L'Histoire (la grande !)

Vers une autre histoire des Vikings ?

les vikings en Aquitaine

Aujourd’hui, je laisse la parole à Joël Supéry, un auteur (juriste de formation) passionné de cartographie ancienne et d’histoire de la navigation, qui travaille depuis plus de quinze ans sur les Vikings, et en particulier sur les Vikings en France… et en Aquitaine…

Partisan d’une approche résolument hors des sentiers battus, Joël a accepté d’en partager l’idée de base dans cet article. Il a écrit trois ouvrages (Les secret des Vikings, Équateurs, 2005 ; Les Vikings au cœur de nos régions, Yago, 2009, et La saga des vikings : Une autre histoire des invasions, Autrement, 2018) et anime de nombreuses conférences sur le sujet. Vivant à Bordeaux depuis plus de quinze ans, j »étais, bien sûr, tout particulièrement intéressée par l’idée qu’il se fait des invasions et, peut-être, d’une véritable occupation viking en Aquitaine (un peu à l’instar du duché de Normandie).

Mais, sans attendre, je lui laisse la parole. Vous pourrez retrouver tout plein d’articles complémentaires (et plus spécifiques) en fin d’article, ainsi que les références de ses ouvrages. Bonne lecture !

La clanisation des invasions.

Pillards itinérants ou clan menant une guerre ?

Joël Supéry, Bordeaux, le 26 novembre 2023

J’ai rencontré Aurélie Depraz aux Fêtes médiévales de Blaye en 2019. Depuis, nous nous suivons sur un réseau social bien connu. Aurélie m’a demandé l’autorisation de publier certains de mes articles sur son blog, notamment ceux concernant la période viking en Aquitaine. Je l’accorde avec plaisir. Sachez seulement que, comme c’est le cas pour tout article, certains les jugeront trop compliqués et d’autres trop simplistes. Tout dépend de ce que vous attendez d’un tel article. J’espère simplement qu’ils répondront à certaines de vos questions, attiseront votre curiosité et vous inviteront à réévaluer l’idée que vous vous faites des hommes et des femmes du Nord.

J’ai rédigé cet article introductif afin de poser le débat.

La série Vikings et la « clanisation » des invasions.

En tant que lecteur d’Aurélie Depraz, vous avez sans doute regardé la série Vikings réalisée par la BBC. Souvent, on me demande ce que je pense de cette série. A mes yeux, elle réunit deux grandes qualités. D’abord, elle est très fidèle aux discours académiques britannique et scandinave. Les péripéties et anecdotes évoquées ont été puisées dans les sources écrites. Quant au monde présenté, il est très conforme à ce que l’archéologie nous révèle jour après jour.

Les seuls embellissements de l’histoire que se sont permis les réalisateurs concernent la « contraction du temps » : on compresse trois siècles en cinquante années ce qui permet de créer un liant, une continuité que les historiens n’ont pas réussi à déceler jusqu’à présent. Il y a un autre embellissement qui me parle beaucoup, c’est la « clanisation » du phénomène viking. En créant des liens familiaux entre les différents chefs, la série Viking entretient l’idée d’un clan à la tête des invasions.

Dans cette série, la BBC nous présente des chefs historiques connus : Ragnar, Björn, Ivar, Rollon comme les membres d’un même clan. Un clan danois si on écoute les narrateurs -un clan norvégien si on en juge par le fjord dans lequel se trouve sa ferme « danoise »-, un clan fondé par Ragnar.

Or, l’historiographie s’oppose farouchement à toute idée de clan. Les historiens doutent des sources qui annoncent des liens de parenté entre ces chefs. Certains refusent ainsi de considérer Björn comme le fils de Ragnar. D’autres doutent même que Ragnar ait jamais existé. Il est vrai que douter des sources, cela pose un homme : cela fait sérieux. Mais pourquoi ce scepticisme ?

Tant que l’on regarde les Vikings comme des pillards avides des richesses des monastères d’Occident, tant que l’on regarde l’explosion viking comme un déferlement anarchique de bandes sans stratégie, il n’est pas besoin d’expliquer les invasions vikings. Les Vikings déferlent sur l’Europe comme un nuage de criquets et sont aussi imprévisibles qu’un fléau de Dieu. Etant imprévisibles, il est inutile d’essayer de comprendre leurs ambitions et leur stratégie. Constater leurs déprédations suffirait aux historiens pour régler la question viking. En France, les invasions vikings ne sont regardées que comme un épiphénomène venant accélérer l’effondrement de l’empire franc, un simple paramètre de l’histoire carolingienne, jamais comme un sujet à part entière. J’ai coutume de dire qu’en France, on a laissé les Vikings sur un strapontin de l’Histoire. Lorsqu’ils combattent aux côtés de Pépin II d’Aquitaine, on considère qu’ils le font non en tant qu’alliés, mais en tant que vulgaires mercenaires car ces barbares analphabètes étaient par définition incapables d’ambitions ni de vision politique. Depuis toujours, on les regarde comme des primitifs ignorants, une espèce d’hommes préhistoriques perdus dans un temps historique. Pourtant, les archéologues nous disent que les hommes du Nord étaient les plus habiles commerçants de leur temps. On constate une distorsion entre le portrait dressé par les historiens et la réalité révélée par l’archéologie. La question est simple : peut-on être à la fois un homme primitif sans culture ni vision et un redoutable commerçant habitué à rouler dans la farine ses interlocuteurs ? Un analphabète quand il débarque en France et un voyageur capable de parler plusieurs langues lorsqu’il voyage ? Il est temps de remettre les choses à plat.

Or, si on admet comme le fait la BBC que ces chefs appartiennent à un même clan, alors cela change tout. Cela signifie que ce que fait Björn en Méditerranée pourrait avoir un lien avec les actions d’Ivar en Grande-Bretagne. Si ces chefs appartiennent à un clan, ce clan a logiquement mis ses flottes en commun, visé des objectifs et mené une stratégie pour les atteindre. Il aurait mis sur pied une logistique sophistiquée et fondé des chantiers navals en mesure de soutenir l’effort de guerre. Bref, les invasions vikings n’auraient pas été un déferlement anarchique de pillards comme on nous l’assène depuis maintenant trois siècles, mais une guerre. Et une guerre, à la différence d’un fléau de Dieu, on peut l’expliquer. Or, plutôt que de chercher à comprendre cette guerre, l’immense majorité des historiens préfère esquiver l’hypothèse perturbante d’un clan menant les opérations en restant farouchement attachée au confortable mythe du pillard errant sans but ni stratégie.

Dans cet article, je vais revenir sur les éléments qui suggèrent l’existence de ce clan à la tête des invasions et m’intéresser à la généalogie des chefs.

La généalogie d’un clan

Les sources franques

Les Annales de Saint Bertin et la Chronique de Fontenelle évoquent Asgeir, Ragnar et Björn. Ces trois chefs sont évoqués lorsqu’ils viennent sur la Seine : Asgeir en 841 et 851, Ragnar en 845, Björn en 856. Le simple fait que ces chefs s’illustrent à tour de rôle sur le même fleuve suggère qu’ils n’appartiennent pas à des bandes rivales qui se seraient immanquablement affrontées, mais à un même clan. Si ces Vikings avaient appartenu à des clans rivaux, on aurait dû assister à des combats incessants entre eux, comme il y en avait dans toute la Scandinavie. Ces dissensions auraient amené trahisons et revers cinglants. Or, les Vikings seront invincibles pendant trois décennies. Certes, on verra Sidric s’opposer à Godfrid sur la Loire, et Veland s’opposer à Sidric sur la Seine, mais à chaque fois, lors de la transaction, les Francs sont délestés d’une forte somme d’argent et les chefs partants sont remplacés par les arrivants. Il ne s’agissait pas de trahisons : il s’agissait d’un jeu de dupes destiné à soutirer de l’argent aux Francs. Les Vikings étaient rusés comme  des commerçants.

Les sources normandes

Les sources normandes ajoutent des précisions. Guillaume de Jumièges nous apprend que Ragnar confie son fils Bjorn à Hastein pour qu’il l’éduque. Il s’agissait d’une pratique fréquente. Ce type de tutorat renforçait les liens du clan et augmentait le savoir de l’enfant car évidemment le père confiait son fils à un homme capable de lui enseigner des choses différentes. Cette information est cependant douteuse. En effet, Björn et Hastein entrent ensemble en Méditerranée en 858. Ils appartenaient à la même génération. Björn n’a pas été confié à Hastein pour qu’il l’éduque. Guillaume de Jumièges se trompe. Cette erreur est confirmée lorsque Guillaume de Jumièges précise que Hastein fut arrêté à Rouen. Or, Hastein n’est jamais mentionné à Rouen dans les sources franques. Par contre, la chronique de Fontenelle dit qu’Asgeir attaque Rouen en 841 et c’est de nouveau lui qui est assiégé à Oissel, en amont de Rouen en 851. En réalité, Ragnar a confié son fils Björn à Asgeir, un chef de sa génération, inconnu des sources scandinaves. La confusion entre Asgeir et Hastein est assez fréquente. On peut imaginer que Ragnar était un chef de guerre qui allait de l’avant, mais il avait nécessairement un « Floki » qui assurait la logistique de ses flottes et de ses armées. Je pense que Ragnar a confié l’éducation de Björn à son « Floki ». Le personnage de Floki n’est pas historique. Il a été inventé par les réalisateurs car il est impensable que Ragnar ait pu mener ses expéditions sans un logisticien hors pair à ses côtés. Les réalisateurs ont raison. Je pense que ce logisticien était Asgeir. Cet Asgeir que l’on retrouve dans la toponymie gasconne dans Hossegor, anc. Ossegor, à Capbreton et La Guirosse (L’Asgeirhus) à Mimizan, sites où les Vikings avaient des chantiers navals.  La tombe de Groix fouillée en 1904 serait celle de ce chef. Les archéologues y ont trouvé des outils de forgerons et d’autres de charpentier ce qui leur a permis de déduire que cet homme était impliqué dans la constructiuon navale. Ainsi, il aurait existé un lien entre les quatre chefs mentionnés dans les sources franques. Asgeir aurait été le binôme de Ragnar et Hastein celui de Björn.  Ils appartenaient à un même clan.

Les sources scandinaves

Si on se tourne vers les sources scandinaves, il y est également fait mention de liens de parenté entre les différents chefs. L’historien danois Saxo Grammaticus (1160-1220) nous explique que le roi Harald Hildetand régnait sur le Danemark. Ce dernier sera tué à la bataille de Bravellir dans les années 770 par son neveu Sigurd Ring qui deviendra, à son tour roi des Danois et le restera jusqu’à sa mort en 812. Or, d’après le même Saxo Grammaticus, Sigurd Ring avait un frère nommé Harald Klak qui lui succèdera sur le trône danois, fait confirmé par les Annales Regni Francorum. Sigurd Ring va également avoir un fils, un certain Ragnar.

Ainsi, d’après cette généalogie, Ragnar serait le fils du roi des Danois et le neveu d’Harald Klak qui sera baptisé en 826 et deviendra duc de Frise. Or, Sigurd Ring mènera la vie dure à Charlemagne en soutenant aux côtés de Godfred la résistance saxonne contre les armées franques et Harald Klak sera un acteur majeur de la vie diplomatique entre Empire franc et Scandinavie pendant plusieurs décennies. Ragnar n’était donc pas un chef quelconque comme le suggère la série de la BBC. Ragnar était un des plus puissants chefs de guerre d’Occident.

Ragnar, un chef politique majeur

En 845, Ragnar inflige une cuisante défaite au petit-fils de Charlemagne sur la Seine, puis il s’empare de Paris,  enfin il obtient sept mille livres d’argent, soit près de trois tonnes de métal. L’historiographie a toujours regardé cette attaque contre Paris comme une attaque crapuleuse motivée par l’appât du gain. Elle n’a jamais cherché à en percevoir la dimension politique. Ce fils de roi aurait mené une flotte de 120 bateaux sur la Seine juste pour piller…

De mon côté, je considère qu’en faisant remonter la Seine à une flotte aussi importante, Ragnar faisait une démonstration de force et que cette démonstration de force s’adressait aux Aquitains, aux Bretons et aux Scandinaves. Les Francs essayaient de nouer des alliances avec les Bretons, les Aquitains et le roi de Danemark pour organiser la résistance contre les hommes du nord. En emmenant 120 bateaux au coeur de l’empire, Ragnar montrait à tous qu’ils devaient bien réfléchir avant de choisir leur camp. Il démontrait aux hésitants qui était l’homme fort. Il prouvait à un monde scandinave indécis et perplexe qu’il était capable de vaincre les Francs et d’offrir aux païens du monde scandinave une revanche. Après cette victoire, le monde scandinave bascule : il va soutenir le clan dans sa guerre.

Evidemment, si Ragnar est un simple pillard de monastère, on a du mal à comprendre comment il a réussi à aligner 120 navires. On ne comprend pas non plus pourquoi ce chef de guerre, dont Régis Boyer nous dit que ses hommes évitent les combats et ne s’attaquent qu’aux lieux sans défenses, s’en prend une place forte franque au cœur de la Chrétienté. Enfin, à une époque où internet n’existe pas, synchroniser une attaque surprise en mobilisant des chefs venus de toute la Scandinavie comme le suggère l’historiographie, relèverait du miracle. Mais, comme les moines d’antan, l’historiographie a souvent recours au miracle pour expliquer l’inexplicable.

En réalité, Ragnar aurait été le chef d’un clan richissime qui va organiser et financer des chantiers navals capables de construire des flottes de guerre en mesure de défier l’empire franc.  Les 120 navires de 845 étaient ceux du clan. L’imense majorité des flottes opérant en France, en Grande-Bretagne et en Méditerranée auraient été celles du clan. Une fois que le clan possède les chantiers navals capables de produire les flottes en quantité, il devient aussi incontournable que Google ou Elon Musk. Il suffit à Ragnar d’aller en Scandinavie et de proposer aux jeunes désoeuvrés sans terres ni avenir en Scandinavie de venir se joindre à lui pour vivre une vie d’aventure et de gloire sous des cieux ensoleillés et fertiles.  Une fois que le clan possède la flotte, il n’a plus besoin de nouer des alliances ou de passer des compromis avec d’autres clans. Il n’a aucun mal à recruter des volontaires scandinaves, mais aussi saxons, frisons, bretons, aquitains ou gascons. A chaque fois, le discours est simple : « votre terre a été soumise par Pépin le Bref ou Charlemagne, joignez-vous à nous et ensemble débarrassons nous de l’oppresseur franc ». Les jeunes de toute l’Europe vont se joindre à Ragnar dans son combat. Ragnar leur promet une vie meilleure, une belle terre et de quoi fonder une famille sous des cieux enchanteurs. Les jeunes qui partaient n’avaient aucune ambition de retourner en Scandinavie où la terre était devenue rare et restait ingrate. Le cliché du Viking s’enrichissant pour revenir s’imposer en Scandinavie est un mythe aussi absurde que le casque à cornes. Cela a pu concerner certains rois comme Harald Klak et son fils Godfrid, mais il est mal venu de tirer de ces cas particuliers un généralité.

Les fils de Ragnar

Les Dits des Fils de Ragnar font de Björn, Ivar et Sigurd Serpent dans l’Oeil des frères. Ce lien de filiation entre Björn et Ragnar est confirmé par les faits. A la disparition de Ragnar, Björn devient le nouveau chef de l’invasion. Björn sera le second chef à s’emparer de Paris en 856. En 858, il se rend à Verberie « pour faire sa soumission » selon les Annales de Saint Bertin. En réalité, en l’espace de cinq ans, le clan a laminé la Francie occidentale : toutes les cités de l’ouest entre l’Escaut et la Garonne ont été prises par le clan. Charles le Chauve est un roi vaincu, ruiné et aux abois. Björn victorieux n’a pas fait sa soumission. Il a obtenu un traité de paix. Or, un traité de paix est toujours assorti d’une cession de terre. La terre cédée à cette occasion ne sera plus considérée comme faisant partie du royaume après cette date : il s’agit de la Gascogne. Ce n’est pas Mittara Sanche, le petit comte de Gascogne, qui a obtenu l’indépendance de la Gascogne, mais bien le clan. Dans la foulée, Björn ira capturer le roi de Pampelune afin d’obtenir une autre traité de paix avec son voisin du sud qui soutenait jusqu’alors la résistance gasconne. Enfin, il entrera en Méditerranée où il viendra défier l’Emir de Cordoue et le Basileus de Constantinople. Croire que le traité avec Charles le Chauve, la capture du roi de Pampelune et l’entrée en Méditerranée avec une flotte comptant plusieurs dizaines de navires est le fait d’un petit chef sans vision politique relève de la naïveté voire du déni.  Björn était un roi des mers dont le clan tirait sa fortune du commerce avec le monde méditerranéen. Il n’est pas entré en Méditerranée pour y faire du tourisme, mais pour y organiser le commerce. L’historiographie considère que le port viking le plus proche de la Méditerranée était Nantes, mais le clan contrôlait non seulement Bordeaux et Bayonne, mais aussi Narbonne et Arles, les deux grands ports aquitains de Méditerranée. Le clan avait des alliances avec Pépin II d’Aquitaine, mais aussi Lothaire, roi d’Italie. La flotte de Björn n’était pas isolée dans une mer inconnue. Elle y avait des ports d’attache, des bases, des marchés et des alliés.

Ainsi, Ragnar, Björn, Ivar, mais aussi Ubbe semblent bien faire partie d’un même clan comme le suggère la série Viking. Mais la série de la BBC évoque également Rollon qu’elle présente comme le frère de Ragnar. Or, Ragnar meurt en 845 et Rollon obtient la Normandie en 911. Comme nous l’avons dit, la série Vikings compresse le temps, mais en créant un lien entre Rollon et le clan, un lien  que l’historiographie considère comme totalement fictif, elle va beaucoup plus loin. Or, nous sommes d’accord avec les réalisateurs de cette série : Rollon était bien un membre du clan.

Rollon, descendant de Ragnar ?

Plusieurs sources anciennes évoquent Rollon. Les sources scandinaves convergent pratiquement toutes  pour dire que Rollon appartenait à la noblesse norvégienne, qu’il fut banni par le roi Harald aux Beaux Cheveux, qu’il partit outremer, prit la tête des troupes vikings en France  et conquit la Normandie.

Le Landnamabok et la Heimskringla Saga de Snorri Sturluson (1179-1241) semblent  être d’accord sur ces points.  Il est vrai que Harald aux Beaux Cheveux a commencé en 872 à unifier la Norvège, que Rognvald de Moere a existé, qu’il a eu un fils rebelle nommé Rolf et que Rollon a obtenu l’embouchure de la Seine en 911. Tout semble crédible et cohérent. Il est cependant probable que Guillaume de Malmesbury (1090-1143) qui le premier le dit norvégien chassé par le roi ait fait une simple déduction. L’arrivée de Rollon en France correspondant à l’arrivée en Angleterre de chefs norvégiens chassés par Harald aux Beaux Cheveux, Guillaume de Malmesbury aurait déduit qu’il devait en être de même pour Rollon. Or, parmi les chefs chassés de Norvège, Snorri Sturluson connaissait l’existence d’un Rolf, fils de Rognvald de Moere, dont le nom ressemble à celui de Rollon. La probabilité que Rolf et Rollon aient été un seul et même homme existait et, faute d’autre proposition, tout le monde va la considérer comme acquise.

Cependant, trois points soulèvent des doutes dans cette histoire. Premièrement, Snorri Sturluson nous dit que Rollon s’appelait Rolf. Or, jamais ce nom n’est mentionné par les chroniqueurs normands qui le nomment Roll, Rou, Raoul ou Rollon. Phonétiquement, c’est un problème: le « f » est une consonne forte qui ne chute pas facilement. Par exemple, le prénom Herjulf va donner le patronyme francais Riouf. Le « l » a chuté, pas le « f ». Le prénom Rolf aurait dû évoluer en Rouf et non en Rou ou Raoul. Le patronyme Rouf est en général attribué au latin Rufus, mais en Normandie, l’origine Rolf s’impose.  En d’autres termes, le prénom Rolf est peu probable au regard de la phonétique et des archives normandes qui jamais ne mentionnent ce nom. 

Deuxièmement, il y a une autre raison de douter de l’origine mentionnée par les sources scandinaves : aucune n’explique comment Rollon a réussi à devenir le chef des Vikings en Occident. Or, ce point est essentiel car il expliquerait l’aura du chef scandinave. Si Rollon arrivait de Norvège et qu’il était le fils d’un petit chef inconnu, il aurait dû accomplir quelque chose de spécial, un exploit guerrier ou avoir été l’auteur d’un discours mémorable pour recevoir l’honneur de prendre la tête des invasions en France. Or, les sources scandinaves ne donnent aucune information sur sa prise de pouvoir. Ce nouvel entrant aurait été élu chef sans avoir rien accompli de mémorable, c’est d’autant plus improbable que Ragnar, Asgeir, Björn, Hastein ont logiquement eu des descendants qui bénéficiaient de l’aura et de la légitimité de leurs ancêtres pour mener les attaques sur la Seine. La logique voudrait que celui qui prend la tête des flottes appartenant au clan soit un membre du clan.

Troisièmement, les sources normandes, pourtant bien informées (Dudon de Saint Quentin (960-1043) a été renseigné par le gendre de Rollon) taisent également les origines de Rollon. Or, s’il avait été le fils d’un chef de Moere banni par Harald aux Beaux Cheveux, son biographe aurait dû mentionner cette origine nullement infâmante. S’il tait l’origine de Rollon, c’est parce qu’il doit la cacher.

Or, il existe une source franque, que les historiens écartent un peu trop facilement qui nous donne une autre origine pour Rollon.

Le témoignage divergent de Richer de Reims

Richer de Reims (940-998) est l’auteur de Quatre livres d’histoire, redécouverts en 1833 par Heinrich Pertz. Ces ouvrages racontent de manière détaillée la fin des derniers carolingiens et l’avènement des Capétiens. Il s’agit de la source la plus complète sur la période. Or, Richer écrit :  « Sous le commandement de Rollon, fils de Catillus, ils entrèrent soudainement en Neustrie »[1]

Or, ce Catillus, Richer en parle un peu plus tôt dans son livre[2]. Richer explique ainsi qu’Eudes, roi de France et premier capétien, chassé de Neustrie par la même famine qui a forcé la Grande Armée à retourner en Angleterre en 891, aurait choisi d’attendre la fin de la famine en Aquitaine au Puy (Le Puy-en-Velay). Une  troupe de Vikings comptant près  de 13 000 hommes s’étant avancée en Aquitaine, le roi mobilise son armée. Eudes réunit 10 000 cavaliers et 6 000 fantassins. Son armée avance sur Montpensier, au nord de Clermont, où la troupe viking assiège le château. Eudes attaque les Vikings et les défait à deux reprises. Leur chef Catillus (Kaetill) est capturé. Eudes lui offre le choix entre la mort et le baptême, Catillus choisit la vie. Mais, au cours de la cérémonie, Ingon, le porte-étendard royal, persuadé de l’hypocrisie de la conversion, se précipite sur l’homme désarmé et le tue dans les fonts baptismaux.

Le récit de Richer est très précis et Richer est techniquement une source bien plus fiable que les sources islandaises tardives. De manière remarquable, dans ce cas précis, l’historiographie préfère faire confiance à une source lointaine et tardive…

La méfiance des historiens

L’affirmation que Rollon serait le fils de ce Catillus, bien qu’émanant d’un auteur contemporain et franc, n’est pas retenue par les historiens français. Ils considèrent que, sur ce point, Richer n’est pas fiable. En effet, Richer dit que ce Catillus commandait 13 000 hommes. Or, si une armée de 13 000 hommes était venue de Normandie ou de Bretagne, on aurait dû la voir traverser la Neustrie et son passage aurait dû être mentionné dans les textes. Or, aucune armée n’est signalée. Donc, Richer est un menteur. S’il n’est pas fiable pour les 13 000 hommes, on ne peut pas le croire pour la filation de Rollon. Elémentaire.

Il n’y a qu’un détail qu’oublient ces historiens. En 840, Ragnar avait pris le contrôle de la Gascogne et en 858 Björn avait obtenu le pays par traité. En 892, la Gascogne était toujours entre les mains des hommes du Nord et les 13 000 hommes commandés par Kaetill ne venaient pas de Normandie ni de Bretagne, ils venaient de Gascogne. Il est normal qu’on n’ait pas signalé le passage de cette armée en Neustrie… C’est un travers assez habituel : quand un historien ne comprend pas une information, plutôt que de douter de son intelligence, il préfère douter de sa source. Ces 13 000 représentaient l’armée scandinave de Gascogne. Si Catillus commandait cette armée, c’est qu’il était le chef des Vikings de Gascogne. Or, le précédent chef des Vikings de Gascogne était Björn Ragnarsson.  Logiquement, ce  Catillus assassiné dans la cathédrale de Limoges en 892 était le fils de Björn Ragnarsson tué en 862. Kaetill Bjornson serait le petit-fils de Ragnar, et Rollon en serait l’arrière-petit-fils.

On comprend mieux pourquoi Dudon de Saint Quentin n’évoque pas cette origine. Lorsque son ancêtre Björn avait fait la paix avec Charles le Chauve en 858, il s’était logiquement engagé à ce que ses hommes cessent leurs attaques en Francie. Cet engagement valait pour ses descendants. Or, en menant l’attaque sur la Seine, Rollon certes vengeait l’assassinat de son père Kaetill Bjornson, mais il violait l’engagement de son grand-père. Cette violation de l’engagement aurait autorisé les Francs à rompre le traité de paix de 858 et à reprendre les combats contre les Normands de Gascogne. Les biographes de Rollon ne pouvaient mettre en avant ses liens avec le clan. Ces liens avec la Gascogne existaient pourtant. En 945 et de nouveau en 965, un chef nommé Harald viendra à deux reprises au secours du duc de Normandie; or, cet Harald venait de Bayonne.  Les Normands de Gascogne sont venus à deux reprises porter assistance à leurs frères de Normandie.

La présence viking en Gascogne et Aquitaine

La présence viking en Aquitaine est régulièrement contestée par des chercheurs qui me reprochent de « déformer » les sources. En voici quelques-unes.

Dans les années 860, André de Bergame écrit à propos de la bataille de Fontenoy en Puisaye qui a eu lieu en 841 :  » Un grand massacre fut fait, spécialement parmi les nobles d’Aquitaine […]. Jusqu’à ce jour, la noblesse d’Aquitaine est si ravagée que les Normands s’emparent de ses terres et qu’elle n’a pas la force de leur résister ». Les Normands ne pillent pas, ils s’emparent des terres… Dès le début des invasions, les Vikings ont des ambitions territoriales et donc politiques en Aquitaine, pourtant, l’école historique de Caen professe toujours en 2023 que la Normandie est le seul territoire français sur lequel les Vikings ont jamais eu d’ambition politique ! Il s’agit tout simplement de désinformation. Mais comme cette désinformation est répétée par les milieux académiques depuis plus d’un siècle, elle est devenue une vérité aujourd’hui… 

Dans les années 870, la Translatio de Sancta Faustae précise: « Mais à cette époque, chez les Gascons, dont les montagnes Pyrénées sont voisines, Arnaud,[…] fils  d’un certain comte de Périgueux, […] avait affronté fort souvent avec les susdits barbares [Normands], lors de batailles pour la défense de la sainte Eglise, et, en tuant beaucoup d’individus originaires de cette terre et de cette nation très immonde, (sic) à la fin, il avait perdu une très grande part de sa très noble armée ». Habituellement, les exégètes décodent qu’il tua  » beaucoup d’individus originaires de cette terre », c’est-à-dire des Gascons et  » de cette nation très immonde » des Vikings. Or, le texte dit clairement qu’il tua beaucoup de « Vikings originaires de la terre gasconne ». Ce texte contemporain dit clairement que les Vikings combattus par le comte de Périgueux était installés de longue date en Gascogne. Ce qui recoupe les textes arabes qui nous apprennent que les madjous sont installés au Pays basque dès 793.

 En 876, Frothaire, l’évêque de Bordeaux, avait quitté la ville parce qu’il ne supportait plus de vivre parmi les païens. Le pape lui-même était au courant de la situation. « Nous avons appris que presque toute la province appartenant au métropolitain de Bordeaux était désolée à cause des persécutions des païens, de telle manière que notre confrère ne peut plus donner de quoi vivre à ses sujets et qu’on n’y trouve plus la moindre habitation de fidèle ».  Ce texte contemporain ne laisse aucune place au doute, mais les historiens considèrent que le pape ment, ou se laisse abuser par les propos mensongers de Frothaire. Encore un déni. En 886, le nouveau pape se plaint que Frothaire ne soit pas revenu à Bordeaux. En 892, le pape envoie en Gascogne Léon, archevêque de Rouen, parlant le norrois, pour convertir les païens.

Cette présence scandinave est confirmée par l’auteur arabo-andalou Abû Ubayd al-Bakrî (vers 1014-1094) qui explique : « […]  A l’ouest, les Basques et le pays de Bayonne, dont les habitants, connus sous le nom de Normands, parlent une langue différente de celle des Francs »[3].

Malgré ces sources contemporaines concordantes, l’historiographie considère que la présence scandinave en Gascogne n’est pas « avérée »… Si l’Université le dit, ce doit être vrai car l’Université -comme l’Eglise d’autrefois- ne peut pas se tromper.

Rollon, arrière petit-fils de Ragnar

La Série de la BBC fait de Rollon le frère de Ragnar. Les textes en font son arrière-petit-fils. On comprend dès lors beaucoup mieux comment Rollon est devenu le chef des vikings en Occident : il en était le chef naturel. On comprend également pourquoi il attaque de manière si décisive sur la Seine : il devait venger la mort de son père.  Une mort doublement ignoble : tué par traîtrise dans un lieu sacré pour les Francs eux-mêmes et en présence du roi qui devait le protéger !

Son origine gasconne pourrait également expliquer en grande partie le génie politique de Rollon. Rollon a réussi à créer un état hybride qui a pu s’intégrer au monde franc avec succès.  Pour comprendre ce génie, il est important de regarder la politique matrimoniale des chefs vikings.

Lorsque Rollon devint comte de Rouen, il épousa Poppa, la fille du comte Béranger de Bayeux.  Guillaume Longue-Epée, leur fils, épousera Sprota, la fille du comte de Rennes. Ainsi,  Richard, le petit-fils de Rollon, aurait été « français » à 75%. Richard, à son tour, épousera une princesse française, la sœur d’Hugues Capet… On voit bien que les chefs scandinaves choisissaient une épouse chrétienne issue de la noblesse pour renforcer leur légitimité. 

Sachant cela, il y a de grandes chances pour que Bjorn Ragnarsson, le conquérant de la Gascogne, ait épousé une princesse chrétienne. De la maison de Pampelune, de la maison de Septimanie ou de la maison de Gascogne. Leur fils Catillus aurait été à moitié gascon. Catillus ira à son tour épouser une princesse chrétienne. Son fils Rollon aurait donc été à 75% gascon. Rollon aurait été plus français et chrétien que scandinave et païen.

Le génie politique de Rollon

En d’autres termes, si Rollon était le fils de Catillus, il y a de grandes chances qu’il ait reçu l’éducation d’un souverain chrétien en plus de son éducation scandinave. Il aurait appris le latin, connu la langue et les traditions franques. Il aurait aussi été initié à la théologie chrétienne. Rollon aurait ainsi été en mesure de savoir ce qui était politiquement acceptable pour un Franc et ce qui était dogmatiquement tolérable pour un chrétien. De plus, Rollon avait soixante-dix ans de recul sur l’expérience gasconne. En 840, le clan avait éliminé les evêques de Gascogne fidèles à Louis le Pieux et importé leurs assemblées d’hommes libres. Or, l’élimination de l’Eglise rendait difficile l’intégration de la Gascogne dans la Chrétienté et l’existence d’assemblées rendait impossible son intégration dans un système hiérarchique de type romain.

 Avec soixante-dix ans de recul sur l’expérience gasconne, Rollon va faire des choix différents. Il va renoncer aux assemblées d’hommes libres et restaurer l’Eglise. Ce génie politique qui a permis à la Normandie d’intégrer avec succès le monde franc n’est pas celui d’un analphabète venu de Norvège, mais celle d’un seigneur éduqué connaissant parfaitement ses adversaires, leur culture et leurs exigences.

Dans notre esprit, l’appartenance de Rollon à ce clan expliquerait mieux qu’une origine norvégienne comment il a réussi à s’imposer comme le leader des hommes du Nord et pourquoi il était si talentueux pour intégrer un système politique si différent de celui des Scandinaves.

Conclusion

Ainsi, si on reprend la généalogie des chefs scandinaves opérant en Occident, on trouve une continuité.

  • Harald Hildetand, roi des Danois, tué vers 770, oncle de
  • Sigurd Ring, roi des Danois, jusqu’en 812, père de
  • Ragnar Lodbrok, chef des invasions jusqu’en 845, père de
  • Björn Côte de Fer, chef des invasions jusqu’en 862, père de
  • Kaetill, chef des Vikings de Gascogne, exécuté en 892, père de
  • Rollon, comte de Rouen, jusqu’en 926, père de
  • Guillaume Longue-Epée, duc de Normandie jusqu’en 942 etc…

Ce clan s’illustre au Danemark, en France, en Espagne, en Méditerranée, en Angleterre, en Irlande, en Frise, en Russie. En clair, ce clan mène les opération pendant plus de deux siècles et intervient sur tous les théâtres d’opération européens.  Logiquement, ce clan a organisé ses attaques. Elles obéissaient à une  stratégie et visaient des objectifs précis. Bref, ce clan a mené un guerre.

Or, l’historiographie n’a jamais voulu envisager cette possibilité. Elle préfère cultiver le mythe du pillard errant sans ambitions ni stratégie. Cette incompréhension de l’historiographie s’explique simplement. Comme les historiens français n’ont jamais étudié les invasions au sud de la Loire, les historiens européens n’ont jamais réussi à faire le lien entre les actions des Vikings dans le Nord de l’Europe et leurs expéditions en Méditerranée.

Les historiens scandinaves et britanniques, ignorants de ce qui s’était déroulé en France, n’ont pas entrevu cette possibilité d’une stratégie menée à l’échelle continentale. Ils ont limité leurs recherches à ce qu’ils connaissaient : mer du Nord, Manche, Mer d’Irlande. Le Golfe de Gascogne et la Mer Méditerranée ne font pas partie du monde des Vikings. Ce sont des lieux d’excursions sans lendemain. Un cliché reprit par la série Viking. Mais peut-on en vouloir aux scénaristes de ne pas avoir envisagé ce que les historiens se montrent incapables de concevoir ?

En passant à côté des Vikings en Aquitaine, la série est passée à côté de la dimension stratégique et commerciale des invasions. Elle n’a pas compris que les Vikings de l’ouest étaient des armateurs et des commerçants bien plus puissants et riches que ceux qui traversaient la Russie. Elle considère que les plus grands commerçants de ce temps seraient entrés en Méditerranée, centre du commerce international depuis l’Antiquité, sans jamais percevoir son potentiel commercial… Que l’idée de commercer avec la riche Espagne ne leur serait pas venu à l’esprit durant les trois siècles d’invasions. Il faut être un agrégé de l’université de Caen pour le croire.

Joël Supéry.

Articles complémentaires

Ici Aurélie. Je reprends la parole ^^

Evidemment, la controverse est ouverte et, comme je le dis souvent, en matière de protohistoire scandinave et de Haut Moyen Âge comme d’histoire en général), tout est fortement matière à interprétation, et bien des mystères demeurent entiers (ou très vivement débattus). Si sa théorie vous séduit, vous pouvez poursuivre l’aventure aux côtés de Joël Supéry via tout plein de lectures complémentaires, qu’il a eu la gentillesse de lister pour nous :

– Les quatre articles sur la thèse de Lewis :

– Les quatre articles sur les découvertes archéologiques:

– Les articles sur la toponymie :

Source de ces nombreux articles : https://univ-bordeaux.academia.edu/JoelSupery

Interview sur le site Idavoll : https://www.idavoll.fr/blog/entretiens/joel-supery-un-gascon-sur-les-traces-des-vikings.html

Ouvrages de Joël Supéry : sur la fnac.com / sur amazon


[1] » Irruperant enim, duce Rollone filio Catilli intra Neustriam repentini « . (Lib. I, XXVIII)

[2](Lib. I, VII-XI)

[3] F. Clément, « La perception de l’Europe franque chez Bakri, XIe siècle », Le Moyen Âge, tome XCIII, 1987, pages 5-16

(Image d’illustration de l’article : Pixabay)

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