’après la loi salique, les femmes sont exclues de la succession au trône hanovrien. Victoria hérite donc des territoires et de toutes les colonies britanniques, et le trône de Hanovre passe au plus jeune frère de son père, l’impopulaire duc de Cumberland et Teviotdale, qui devient roi sous le nom d’Ernest-Auguste Ier de Hanovre, et qui demeurera l’héritier présomptif de Victoria jusqu’à la naissance du premier enfant de la reine…

Victoria, pour sa part, est couronnée un an après la mort de son oncle, le 28 juin 1838, devant 400 000 personnes. Elle sera le premier souverain britannique à habiter Buckingham Palace !

Dès son accession au trône, Victoria met de la distance entre sa mère, Conroy et elle-même. Avide de vivre, elle lance nombre de bals et de soirées, sort au théâtre, vit pleinement son plaisir de la musique et de la danse. Côté politique, elle développe une relation très particulière avec Lord Melbourne, Premier Ministre de tendance whig qui mène alors le gouvernement et qui, du haut de ses 58 ans, lui sert de mentor et de figure paternelle, et dont elle est peut-être secrètement amoureuse. Elle le sollicite énormément, le garde à dîner, à jouer aux cartes, suit ses conseils à la lettre, se forme auprès de lui, épouse ses vues politiques, tant et si bien qu’on commence (forcément) à jaser dans les couloirs quant aux fréquentes visites du Premier Ministre et à appeler la reine « Madame Melbourne ».

Pour couper court à ces rumeurs, éviter que la situation ne se dégrade et permettre à la jeune femme de quitter définitivement le toit de sa mère, Lord Melbourne encourage la jeune reine à songer au mariage.

Ce ne sont pas les prétendants qui manquent (notamment ceux à la botte de sa mère et de Conroy, que Victoria rejette systématiquement sans même leur accorder un regard), et Victoria jette finalement son dévolu sur son cousin germain, Albert de Saxe-Cobourg et Gotha, neveu de Léopold Ier, roi des Belges, et frère de la mère de Victoria, qui encourage cette union : dès 1836, les deux cousins avaient été présentés. Pour Victoria, c’est presque le coup de foudre ; le journal de la future reine si austère laisse entendre qu’elle s’intéressait particulièrement au physique de ses prétendants… ce qui aurait contribué à la faire s’intéresser à Albert.

Mais Victoria (alors le meilleur parti et la reine la plus riche d’Europe) s’estime encore un peu jeune pour se marier, elle apprécie son indépendance et, quoiqu’elle montre de l’intérêt pour l’éducation d’Albert en vue de son futur rôle d’époux, continue de faire son éloge après sa seconde visite en octobre 1839 et échange de nombreuses lettres avec lui, elle résiste aux pressions et retarde le moment de sa demande : étrangement, elle considère le mariage autant comme le plus grand bonheur de l’existence que comme une forme d’esclavage (ce en quoi elle n’avait probablement pas tort, étant donné la position de la femme, fût-elle reine, dans le mariage à l’époque)…

Pendant, ce temps, sa réputation, pourtant excellente lors de son accession au trône (très populaire, la jeune reine est appréciée pour ses manières irréprochables et ses sorties publiques hautement publicisées), se retrouve brusquement ternie par une intrigue de cour concernant une de ses dames d’honneur, Flora Hastings, accusée (à tort, et entre autres par Victoria elle-même) d’une grossesse illégitime. L’opposition s’en donnera à cœur joie, et, la même année (1839), Lord Melbourne doit démissionner après que les radicaux et les tories ont voté contre une loi qu’il proposait ; Robert Peel lui succède comme premier Ministre, mais suite à une opposition de la reine à l’une de ses prérogatives, il offre sa démission, permettant à Lord Melbourne de revenir au pouvoir.

La période « albertine » : les années d’or du règne

Victoria et Albert, un mariage mouvementé mais heureux

Finalement, selon le protocole en vigueur (de par son rang supérieur), Victoria demande Albert en mariage en octobre 1839 et ils se marient en février 1840.

Contre toute attente à l’égard d’une reine dont on a retenu les mœurs rigides et le règne austère, le journal de Victoria témoigne très clairement de la nature passionnée de la reine, qui se retrouve comblée par sa nuit de noces et aime (sans modération) le sexe avec son mari : leurs neuf enfants en feront foi, de leur première fille, nommée Victoria comme sa mère, née exactement 9 mois après leur mariage, à leur dernier enfant, né peu de temps avant la mort de son père, au terme de 21 ans de mariage ! Une énième et tardive naissance qui, d’ailleurs ne manquera pas de faire jaser, là encore… tant on la juge à la limite de l’indécence : la mère a déjà 40 ans… et le couple ne semble guère se lasser de se retrouver dans l’intimité du lit !

D’ailleurs, Victoria dira elle-même à ses enfants, au point de les choquer ouvertement, que l’intimité charnelle est ce qui lui manquera le plus après la mort d’Albert… mais j’anticipe ! Revenons donc à nos moutons.

Si le prince consort s’avère donc être le meilleur des maris (et des amants…), un mari dont la reine est sincèrement éprise, il devient également un influent conseiller politique de la reine et succède à Lord Melbourne comme figure dominante de la première moitié de sa vie politique (et personnelle, bien sûr).

Une société en plein changement, marquée par l’industrialisation

Depuis les années 30 (traditionnellement, on fait démarrer en réalité la période dite « victorienne » avec le règne de Guillaume IV, qui marque la fin de l’ère géorgienne des 4 « George » successifs au XVIIIe et au début du XIXe s.), le Royaume-Uni et donc la société victorienne vivent au rythme des innovations industrielles et technologiques qui se multiplient. La moitié de la population du royaume est désormais citadine (exode rural important – rappelons que la Grande-Bretagne s’est lancée dans la Révolution industrielle plusieurs décennies avant tout le monde ; voir mon petit article sur le sujet) et, si quelque 300 familles nobles dominent encore la société du pays, la bourgeoisie (20% de la population) représente une force sociale, économique et politique croissante, tandis que le « peuple » (classes inférieures) constitue encore le gros de la masse. D’ailleurs, 60% des sujets britanniques et irlandais de la reine vivent dans la pauvreté. Les écarts sociaux sont choquants et semblent s’accroître au fur et à mesure que le libéralisme et le capitalisme prennent de l’ampleur : on évolue désormais dans une société dominée par une économie de marché, la politique libérale du laissez-faire, une société profondément influencée par l’éthique protestante du travail et du mérite, dans laquelle :

  • Les commerçants et artisans s’efforcent de monter dans la hiérarchie sociale ;
  • Les bourgeois aspirent à des carrières d’employés ou de fonctionnaires et à monter dans les étages ;
  • On exploite sans état d’âme la force de travail au même titre que les machines et jette les ouvriers à la rue sitôt qu’ils ont cessé d’être utiles ;
  • L’Etat ne doit pas s’immiscer dans les affaires économiques (laissez-faire, économie de marché, loi de l’offre et de la demande…) ;
  • On rejette toute forme d’Etat Providence, toute législation sociale qui reviendrait à réguler l’économie ;
  • On admire et glorifie les self-made men ;
  • On fustige et méprise tous ceux qui n’arrivent pas à s’élever et à sortir de la pauvreté, considérés comme des fainéants et entièrement responsables de leur sort (voir mon article sur les workhouses et sur la Grand Famine d’Irlande).

La décennie 1840 : pauvreté, famines et révoltes

Ainsi, les années 40 sont marquées par la pauvreté et des conditions de travail extrêmement difficiles pour les classes inférieures : les miséreux travaillent plus de dix heures par jour, six jours par semaine, les enfants ne sont bien souvent payés qu’à coups de pain et d’eau croupie, les pauvres s’entassent dans des logements exigus et des quartiers insalubres, boivent de l’eau empoisonnée (toutes les eaux usées de la capitale sont déversées dans la Tamise, seule source d’eau accessible à majorité population ; les pauvres doivent se rabattre sur la bière…), la révolte gronde dans les campagnes et les villes, les gens des villes vivent dans des conditions d’insalubrité effroyables, les épidémies font des ravages (à titre d’exemple, en 1831-33, une épidémie de choléra fait 6500 victimes pour la seule ville de Londres ; en 1848-49, 14 000 morts ; trois ans plus tard, 11 000 victimes, toujours dans la seule capitale).

Victoria n’ignore pas la misère de son peuple ; elle a même lu Oliver Twist, de Dickens, une critique sans concession de la société victorienne, et paraît même choquée par ces injustices. Mais son indignation restera sans suite, car si elle investira dans de nombreuses œuvres caritatives (surtout sur l’impulsion de son mari…), elle n’ira jamais jusqu’à tenter d’imposer des réformes sociales au parlement : Victoria ne voit jamais les pauvres… et ne prend jamais véritablement conscience de la gravité de la situation.

Pas même au moment de la Grande Famine de la Pomme de terre, qui décime un million de ses sujets irlandais (sur 8,5…) et en contraint deux autres à fuir la misère et la mort et à s’exiler au Canada, aux Etats-Unis, en Australie et en Grande-Bretagne même (voir mon article sur le sujet).

Résultat : 5 tentatives d’assassinat pendant ces années de famine, 2 autres plus tard au cours de son règne : la reine et sa cour coûtent clairement trop cher au peuple, tout ce faste et ce luxe lui sont insupportables. « Courageuse », la reine continue néanmoins de se montrer en public alors que son entourage le lui déconseille. Mais le prince Albert a bien conscience que, au-delà de la reine, c’est toute la monarchie qui est menacée…

Mesures albertines et gain de popularité de la monarchie

Convaincu qu’il faut engager des réformes sociales, Albert encourage la reine à soutenir les réformes de Robert Peel (le seul à avoir voulu agir concrètement dans le cadre de la Grande Famine irlandaise) ; il la pousse aussi à faire don de 15% de ses revenus annuels à de bonnes œuvres (elle parrainera environ 150 organismes de bienfaisance au cours de son règne) et le couple s’implique dans nombre d’œuvres de charité.

Féru des nouvelles technologies (au point de lancer l’idée de la Première Exposition Universelle de 1851, qui se tiendra à Londres) et génie « marketing », le prince Albert essaie aussi ainsi de redorer l’image de la monarchie par les journaux… et la photographie. Dès 1844, Albert, fasciné, prend la pose et fait aussi poser Victoria et leurs enfants. Ils font le choix de se présenter comme une famille bourgeoise modèle, un couple à l’image de la classe moyenne (qui exerce une influence croissante), et auquel celle-ci pourra s’identifier. Cette propagande par l’image porte ses fruits, Albert sait mettre le couple royal en scène, croit en la supériorité de la photographie sur la peinture (car on peut la reproduire facilement, la vendre en de nombreux exemplaires…) et fait tirer de nombreux portraits de la reine, du couple et de la famille, scènes de la vie quotidienne, décoration de l’arbre de Noël…

Une première exposition photographique a lieu à Manchester, incluant de nombreux portraits de la famille de Victoria. 60 000 personnes achètent des tirages du couple royal et, à l’instar de ces icônes orthodoxes qu’on conserve chez soi, les accrochent aux murs de leurs maisons, dans le salon ou la chambre à coucher.

Une politique de relations publiques et d’utilisation médiatique qui fonctionne donc à merveille. Albert et Victoria jouent sur le thème de la vertu, s’érigent en modèle de la vie de famille ; leur popularité grandit, la monarchie, fort abîmée depuis des décennies, voit son blason redoré.

Albert prend de plus en plus de place et domine bientôt psychologiquement son épouse. En réalité, elle est dépendante de lui, et il la mène à la baguette. Comme, de surcroît, la reine est pour ainsi dire constamment enceinte, son époux sort d’autant plus facilement vainqueur de la lutte de pouvoir au sein du couple : il devient le principal conseiller de la reine, acquiert une influence et un ascendant conséquents sur elle, écrit de plus en plus la correspondance royale qu’elle se contente de recopier mot pour mot, façonne ses opinions politiques…

S’il n’occupe aucune fonction officielle, il se montre plus proche du peuple que nombre de politiciens et sillonne beaucoup le pays, prend connaissance du paysage industriel, connaît les hommes d’affaires (à la différence des hommes du Parlement et notamment de la Chambre des Lords qui, par snobisme, évitent soigneusement leur fréquentation), et agit non pas dans le cadre des institutions politiques, mais plutôt en exerçant son influence auprès de la société civile.

Sérieux, travailleur, réformiste, rénovateur, idéaliste, fin politique, féru de notes et de mémorandums dont il arrose son épouse, Albert est partout et croit au modèle d’une monarchie apolitique, exemple même de probité, de moralité et de philanthropie. Il fait le ménage dans les finances de la monarchie, gère à merveille les ressources humaines de la famille royale, s’implique dans nombre de comités, d’organisations et de sociétés, soutient de nombreux projets de réformes (notamment pour les plus défavorisés), l’Exposition Universelle de 1851… C’est lui qui la met véritablement au travail, qui oriente ses décisions, qui l’influence, qui s’active (en particulier au cours des innombrables grossesses de sa femme).

Ainsi, alors que de nombreuses révoltes et révolutions secouent l’Europe et font tomber plusieurs têtes couronnées, Victoria et la monarchie britannique tiennent bon malgré plusieurs tentatives d’assassinat contre la reine… et son surnom de « Famine Queen », acquis en Irlande. Et ce, essentiellement grâce aux mesures prises par son judicieux époux, dont le Premier Ministre Disraeli dira qu’il avait été le véritable roi d’Angleterre à cette époque, au point que l’opinion publique surnommait Victoria « la reine albertine ».

Victoria du temps d’Albert

Victoria et la maternité

De son côté, Victoria enchaîne maternité sur maternité.

Or, paradoxe parmi d’autres, si celle qui se veut modèle de vertu et de morale aime les plaisirs charnels, même après 20 ans de mariage… elle ne supporte pas d’être enceinte, considère l’allaitement avec dégoût et trouve tous les bébés « hideux » !

Alors que les mœurs austères dominent la société, que la grossesse (état « honteux » s’il en est) est mal vue par opinion publique  et que la continence est la valeur cardinale de l’époque (cols montants pour femmes, jupes longues, impossibilité de se déshabiller devant un médecin…), Victoria aime toujours autant ses nuits d’amour auprès de son époux (d’ailleurs, l’opinion publique, dans ce domaine, n’est pas encore au bout de surprises…), même si elle en exècre les conséquences : Victoria n’a que peu d’intérêt pour les bébés, y compris les siens, ni pour la vie de famille ; elle préfère de loin la compagnie de son mari… qui, de son côté, restera fidèle toute sa vie à son épouse et s’évertuera à faire de son foyer un modèle de vie familiale (éducation des enfants, importation de la célébration de Noël allemande avec sapin et cartes, promenades et pique-niques dans les Highlands…).

Elle aura bien demandé à son médecin comment éviter d’avoir des enfants (qui ne lui inspirent que peu d’intérêt, et qui surtout entravent sa vie sexuelle, notamment pendant la grossesse, et qui l’empêchent par ailleurs de pouvoir jouir de son mari entièrement et sans partage), mais celui-ci, se gardant bien de lui parler des moyens contraceptifs que l’on vend alors illégalement dans Londres, ne peut que lui recommander l’abstinence… Ce que, bien sûr, Victoria, follement éprise de son mari, ne saurait envisager, ne serait-ce qu’une seconde. D’ailleurs, Albert désirait ardemment une famille nombreuse (notamment pour des raisons politiques). Victoria, quant à elle appelait les grossesses « l’ombre du mariage » (the shadow-side of marriage).

Sans doute sujette à des dépressions post-partum, Victoria est très émotive, s’emporte facilement et a de fréquentes sautes d’humeur. Et son mari voit son ascendant sur elle augmenter avec les années, au fur et à mesure qu’elle est contrainte de lui déléguer du pouvoir (un peu plus à chaque grossesse).

Ironiquement peut-être, cette reine qui aimait si peu être mère, gagna peu à peu par ses nombreuses grossesses, ses portraits de famille (recommandés par Albert) et ses innombrables petits-enfants, l’icône d’une matriarche bienveillante et du modèle même de la maternité vertueuse… Une image maternelle qui lui servira, au moins, politiquement.

Victoria et la France

Au niveau international, Victoria s’intéresse particulièrement à l’amélioration des relations entre la Grande-Bretagne et la France. Elle réalise et accueille ainsi plusieurs rencontres entre la famille royale britannique et la maison d’Orléans. En 1843 et 1845, Albert et elle rejoignent le roi Louis-Philippe en Normandie ; elle est ainsi le premier souverain britannique ou anglais à rencontrer son homologue français depuis Henri VIII et François Ier au camp du Drap d’Or en 1520 ! Fait incroyable (quand on repense aux guerres napoléoniennes et à la féroce inimitié qui aura opposé l’Angleterre et la France pendant des siècles), le prince Albert demande à son fils aîné, le prince de Galles, de s’agenouiller devant la tombe de Napoléon Ier… devant la tombe duquel, aux Invalides, l’hymne God save the Queen est chanté ! du jamais vu !

Quant à Louis-Philippe Ier, il devient en 1844 le premier roi français à se rendre en Grande-Bretagne… Et, lorsqu’il sera déposé en 1848 suite à la révolution, il s’exile en Angleterre, avec les autres Orléans.

Napoléon III, enfin, une fois passée la petite frayeur causée à Londres par son coup d’état, deviendra le plus proche allié du Royaume-Uni avec la guerre de Crimée (1853-1856 : première fois depuis une éternité que la France et l’Angleterre combattent côte à côte !) et se rendra à Londres en avril 1855 ; sa visite lui sera rendue par Victoria et Albert en août de la même année : ils visitent à leur tout l’exposition universelle de Paris, une réponse à l’exposition londonienne de 1851 imaginée par Albert,et la tombe de Napoléon Ier aux Invalides, dont les cendres avaient été rapatriées en 1840, avec l’autorisation britannique.

Ainsi, pendant tout le règne de Victoria, il règne une bonne entente entre la France et l’Angleterre, traditionnelles ennemies qui semblent enfin avoir fait la paix. Une entente « cordiale » qui règnera pendant tout le XXe siècle, et encore aujourd’hui.

Victoria, grand-mère de l’Europe

En 1858, la fille aînée de Victoria et d’Albert épouse le prince Frédéric-Guillaume de Prusse à Londres. Presque un an plus tard, la princesse Victoria donne naissance au premier petit-enfant de la reine, Guillaume (le futur Guillaume II, empereur d’Allemagne)… Le premier d’un des innombrables et illustres petits-enfants de Victoria, qui lui vaudront son surnom de « grand-mère de l’Europe ».

De fait, les neuf enfants de Victoria épouseront des membres de familles royales et nobles européennes diverses, faisant notamment du Kaiser Guillaume II, empereur d’Allemagne, du tsar de Russie Nicolas II, du roi de Suède Charles XVI Gustave, de la reine du Danemark Margrethe II, du roi d’Espagne Juan Carlos Ier, de son épouse Sofia de Grève, du roi Harald V de Norvège et du roi George V d’Angleterre, ses descendants (parmi tant d’autres… 42 petits-enfants au total, pour n’évoquer que cette génération…).

Victoria sans Albert

Un deuil interminable

Mais Albert peu à peu fatigue. En 1861, après avoir souffert pendant plusieurs années de maux d’estomac chroniques, il meurt de la « fièvre typhoïde » à 42 ans (peut-être, en réalité, de la maladie de crohn…), seulement quelques mois après la mère de Victoria.

Victoria est anéantie. Elle attribue la responsabilité de sa mort à la frivolité de leur fils, le prince de Galles, qui s’était donné en spectacle avec une actrice irlandaise au cours de l’année, s’enfonce dans la dépression, impose un deuil de deux ans à la famille royale (qui sera suivi par un demi-deuil) et portera des vêtements noirs jusqu’à la fin de sa vie.

En état de choc, elle quitte Londres sans avoir assisté aux funérailles de son mari, s’enferme dans sa chambre, dans ses palais, fuit toute compagnie, évite les apparitions publiques, refuse de remplir son rôle de représentation et se rend rarement à la capitale pendant toute une décennie. Un moment, on craint même qu’elle ne devienne folle (d’aucuns diront d’ailleurs que son âme était morte avec Albert, quand la reine lui survivra quelque quarante années…) ; on se demande si elle n’a pas hérité de la « folie hanovrienne », celle de George III et de George IV, entre autres – effets de la consanguinité etc.

Son retrait des affaires, son deuil (le plus long de l’Histoire) et son isolement volontaire dans le château de Windsor diminuent la popularité de la monarchie et lui valent le surnom de « veuve de Windsor ». Des innombrables manières qu’elle aura eues de marquer son deuil et sa « mélancolie » (et de l’imposer, sous toutes sortes de formes, à son entourage), certaines dureront plus de 40 ans, jusqu’à sa mort (comme ses vêtements noirs ou la fixation dans le temps des objets arrangés dans une chambre par Albert). Elle voue un véritable culte à son défunt mari, ne fait rien qu’il n’aurait approuvé, ne cesse de le mentionner, de vivre comme s’il était toujours là. Ce qui donnera même lieu au sein de la société à un certain mouvement de fascination pour la mort, le macabre, le spiritisme, et le romantisme noir…

La reine continue d’assumer (parfois) ses fonctions gouvernementales (conseil…) mais choisit de rester confinée dans ses résidences royales de Windsor, de Balmoral et d’Osborne, et même de s’isoler en Allemagne (terre d’origine de son cher Albert) pendant un moment, si bien que le mouvement républicain prend de l’ampleur. Les Anglais ne voient plus leur reine. Sa popularité continue de décroître, elle fait ériger des dizaines de monuments à la mémoire d’Albert, les idées socialistes et de la démocratie de masse s’étendent, alimentées par le retrait de la reine et l’établissement de la Troisième République en France. Un rassemblement républicain à Trafalgar Square demande même l’abdication de Victoria et les députés radicaux font des discours lui étant hostiles. On se met à critiquer ses dépenses, à contester le budget annuel lui étant alloué.

En 1871, elle tombe gravement malade et développe un abcès au bras. Peu après, au maximum du mouvement républicain, le prince de Galles contracte la fièvre typhoïde, la maladie qui aurait tué son père, et Victoria craint que son fils ne meure aussi. Alors que le dixième anniversaire de la mort d’Albert approche, la santé de son fils ne s’améliore pas et l’angoisse de Victoria, qui traverse une période particulièrement difficile, augmente.

Finalement, Edward se rétablit, le peuple est soulagé. La mère et le fils assistent à une célébration publique à Londres et à une grand-messe d’action de grâces à la cathédrale Saint-Paul : la popularité de la monarchie remonte, renforcée par un nouvel attentat contre la reine, qui a quitté son isolement en 1872.

Avec Albert, l’ère albertine se ferme ; après une longue période de deuil, l’ère victorienne s’ouvre enfin.

Victoria et John Brown

Cependant, la reine est encore loin de se montrer irréprochable et d’offrir à son peuple une image lisse et unie. Car, si elle se plaît à se représenter, par la photographie, tantôt en impératrice, tantôt en simple grand-mère assise à son rouet, et si elle continue de propager les valeurs morales propres à son règne, elle n’en cesse pas pour autant de surprendre son peuple.

De fait, au cours des années ayant suivi la mort d’Albert, la reine s’est rapprochée d’un domestique écossais aux manières rustiques de plusieurs années son cadet : John Brown… qui, bientôt, occupe la chambre voisine de la sienne !

La cour est horrifiée, les enfants de la reine stupéfaits, des rumeurs calomnieuses se propagent, la rumeur va bon train. La reine aime se fait porter d’une pièce à l’autre par le bonhomme, lui montre son genou nu, rit à gorge déployée avec lui, se montre particulièrement familière, boit du whisky, flirte, se tord de rire en sa compagnie, se laisse aller à de nombreuses privautés (elle le laisse même l’appeler « woman » !) et vit pratiquement maritalement avec lui.

Pour nombre de personnes de leur entourage (et pour les journaux), cela ne fait aucun doute ; la reine, femme sensuelle s’il en est, entretient une relation romantique avec lui. Relation qu’elle assume parfaitement, du reste. Visiblement, malgré son deuil, la reine ne s’est pas brusquement arrêtée à 40 ans de s’intéresser aux hommes ; John Brown, un homme fruste, qui boit, fume, ne se lave guère, à l’évidence, la comble. Et la cour et ses enfants auront beau se liguer contre le palefrenier écossais pour tenter de l’écarter de la reine… elle refusera farouchement de s’en séparer.

Enfin, lorsque le chapelain personnel de la reine, sur son lit de mort, confie à sa sœur les avoir mariés en secret… on ne peut plus s’empêcher d’appeler la reine « Madame Brown ».

Cette nouvelle idylle durera près de vingt ans… Elle fait l’objet du film La Dame de Windsor (1997). Elle relevait peut-être d’une autre forme de fétichisme vis-à-vis d’Albert, puisque John Brown était à l’origine… le valet d’écurie et assistant du prince consort, lorsqu’il se rendait en Ecosse ! D’ailleurs, on dit que la reine et John Brown auraient, ensemble, pratiqué le spiritisme, et que John Brown parvenait ainsi à appeler l’esprit du prince Albert…

Page, palefrenier, valet de pied, presque « femme de chambre », John Brown fait tout pour elle, est aux petits soins, et la domine, d’une certaine façon, par sa virilité rude, « exotique » et pour le moins éloignée de celle des gentlemen de son entourage. Il la porte d’une pièce à l’autre, la hisse sur son cheval, l’en descend, lui verse un peu de whisky dans son thé pour la soutenir… Quelle qu’ait été la nature exacte de leur relation, Victoria a diablement besoin de lui… pendant vingt ans.

John Brown mourra d’une infection bactérienne en 1883, à 56 ans ; sa mort est pour la reine un nouveau coup de sort et elle publiera de sa propre main une biographie de son tendre ami…

Mais, cette fois, elle ne se laisse pas abattre : elle se jette à corps perdu dans la politique… notamment militaire et impérialiste.

L’Empire britannique à son apogée

Car la reine se découvre une nouvelle passion : son empire.

Durant les deux dernières décennies de son règne (1880-1901), celui-ci couvre un quart des terres du monde et comprend un tiers de la population mondiale (500 millions de sujets). Impérialiste convaincue, Victoria n’a qu’une seule et unique obsession : maintenir et agrandir ses possessions, et accumuler des richesses extraordinaires (au détriment des colonies et de leurs habitants, opprimés, spoliés… et, souvent, tout bonnement supprimés).

Au cours du règne de Victoria, il ne s’écoule pas une année sans que des soldats britanniques ne tuent des autochtones au cœur de l’une ou l’autre des colonies victoriennes. La reine ne donne guère son aval aux solutions pacifistes et valide toutes les guerres. Elle estime que l’administration anglaise est supérieure à toute autre et doit, en conséquence, s’imposer partout où cela peut se faire, sans s’émouvoir le moins du monde du nombre d’autochtones tués au passage : pour elle, l’Angleterre apporte le progrès. En outre, « on ne peut avoir d’empire sans faire la guerre », affirme-t-elle. « Si nous voulons maintenir notre position de puissance de premier rang, nous devons… être préparés à des attaques et des guerres, quelque part ou ailleurs, CONTINUELLEMENT ». Victoria voit l’expansion de l’Empire britannique comme une manière civilisatrice et bénigne de protéger les peuples indigènes contre des puissances plus agressives, ou des dirigeants cruels : « il n’est pas dans nos habitudes d’annexer des pays à moins que nous n’y soyons obligés et forcés ».

L’Inde la fascine tout particulièrement et, soucieuse de ne pas se retrouver à un rang inférieur à celui de sa fille aînée, qui deviendra un jour Impératrice d’Allemagne, elle presse ses Premiers Ministres de lui obtenir le titre d’Impératrice des Indes pendant toute une décennie ; elle l’obtient finalement en 1876.

Mais si la reine est attirée par les titres et la gloire, elle l’est tout autant par les produits exotiques importés. Bijoux, soie, cachemire, produits des Indes, richesses des Maharadjas et Moghols enflamment son imagination, même si elle n’a jamais foulé le sol de ces terres lointaines. Bientôt, des domestiques indiens apportent une touche d’exotisme à la cour…

L’un d’eux la séduit tout particulièrement, il a 24 ans… Ce sera son nouveau favori, Mohammed Abdul Karim (auquel le film « Victoria and Abdul », « Confident Royal » en français, est consacré). Un nouveau favori, donc, qui s’attire les faveurs de la reine par sa douceur et sa courtoisie, et qu’elle prend comme secrétaire particulier, précepteur, professeur de langues et confident. Elle le gardera 14 ans auprès d’elle et elle le comblera de cadeaux, de propriétés et de terres, tant en Angleterre qu’en Inde.

Une affection qui paraît, une fois de plus, fantasque à ses proches et à ses sujets, ce dont elle ne se soucie guère plus que pour John Brown (bien que sa famille ait cherché à l’éloigner et à le renvoyer en Inde).

Ainsi, l’essor de l’Empire britannique marque tout le XIXe siècle (le Royaume-Uni s’interposant dans une sorte d’agressivité défensive chaque fois qu’une autre puissance cherche à s’installer dans une région du monde où elle pourrait menacer les intérêts économiques nationaux, comptoirs, commerce, mines, sources de matières premières…), malgré les coûts que cela engendre pour la nation (entretien et défense des colonies, puissance navale à maintenir…). Si bien que cette première puissance européenne (qui l’est devenue en l’emportant finalement sur la France après des siècles de lutte acharnée, victoire marquée notamment par la bataille de Trafalgar en 1805 puis Waterloo et la chute de Napoléon en 1815), emportée par le mouvement impérialiste global, conquiert des dizaines de nouvelles colonies tout au long du siècle (voir mon article sur l’Histoire de l’Empire britannique).

Pour le règne de Victoria seul, nous parlons de :

  • En 1839, Aden (Yémen)
  • En 1840, la Nouvelle-Zélande
  • En 1841, Sarawak en Malaisie
  • En 1842, Hong Kong
  • En 1843, Natal en Afrique du sud
  • En 1848, la Côte des Mosquitos (au Nicaragua)
  • En 1846, Labuan en Malaisie
  • En 1856, Mascate (Oman)
  • En 1857, les îles Keeling (aujourd’hui Cocos), dans l’océan Indien
  • En 1862, le Honduras britannique
  • En 1868, le Basoutoland (dans l’actuel Lesotho, en Afrique)
  • En 1878, Chypre
  • En 1879, le Nigeria
  • En 1882, l’Egypte
  • En 1882, Bornéo du Nord
  • En 1885, le Bechuanaland (futur Botswana)
  • En 1888, Brunei
  • Entre 1888 et 1893, de nombreux archipels océaniens
  • En 1890, les Rhodésies (futurs Zambie et Zimbabwe)
  • En 1890, le Kenya et le Zanzibar
  • En 1894, l’Ouganda
  • En 1890, le Jubaland (en Somalie actuelle)
  • En 1899, le Soudan et le Koweït
  • … on en oublie ! (Le mouvement se poursuit jusqu’à l’aube de la Première Guerre Mondiale.)

En Australie et en Nouvelle-Zélande, c’est la ruée vers l’or (à l’ouest du Canada aussi) : l’émigration depuis Mother England vers ces colonies s’amplifie (et se diversifie ! on n’en est plus aux simples bagnards !) et des colonies ont été établies dans tout le nord américain jusqu’à Vancouver (le grand ouest canadien ayant longtemps été négligé).

D’âpres débats secouent alors la métropole (tout comme la France, l’Italie, la Belgique, l’Allemagne, le Portugal, les Pays-Bas… et toutes les grandes puissances coloniales européennes de l’époque) entre discours colonialistes (impérialisme militant) et anticolonialistes, ces derniers étant dans la continuité des nombreux discours philanthropiques et humanistes qui, depuis les Lumières, visent, notamment, l’abolition de l’esclavage (obtenue un peu partout au cours du XIXe, justement…) mais aussi, de plus en plus, toute velléité impérialiste.

Toutes les grandes puissances européennes se sont en effet lancées alors dans la course aux colonies et chacun veut ne serait-ce qu’un petit morceau du gâteau. On se lance dans de sanglantes guerres coloniales entre grandes puissances, on s’arrache des morceaux de territoire, on se découpe des continents entiers. Parfois, la conclusion d’accords et de traités permettant de se répartir territoires et richesses permet la réconciliation à plus ou moins long terme des adversaires.

L’Empire britannique s’est donc considérablement agrandi au fil du siècle. Mais, au fur et à mesure que l’empire britannique s’étend, la forme politique même que prennent les colonies (surtout les « blanches » = peuplées d’Européens) évolue, et ce tout au long de ce XIXe s. : soucieux d’éviter les révoltes à moindres frais, le Royaume-Uni accorde des libertés et des régimes politiques spécifiques et sur mesure à certaines de ses colonies (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) : gouvernements représentatifs, statut de dominion (colonie devenue Etat indépendant et qui reconnaît librement la souveraineté du Royaume-Uni), protectorats, mandats, états autonomes etc. En même temps qu’il s’étend, l’empire doit bien s’organiser. Le premier dominion est créé au Canada en 1867. Cette autonomisation croissante des colonies ne concerne cependant, comme mentionné ci-dessus, que les colonies « blanches », les autres demeurant sous le régime autocratique militaire anglais.

A noter : contrairement à une idée reçue, les peuples d’Afrique et d’Asie sont loin d’accepter passivement la colonisation pendant des décennies, avant de se réveiller brusquement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : nombre de révoltes éclatent régulièrement dans une colonie ou dans l’autre, elles sont parfois longues, parfois violentes, parfois vaines et désespérées, ou encore vouées à l’échec en raison des inégalités en matière d’armement et de technicité, mais la résistance africaine et asiatique est bien là (y compris sur le plan religieux), bien avant la deuxième moitié du XXe s. ! Bien des mouvements nationalistes et indépendantistes auront longtemps couvé sous la cendre…

A la veille de la Première Guerre mondiale, et alors que la reine Victoria s’éteint, le Royaume-Uni est devenu la première puissance hégémonique mondiale au niveau commercial et maritime. Tout au long du XIXe siècle, il a cumulé les conquêtes… sur tous les continents (et tous les océans). L’Empire français a peu à peu réémergé lui aussi, mais sans commune mesure avec les possessions britanniques.

La Royal Navy règne en maîtresse sur les mers, et le Royaume-Uni, qui a su s’arroger la plus belle part du gâteau colonial, et surtout, la maîtrise de tous les points et caps stratégiques (Sainte-Hélène, Singapour, Hong Kong, les Falklands, Le Cap…) et des grands câbles télégraphiques sous-marins, vient de connaître un siècle de domination presque sans partage.

Dernières années de règne

En fait, Victoria ne s’émeut guère que du sort de ses sujets britanniques (et encore, sur le tard) : elle se découvre tardivement un intérêt pour les nécessiteux et participe à des œuvres de charité.

Elle déteste de plus en plus l’aristocratie anglaise (avide de plaisirs, amorale, sans cœur, friande de jeux de hasard, vicieuse… hmmm, c’est l’hôpital qui se fiche de la charité !) et ne se soucie guère de ses propres contradictions. Elle échappe à un nouvel attentat en 1882, suite auquel elle reçoit de nombreuses expressions de loyauté et regagne en popularité

Mais c’est avec ses jubilés d’or et de diamant que sa popularité s’accroîtra de nouveau véritablement, pour faire d’elle à sa mort un symbole de la royauté et de l’impérialisme britanniques.

De fait, en 1887 puis en 1897, elle célèbre successivement ses 50 puis ses 60 ans de règne, grâce à des célébrations et des festivités de plusieurs jours dans tout l’Empire. Les célébrations du soixantième anniversaire sont marquées par de grands débordements d’affection envers la reine bientôt octogénaire, qui devient le monarque britannique ayant régné le plus longtemps. En 1889, durant un séjour à Biarritz, elle devient le premier monarque britannique à poser le pied en Espagne lorsqu’elle traverse la frontière pour une courte visite. Très populaire, elle finit par faire figure d’autorité matriarcale bienveillante.

Petite ombre au tableau : la série de meurtres commis par Jack L’Eventreur à cette époque, et qui éclaboussera la maison royale à deux reprises lorsque le petit-fils de la reine (et fils aîné du Prince de Galles) puis le médecin de Victoria seront successivement soupçonnés d’être (parmi d’autres suspects) le fameux assassin… Des rumeurs qui entachent la famille royale, même si Jack l’Eventreur ne fut jamais trouvé.

Mais le pays, pour sa part, évolue, et échappe aux révolutions qui secouent le continent grâce à une série de réformes progressistes qui consolident le système politique et social en place. L’industrialisation est massive, la suprématie de l’Angleterre totale sur ce point aussi, le libéralisme triomphe, la prospérité en est presque insolente, les conservateurs et les libéraux se succèdent au pouvoir, les lois et les réformes passent, les grands mouvements de revendication (irlandais, ouvrier…) sont à peu près contenus, l’empire ne cesse de s’étendre et les produits exotiques d’affluer.

Si bien qu’à sa mort, à 81 ans, Victoria devient un trésor national, une icône vénérée du peuple dont le nom symbolise encore aujourd’hui la grandeur et la puissance d’un empire disparu. Elle s’est éteinte dans la vieillesse, un peu boiteuse, atteinte de rhumatismes et de la cataracte. Son fils et successeur, Edouard VII, et son petit-fils le plus âgé, Guillaume II, empereur d’Allemagne, se trouvent à son chevet.

Elle qui avait passé les 40 dernières années de sa vie en noir, en signe de deuil pour Albert, se fait enterrer en blanc, avec un voile de mariée et des funérailles militaires (du fait de son statut de chef de l’armée et de fille de soldat). Fidèle à elle-même, elle se fait enterrer dans le mausolée du grand parc de Windsor, aux côtés d’Albert, l’amour de sa vie, avec un de peignoirs d’Albert et un moulage en plâtre de sa main à son côté… mais une mèche de John Brown, une photographie et une bague de lui dans la main gauche, dissimulés à la famille par un bouquet de fleurs bien positionné…

Héritage & hommages

Victoria et l’écriture

Selon l’un de ses biographes, Giles St Aubyn, Victoria écrivait chaque jour une moyenne de 2 500 mots De juillet 1832 (elle a 12 ans) à sa mort, elle rédige un journal détaillé qui finit par représenter 122 volumes. Après sa mort, sa plus jeune fille, Béatrice, devient son exécutrice littéraire ; elle retranscrit et édite les journaux de Victoria avant de détruire les originaux. Ce n’est qu’avec la publication de ses journaux et de ses lettres que l’étendue de l’influence politique de Victoria sera révélée au grand public.

Un ensemble de… pas moins de 50 millions de mots ! (l’équivalent de plus de 700 volumes si tous ses écrits, correspondances etc. devaient être édités)

Hélas, le travail éditorial mené par sa fille aura conduit à une censure des passages jugés les plus préjudiciables à la famille royale… si bien que nous ne connaîtrons probablement jamais le dessous réel de certaines affaires, comme la nature exacte de la relation de la reine avec John Brown…

Hommages

Du fait de sa longévité et du développement de l’Empire britannique, un très grand nombre de lieux et de bâtiments ont été nommés en l’honneur de la reine Victoria, essentiellement dans le Commonwealth. La capitale des Seychelles, le plus grand lac d’Afrique, les chutes Victoria, les capitales de la Colombie-Britannique (Victoria) et de la Saskatchewan (Regina), les Etats australiens du Victoria et du Queensland… doivent tous leur nom de cette célèbre souveraine. Quant à la Victoria Cross (croix de Victoria), créée en 1856 pour récompenser les actes de bravoure pendant la guerre de Crimée, elle reste la plus haute distinction militaire britannique, canadienne, australienne et néo-zélandaise.

Enfin, la Fête de la Reine (Victoria Day) est un jour férié au Canada et dans certaines parties de l’Écosse et elle est célébrée le lundi précédant le 25 mai pour commémorer la naissance de la reine Victoria.

Conclusion : Victoria, un personnage controversé

Bien qu’elle demeure parmi les monarques les plus célèbres et les plus flamboyants du Royaume-Uni, et que toute une époque (entre autres l’âge d’or de l’impérialisme anglais) lui soit désormais identifiée, la reine Victoria demeure à ce jour un personnage controversé.

Certes, son influence politique et morale fut grande.

Certes, dotée d’une forte personnalité, elle fit tout ce qu’elle put pour influencer les politiquesgouvernementales et les nominations ministérielles, au cœur d’une monarchie constitutionnelle où, pourtant, le souverain avait relativement peu de pouvoir (essentiellement le droit d’être consulté par le Premier Ministre, celui de conseiller le gouvernement et de le mettre en garde).

Certes, elle horripilait tous ses Premiers Ministres à revendiquer malgré tout l’exercice du pouvoir, à se mêler des affaires publiques et à tout faire pour s’opposer au gouvernement (droit de véto) quand une réforme ne lui plaisait pas.

Certes, elle sera parvenue, grâce à plusieurs cartes habiles (notamment grâce à Albert), à maintenir et à préserver l’institution monarchie anglaise en Grande-Bretagne et dans l’Empire : de la stratégie de la jeune reine dévouée et moralement irréprochable à la veuve éplorée, en passant par la nouvelle institution de la famille royale mise en scène et particulièrement prisée de la classe moyenne, sans oublier la figure de la matriarche stoïque et dévouée à la nation ni celle de la maîtresse de la capitale impériale faisant miroiter les richesses de l’empire et les accomplissements des Britanniques à la face du monde, elle sut s’adapter, développer différents personnages selon les circonstances et redevenir populaire à la fin de son règne, malgré divers coups de sort et revers de fortune.

Certes, elle fit tout ce qu’il fallait pour conserver son pouvoir, se présentant tantôt comme une grand-mère à son rouet, tantôt comme une impératrice… tantôt comme une souveraine généreuse et maternelle investie dans œuvres de charité, tantôt comme une reine va-t’en-guerre, impliquée dans la politique militaire…

Certes, elle a cherché, aidée en cela par son mari, à consolider la monarchie et à en faire un symbole (et elle y est parvenue).

Certes, flexible et dotée de multiples atouts, elle parvint à se maintenir là où tant d’autres monarchies ont succombèrent, tout au long du XIXe siècle, et créa le plus grand empire colonial du monde tout en renforçant la constitutionnalité de la monarchie britannique.

Certes, elle devint même une icône nationale et fut assimilée aux normes strictes de la morale de son époque.

Mais elle n’en était pas moins une femme que ses biographes qualifieront d’émotive et d’obstinée, aimant le sexe (en dépit du fort accent qu’elle mettra sur la morale et les valeurs familiales pour faire oublier les scandales sexuels et financiers qui avaient été associés aux précédents membres de la maison de Hanovre et avaient discrédité la monarchie), son confort et les plaisirs tout autant que ses prédécesseurs.

« Ferme les yeux, et pense à l’Angleterre » est une phrase qu’on lui attribue souvent, comme recommandation à toute jeune fille le soir de ses noces. Pourtant, paradoxe suprême, Victoria détestait les grossesses, les bébés, les naissances, et adorait le sexe !

Mais Victoria fut aussi une souveraine férocement contre (oui, oui, j’ai bien dit « contre ») les droits de la femme, sa conception de la condition féminine correspond aux représentations de l’époque (les femmes étant considérées comme inconstantes et d’une intelligence inférieure), même si elle soutint l’octroi du droit de vote aux ouvriers (Reform Act) ; et une reine qui donna systématiquement son aval à toutes les guerres coloniales, souvent au détriment de solutions pacifistes.

Une reine qui laissa mourir un million d’Irlandais selon les directives libérales de son gouvernement pendant la Grande Famine, et laissa d’innombrables autochtones se faire massacrer dans ses colonies au gré des conquêtes de son armée et de la politique expansionniste de son gouvernement, pour toujours plus de grandeur.

Une reine que l’on tenta tout de même d’assassiner à plus de sept reprises.

Une reine qui n’hésitait pas à envoyer des menaces d’abdication à son Premier Ministre pour obtenir ce qu’elle voulait (ce qu’elle fit à cinq reprises entre 1877 à 1878…).

Une reine paradoxale, pleine de contradictions, de hautes valeurs morales et de dignité au-dehors, faisant régner un climat de puritanisme tout « victorien » sur sa société, mais pleine de passions, peut-être de liaisons et de sautes d’humeur aussi dans l’intimité. Une reine mélancolique et pleine de rêves de grandeur, caractérielle, autoritaire, stricte, mais pleine d’indulgences pour elle-même.

Une reine qui avait une assez haute idée de sa mission, de son rôle et de ses devoirs moraux, mais cédait régulièrement à ses propres impulsions, jalousies et caprices et à la mégalomanie (comment qualifier autrement cet outrancier besoin d’être titrée impératrice des Indes pour rivaliser avec sa fille et ces quelques rares autres monarques qui jouissaient du titre d’empereur, l’empereur d’Autriche, le tsar de Russie ?)

Une mère qui ne se montra ni aimante, ni maternelle, ni proche de ses enfants, mais les pleura amèrement à leur mort, pour ceux qui la précédèrent dans la tombe.

Une mère qui faillit interdire à sa fille cadette de se marier avec un homme (d’excellente condition) dont elle était tombée amoureuse, sous prétexte qu’elle voulait la garder auprès d’elle jusqu’à sa mort (elle n’autorisera ce mariage qu’à la condition que le couple reste vivre auprès d’elle).

En fait de « qualités » personnelles, on pourrait dire sans trop s’avancer qu’elle eut surtout pour elle l’influence extraordinairement positive de son mari Albert, un immense empire colonial (première puissance mondiale) et une extraordinaire longévité sur le trône…

Quant à l’Angleterre victorienne elle-même, elle fut à la fois l’Angleterre de Kipling (Le Livre de la Jungle) et de l’Empire des Indes, et celle de la misère de l’East End Londonien et de Charles Dickens (Oliver Twist, David Copperfield), de l’industrie triomphante des Midlands et du monde aristocratique si bien décrit peu avant par Jane Austen. Le royaume de Victoria fut celui d’une puissance impériale extraordinaire et de la Grande Famine irlandaise tout en même temps, que son gouvernement laissa décimer l’île d’Irlande ; de la Première Exposition universelle, mais aussi des terribles workhouses, véritables mouroirs pour pauvres. A la campagne, seulement mille propriétaires terriens possèdent 40% des terres ; l’explosion démographique contraint les plus pauvres, au-delà des débouchés de la mine et de l’usine, à migrer vers les nouveaux mondes. Ce n’est pas un hasard si c’est à Londres que la première Internationale ouvrière voit le jour (en 1864), de même que l’Armée du Salut (née à Londres en 1878).

Finalement, Victoria est emblématique de cette certaine hypocrisie propre à la société victorienne (pruderie vs faste, probité vs luxe, excès de rigueur et de morale vs plaisirs des sens dans l’intimité… ; austérité « on the outside », sauvagerie « on the inside »…), et qui découlait peut-être, pour sa part, d’une profonde contradiction interne ; contradiction entre

  • d’un côté, l’éducation stricte et austère qu’elle avait reçue, ainsi que l’esprit de son mari, ce fameux esprit albertien empreint de droiture, de devoir, de loyauté, de moralité, de luthérianisme (religion rigoriste) et de fidélité ;
  • et, de l’autre côté, la nature profonde de la reine elle-même, son tempérament, ses passions, davantage hérités des Hanovre (ses oncles, son grand-père…) : une nature impétueuse, contrastée, riche, vivante, caractérielle, bouillonnante et sanguine.

Ainsi, si Victoria fit régner des valeurs hautement morales sur son royaume à la fin de sa vie, ce fut probablement davantage en hommage à son défunt mari (et par influence du Premier Ministre  Disraeli) que par conviction profonde et application personnelle, elle-même étant finalement une femme de nature relativement impulsive peu conformiste.

In fine, ce sera davantage l’Angleterre du XIXe siècle elle-même qui sera victorienne que sa reine…

Le poète Wilfrid Blunt dira finalement d’elle qu’elle n’était qu’une « vieille dame assez banale, pareille à tant de nos douairières, de vues bornées, sans goût pour la littérature et pour l’art, aimant l’argent, ayant un certain don d’application aux affaires et de capacité politique, mais facile à flatter et s’attendant aux flatteries, tout à fait convaincue de sa position providentielle dans le monde et toujours prête à faire n’importe quoi pour l’étendre et l’affermir » (cité dans Les derniers jours des reines de Buisson et Sévilla). Et, très sincèrement, c’est plutôt l’impression que j’en ai eu au fil de mes lectures et de mes visionnages sur cette « très grande » reine !

Ce qui n’empêchera pas Victoria (au prénom hautement symbolique, qui joue d’ailleurs peut-être inconsciemment en grande partie sur sa « gloire ») de demeurer un personnage mythique incarnant à lui seul la gloire du Royaume-Uni à son apogée… et de détenir un nombre de records et de « titres » absolument incroyable ! Première reine à voyager en train, première reine britannique à se rendre en Espagne, plus long règne de la monarchie britannique (jusqu’à Elisabeth II), première reine européenne à tenir le titre d’impératrice des Indes, monarque à la tête du plus grand empire de l’Histoire, reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, reine du Canada, reine de l’Australie…

Ainsi, sous le règne de Victoria (mais dans quelle mesure y contribua-t-elle vraiment personnellement, indépendamment d’Albert et de ses Premiers Ministres ?), l’Angleterre et son empire connaissent leur plus bel âge d’or. Mais au tournant du XXe siècle, les choses peu à peu, tout doucement, très discrètement, changent.

En 1890, la première puissance économique mondiale n’est déjà plus le Royaume-Uni, mais les Etats-Unis d’Amérique qui, ayant fini de se construire, triomphent sur le plan économique et industriel et émergent enfin de leur isolationnisme (voir mes articles sur l’histoire américaine). En Europe, cette place, peu à peu, a été prise à l’Angleterre par l’Allemagne…

Victoria meurt en 1901 et, en 1914, éclate la Première Guerre Mondiale… qui sonnera le glas de cet Eldorado impérial.


Texte : (c) Aurélie Depraz
Illustration : Pixabay

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