Introduction :
On l’a vu : c’est souvent sur un fond d’instabilité politico-sociale et au cours d’une période tourmentée que prennent essor les tentatives de renouveau artistique les plus radicales.
C’était dans le sang, les tourments et la violence des guerres de religion, mais aussi d’une multitude d’assassinats politiques et d’une crise dynastique que le baroque avait trouvé son terreau. C’était dans ceux de la Révolution française et des innombrables batailles de l’épopée napoléonienne que le romantisme avait puisé ses aspirations à un libéralisme nouveau. Et c’est au cœur des horreurs de la Première Guerre mondiale, ultime traumatisme s’il en est, que le mouvement surréaliste, aboutissement suprême de cette tension vers l’onirisme amorcée juste avant lui par le symbolisme, plongera ses racines.
Avec les massacres et les horreurs de la Première Guerre mondiale, c’est en effet toute une époque, « la Belle Epoque », qui s’achève, balayée par les obus européens, par l’horreur absolue de Verdun, de la Somme et du Chemin des Dames, et par les « gueules cassées » qui hantent désormais la France par milliers. La foi, la raison, les convictions positivistes, et jusqu’à la pensée scientifique triomphante du XIXe siècle, qui toutes devaient assurer, pensait-on, le bien-être et le bonheur de l’humanité et conduire ses actions, se retrouvent fortement ébranlées par le spectacle horrible de la boucherie à laquelle se sont livrées les « grandes nations civilisées ». « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrit Paul Valéry.
Une page se tourne donc ; une ère, une époque, une civilisation se sont éteintes, et avec elles, c’est tout une esthétique qui se retrouve épuisée : la violence de la réinvention, de la révolte et de l’innovation, dès lors, prévaudra dans l’esprit des créateurs. Le vieux monde n’existe plus ; il est donc grand temps de défigurer l’art, le langage et la littérature pour mieux les réinventer. C’est ainsi que le surréalisme naît, profondément marqué et inspiré des répercussions sociales, psychologiques et morales de la Grande Guerre.
Révolte, rébellion, renouveau et surréalisme
Ainsi, au tournant du XXe siècle, un mouvement de renouvellement profond voit le jour dans les cercles littéraires. On considère que la poésie romantique, parnassienne et même symboliste n’est pas allée assez loin dans son invention langagière. Les surréalistes vont, dès lors, s’attacher à faire littéralement exploser les codes poétiques, en réinventant totalement la langue française et en libérant définitivement l’inspiration du vers et des formes fixes.
A l’instar des romantiques, qui s’y étaient déjà opposés un siècle plus tôt, les surréalistes s’élèvent donc contre les normes académiques (conventionnelles, classiques), la tradition, les institutions artistiques et littéraires et les arts officiels en produisant des œuvres provocatrices. Dans le Manifeste du Surréalisme, André Breton, considéré comme le chef de file du mouvement, dénonce le bon sens, la logique, la raison, le rationalisme, la cohérence et le réalisme comme autant de manifestations de la soif de logique à laquelle l’esprit humain est communément assujetti. Il s’agit en effet pour les surréalistes de briser les carcans (qui entravent la liberté, la contraignent) qu’une longue culture de soumission et de conformité aux normes (renforcée par les Etats bourgeois et policiers, les Eglises et les dogmes) a concouru à rendre naturels. Les surréalistes se débarrassent du poids des conventions et des canons du bon goût. Ils entendent faire fi de toute contrainte de forme comme de contenu, de toute contrainte esthétique ou morale. Lorsque la civilisation faillit et conduit à l’horreur, la désillusion qui accompagne son mouvement conduit en toute logique à une volonté de rupture à la fois avec elle, ses valeurs et ses critères esthétiques et moraux.
Tentative de révolte et de rupture avec la production littéraire classique et véritable espoir de renouveau artistique tout en même temps, le surréalisme cherche à libérer la parole, le langage et le processus créatif de tout contrôle de la raison, de la pensée et de la conscience, mais également de toute valeur reçue, de tout jugement traditionnel. Son mot d’ordre sera désormais : l’automatisme. Un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale […]. » (André Breton, Manifeste du Surréalisme, 1924).
Plus de tabous. Plus de règles. Plus de censure. Plus de pensée rationnelle. Une écriture, une peinture, un art inconscients, automatiques, libérés, un défoulement de l’inconscient et de le l’imaginaire, une création totalement débridée.
Précurseurs et inspirations : mouvements, artistes et pensées
Symbolisme et fantastique
On le sent : le mouvement qui doit naître au lendemain de la Première Guerre Mondiale ne peut plus se contenter du réel, pas plus que de la science ou de la raison, qui ont prouvé leur incapacité à mener à bien la mission qu’elles s’étaient prétendues capables d’accomplir : assurer le bonheur de l’humanité, polir et policer l’homme, maîtriser ses passions. Déçu, le poète du début du XXe siècle va donc, en toute logique, glisser vers les domaines du rêve, du fantastique, de l’énigmatique, du mythique, et de tout ce qui pourrait se cacher derrière les apparences.
De ce point de vue, il poursuivra, tout en l’approfondissant, l’intérêt de plusieurs mouvements du XIXe siècle, le romantisme tout d’abord, mais aussi (et surtout) le symbolisme et le fantastique, pour le monde de l’onirisme, du rêve, de la folie… et même de cette instance profonde que l’on commence à pressentir, et que Freud est enfin venu théoriser : l’inconscient (voir plus bas).
De fait, nous avions déjà vu, au moment d’étudier le romantisme (soit un siècle déjà avant les surréalistes !) que le romantisme prisait particulièrement (entre autres thèmes à la mode) la nuit, les rêves, le merveilleux et l’onirisme en général. En effet, à défaut de trouver leur satisfaction dans un environnement trop marqué à leur goût par le souci de la réussite matérielle (eh oui, déjà à l’époque…), bien des romantiques cherchaient déjà refuge dans le rêve, la réminiscence, le merveilleux et le fantastique, la croyance en des vies antérieures… C’est à cette époque que des poètes comme Gérard de Nerval, Aloysius Bertrand et Lautréamont avaient exploré les confins du rêve et de la folie dans leur poésie.
En outre, loin d’être un état inférieur à la veille (=conscience), le rêve était déjà pour eux l’occasion d’une lucidité plus aiguë et le lieu d’une révélation, d’un voyage vers l’ailleurs, d’une exploration des profondeurs de l’être et du temps, d’une prise de conscience plus aiguë encore, un moyen d’accéder au monde invisible ; un phénomène presque divin, une porte vers la lumière, vers la connaissance, une ouverture vers les mystères de la vie et du monde, un moyen de se reconnecter à ce langage symbolique, au souffle divin de la création, de comprendre les choses et de redonner du sens à la totalité du monde. Vision, contemplation, le rêve donnait, à ce titre, au poète un pouvoir prophétique. Quant au rêve qui devenait cauchemar, il permettait de légitimer les extravagances de l’imagination et une certaine complaisance envers l’inspiration macabre (le fantastique émergeait). On parlait alors parfois, à propos de l’œuvre de Nerval, d’Aloysius Bertrand ou de Charles Nodier, souvent considérés comme les précurseurs du symbolisme, du fantastique et même du surréalisme, de « symbolisme romantique » ou de « surnaturalisme ». Ces auteurs manifestaient en effet déjà un goût tout particulier pour les facultés créatrices non maîtrisées que recèlent les rêves et les réminiscences (autant de forces irrationnelles de l’âme), pour cette ouverture vers la vie intérieure et les forces secrètes du monde que le sommeil (mais aussi les hallucinations, les fièvres et autres troubles de la perception…) rendent possible… (on voit là très clairement les racines du futur surréalisme). « Caprices des rêves », « fantaisies du poète endormi » (expressions d’Aloysius Bertrand), symbolique des songes, richesse du passage de l’état de veille à l’état de sommeil et vice-versa, tout était bon pour nourrir la création poétique…
Par la suite, les symbolistes (genre dominant : la poésie) et les auteurs fantastiques (genre dominant : la nouvelle) feront également la part belle à l’irréel, à l’irrationnel, au surnaturel, à l’invisible et au rêve afin d’explorer d’autres territoires, de découvrir les secrets du monde et les mystères cachés de l’univers (voir mes articles sur ces grands courants de la fin du XIXe siècle).
Il va sans dire que, dans leur quête de renouveau artistique et leur rejet du donné réel et de la pensée rationnelle, les poètes avant-gardistes du début du XXe siècle, puis les artistes surréalistes, s’inspireront de ces poètes « hallucinés », tout en prenant également appui, paradoxalement, sur les découvertes d’une science en plein essor : la psychanalyse…
Guillaume Apollinaire
« Hors-classe », hors-mouvement, avant-gardiste, Guillaume Apollinaire (1880-1918), né trop tard pour appartenir aux mouvements symbolistes et fantastiques, et mort trop tôt pour voir naître le mouvement surréaliste, n’en aura pas moins assuré la liaison entre ces grands mouvements, en permettant à la poésie d’entrer résolument dans le XXe siècle. Estimant qu’il fallait enfin admettre cette dernière dans la modernité, il avait en effet annoncé l’avènement du surréalisme dans ces quelques vers du poème « Les Collines » (du recueil Calligrammes) :
« Profondeurs de la conscience,
On vous explorera demain
Et qui sait quels êtres vivants
Seront tirés de ces abîmes
Avec des univers entiers. »
Le mouvement surréaliste tirera d’ailleurs son nom du sous-titre « drame surréaliste » des Mamelles de Tirésias, œuvre d’Apollinaire, sous la plume duquel le terme apparaît pour la première fois…
Très intéressé par « l’Esprit nouveau », c’est-à-dire l’ensemble des formes d’expression artistiques modernes (expressionnisme, cubisme, futurisme, dandysme, cinéma, photographie…), Apollinaire marque une rupture avec le passé littéraire, abandonne toute forme de ponctuation en poésie, invente le genre du calligramme, prise les images obscures et mystérieuses, défend des mouvements aussi variés que le cubisme ou le futurisme.
Freud, Bergson, Jung, la psychanalyse et l’inconscient
Au XIXe siècle, le neurologue autrichien Sigmund Freud, très inspiré par les techniques de l’hypnose de Charcot, se met à repenser les processus psychiques. Ses travaux l’amèneront à travailler tout particulièrement lui-même sur l’hypnose, l’hystérie, les névroses, le rêve, la sexualité infantile, et cette instance psychique profonde qu’il « découvre » : l’inconscient. Il fonde ainsi une forme de thérapie nouvelle : la psychanalyse.
A sa suite, Carl Gustav Jung, un psychiatre suisse, reprendra ses travaux sur l’inconscient (il sera l’un des premiers disciples de Freud) avant de s’en séparer en raison de divergences théoriques et personnelles, et de créer la psychologie analytique.
Par la suite, le philosophe Henri Bergson travaillera lui aussi sur le rêve, la télépathie et les manifestations irrationnelles du psychisme.
Les futurs surréalistes, André Breton le premier (il est dans la médecine militaire pendant la guerre) s’inspireront considérablement de ces découvertes…
Le marxisme
Comme Karl Marc, les surréalistes veulent « changer le monde ». C’est ainsi dès 1925 que s’opère un rapprochement entre les surréalistes et le communisme (voir plus bas, section « André Breton, un chef de file exigeant »).
Un mouvement né de la guerre : le dadaïsme
C’est en pleine guerre que naît un premier mouvement de contestation s’attaquant férocement aux belles-lettres, au bon goût et aux valeurs morales classiques, tous ces piliers de la « civilisation » qui n’ont pu empêcher les boucheries de la guerre.
Dérision, provocation, œuvres choquantes, scandales sont les principales armes de ce courant qui cherche à saper les fondements hypocrites de cette société corrompue. C’est l’époque du fameux urinoir de Marcel Duchamp, présenté sous le titre Fountain (au grand scandale des habitués des galeries), de concerts grotesques à coups d’injures et de casseroles, de procès parodiques et de bouffonneries en tout genre.
C’est ce que l’on appellera le « dadaïsme », jeune mouvement de révolte initié par le Roumain Tristan Tzara et qui inondera l’Europe des années 1916 à 1921. Un nom enfantin, ludique, choisi au hasard dans un dictionnaire, afin de représenter l’esprit jeune et rebelle de ce mouvement qui cherche à se libérer de toute forme de règle, de contrainte sociale, de toute convention idéologique, esthétique ou morale, et même de la raison.
Révolté, extravagant, enfantin, irrespectueux, loufoque, iconoclaste, parodique, ce mouvement se veut à la fois choquant, jubilatoire, destructeur, anarchiste et révolutionnaire. Il pose en révolte pure et totale, en désagrégation totale du tout, veut tout soumettre à l’irruption incontrôlée de la violence. Son but ? Obtenir, sous forme de résidu brut et authentique issu de la destruction, la vraie réalité, la vérité, la vie. Un mouvement pétri de dégoût, d’anarchisme, de nihilisme et d’humour noir.
Plusieurs surréalistes y participeront avant de s’en détacher sous l’impulsion d’André Breton, au nom d’ambitions plus nobles : le dadaïsme veut le néant ; les futurs surréalistes veulent de la création, de la poésie, du lyrisme, de l’amour. La rupture entre le dadaïsme et le surréalisme naissant est prononcée en 1922.
Le projet surréaliste, son ambition profonde
Le principe du surréalisme : transformer en art la pratique individuelle du « défoulement » de l’inconscient (le « défoulement freudien »), c’est-à-dire la libération de ce que contient l’inconscient, pousser jusqu’à ses plus extrêmes conséquences une expérience de libération de la pensée, transfigurer la réalité ordinaire par la révélation poétique, faire de l’art une technique exploratoire des méandres de la pensée. On cherche à voyager au pays de l’insolite, au pays de l’inconscient, à créer une poésie du quotidien, à susciter l’imagination. On cherche à imposer des formes nouvelles pures n’étant encore « souillées » ni par la tradition, ni par la raison.
En termes de genre, la poésie est tout particulièrement prisée : elle jouit d’un rôle-pilote dans l’aventure surréaliste, rôle que lui avait déjà assigné Apollinaire, en se faisant moyen d’expérimenter la vraie vie et d’accéder à celle-ci. Les surréalistes cherchent à libérer l’inconscient, à explorer l’univers de la magie, du rêve et de la folie, à privilégier les mots surgis au hasard et à combattre la censure exercée par la morale et par la raison. Le surréalisme se veut automatisme psychique pur, sans souci ni de cohérence, ni de grammaire, ni de pertinence ou de vérité. L’art doit permettre de libérer les forces vives de l’individu, et non de produire du poli, de l’élégant, du « parfait ». Il devient le moyen d’accéder à la vraie vie, d’explorer tous les « ailleurs » qu’enferment traditionnellement et conjointement la conscience, l’Académie, les institutions et les normes, de transfigurer la réalité ordinaire par la révélation poétique, et de porter jusqu’à ses plus extrêmes conséquences l’expérience de la liberté et de la libération. En libérant du contrôle de la raison et en luttant contre les valeurs reçues, l’art doit ainsi permettre de libérer les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient) qui, à leur tour, révéleront des possibilités insoupçonnées.
En résumé, le surréalisme vise à utiliser tout le pouvoir de l’inconscient comme moteur de création, mais aussi à montrer la poésie du quotidien. C’est en effet jusque dans la vie quotidienne que le surréalisme s’immisce, en créant ce qu’on pourrait qualifier de véritable « mythologie moderne » : dans la vie quotidienne, il promeut un nouveau regard sur les objets et sur les mots, qu’il débarrasse de leur utilitarisme. Les surréalistes sont attentifs aux secrets de la vie moderne et de la grande ville, dont les rues fourmillent de « hasards objectifs » : ceux des rencontres « dans le vent de l’éventuel » (Breton), des coïncidences, des associations fortuites et inédites d’images, de sens et de sons (notamment par le biais d’affiches publicitaires et de vitrines, imagerie nouvelle et moderne qui, une fois dépouillée de toute visée commerciale, permet force effets poétiques et interprétations). On est, là encore, dans le surpassement du réel, dans la recherche d’une transformation de la perception humaine des choses et des événements.
Le surréalisme s’inspire également des mythologies et de la religion, qui sont revisitées et réinterprétées et, tout comme le fantastique et le symbolisme, le surréalisme souhaite révéler des choses habituellement cachées ou des choses qu’à l’ordinaire, nous ne souhaitons pas voir. Il partage aussi avec le fantastique un certain érotisme : d’une part, Freud lui-même voyait dans le fantastique l’expression de désirs sexuels inavouables (autant d’éléments repris par le surréalisme) et, d’autre part, un violent sentiment amoureux peut se retrouver dans les deux courants comme la source d’une mise en contact avec le surnaturel ou le surréel (il fait basculer le héros dans le fantastique dans le premier cas et le pousse vers le surréel dans le second).
Deux dernières considérations sur le surréalisme :
- Un travail de fond sur la langue : Les surréalistes considèrent les mots en soi, pour eux-mêmes, et leurs réactions les uns aux autres (ex : par l’exercice du cadavre exquis). En cela, ils ont devancé les recherches des linguistes contemporains, notamment leur distinction du signifiant (et de son pouvoir) et du signifié.
- La place de la femme et de l’amour est primordiale dans le mouvement : les surréalistes magnifient la relation amoureuse ; dans le cadre d’une véritable révolution privée, on s’autorise toutes les transgressions. « La femme est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves » écrivait déjà Baudelaire au siècle précédent. De nombreux fragments de discours amoureux surréalistes attestent de la vibrante énergie du mouvement.
L’écriture et les techniques surréalistes :
- l’écriture automatique : un mode d’écriture cherchant à échapper aux contraintes de la logique ; elle laisse s’exprimer la voix intérieure inconsciente, dévie l’inconscient de la pensée. Il s’agit d’écrire ce qui vient à l’esprit, sans se préoccuper du sens. Par l’écriture automatique, les surréalistes ont voulu donner une voix aux désirs profonds, refoulés par la société. Peut se produire alors la résurgence de forces profondes. Les lois littéraires et la grammaire fonctionnelle n’ont aucune place dans ce type d’écriture. Ultime lâcher prise. Le chef-d’œuvre doit naître de notre imagination pure, provenir de l’inconnu, de l’invisible, de l’incontrôlable. Cela permet de créer des associations et des enchaînements d’idées inattendus, que le fonctionnement « normal » de la pensée et de la conscience ne permet habituellement pas.
- les récits, les analyses et les descriptions (comptes-rendus) de rêves, spontanés ou provoqués
- le jeu collectif du « cadavre exquis ». Objectif : voir ce que l’imaginaire et l’inconscient collectifs peuvent produire; créer une impression de nouveauté absolue et de jamais vu ; renouveler les images poétiques ; permettre d’accéder à des images et à des associations qu’on n’aurait jamais obtenues consciemment et individuellement.
- les jeux de définition : la première personne écrit sur une feuille une question commençant par « Qu’est-ce que… ? » ; la seconde doit répondre sans connaître la question. Il en découle un choc des mots, des réponses.
- le jeu des syllogismes ; même logique, l’un écrit la majeure du syllogisme, l’autre la mineure, le dernier la conclusion, sans qu’aucun ne sache en amont ce que les autres ont écrit
- d’autres jeux d’écriture collectifs faisant intervenir le hasard
- les séances de sommeil hypnotique
- la prise de drogues ou d’alcool, suite auxquelles les participants notent leurs délires et hallucinations
- l’association libre de mots et d’idées
- l’humour
- l’emploi de métaphores permettant de rapprocher des réalités éloignées (cf. « symbolisme »). Ex : « La Terre est bleue comme une orange » (Paul Eluard)
- le collage, l’assemblage aléatoires
- le jeu sur les formes brèves comme la maxime ou la définition
- la simulation de la démence (inspiration : les maladies mentales étudiées par Freud)
- l’exploration des fantasmes
- l’écriture à quatre mains (voire davantage)
- le hasard (par ex : jeter des papiers déchirés sur une surface et les coller à la place où ils se trouvent ; ou bien décalquer des images ou des formes et les assembler au hasard)
- une « reconstitution » des incohérences, des discours, des bizarreries et des rêves des aliénés mentaux (paranoïaques, schizophrènes, maniaques…), que cela relève de la manie aiguë, des délires d’interprétation, de la démence précoce, de la débilité mentale, des hallucinations… Pour Freud en effet, ceux qu’on appelle alors les « aliénés » ont en réalité accès à une connaissance bien plus large de la ou de leur réalité intérieure. Pour les surréalistes, leur monde correspond à une logique, comme le nôtre pour nous-même, et on s’empresse d’aller explorer cette subjectivité autre.
- Les jeux sur les sonorités, les échos, les homophones…
Conséquences :
- éclatement des formes fixes
- absence de rimes
- déstructuration du vers
- vers libres
- images sans apparente logique
- phrases destructurées
Thèmes essentiels :
- le hasard, la coïncidence et les rencontres fortuites
- la liberté du rêve, sa puissance et sa force créatrice
- la liberté en général
- la fascination de la femme qui réalise la fusion du rêve, du réel et du désir
- l’amour fou, source de création
- la poésie
- le voyage intérieur
- l’inconscient
- la violence et la cruauté
André Breton, un chef de file exigeant…
… pour ne pas dire tyrannique ! On ne compte plus, en effet, les surréalistes qui seront par lui « excommuniés ». C’est que le père fondateur du mouvement, plus que tout autre avant lui peut-être, surveille d’un œil plus que sévère l’orthodoxie de sa doctrine. Il n’aime pas le goût pour le mysticisme d’Antonin Artaud, radicalise sa revue La Littérature dès 1922, expulse Philippe Soupault en 1926, considère avec circonspection le groupe articulé autour de Jacques Prévert et de Raymond Queneau et celui du Grand Jeu (autour de René Daumal, de Roger Vailland et de Roger Gilbert-Lecomte) ; en 1928, sont exclus Michel Leiris, Robert Desnos et d’autres, qui refusent d’adhérer au parti communiste, dont Breton, Eluard, Aragon et Péret se sont rapprochés… Tout cela pour que, in fine, Breton quitte rapidement le P.C.F… et rompe avec Aragon, qui compte bien y rester, et devient même l’écrivain-vedette du parti !
Et ça continue ! En 1934, Breton rompt avec Salvador Dalí, qu’il soupçonne de faire commerce de ses œuvres, tant son succès est grand (et qui, au passage, a rejoint le fascisme). En 1938, il rompt avec Eluard… En 1954, avec Max Ernst, qu’il juge trop occupé par sa réussite artistique pour être digne de rester dans le mouvement surréaliste (il a accepté le Grand Prix de peinture de la Biennale de Venise) et, bientôt, Antonin Artaud l’est aussi…
Finalement, c’est tout au long de son existence que ce mouvement à la fois hétéroclite et remuant s’anime de discussions et de violentes polémiques aboutissant régulièrement à l’exclusion de certains membres du cercle surréaliste.
Les risques du flirt systématique avec la marginalité…
Nombre d’auteurs surréalistes auront connu des destinées de « poètes maudits », comme les aurait qualifiées Verlaine :
- En 1928, Louis Aragon fait une tentative de suicide.
- En 1935, René Crevel se suicide.
- En 1937, Antonin Artaud se fait interner (schizophrénie).
- En 1945, Robert Desnos meurt en déportation au camp de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie.
Quelques citations
« SURRÉALISME, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
(…) Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. »
André Breton, Premier manifeste du surréalisme
« noircir du papier, avec un louable mépris de ce qui pourrait s’ensuivre littérairement »
André Breton, Les Champs magnétiques
« Accidents du mystère et fautes de calcul – Célestes, j’ai profité d’eux, je l’avoue » Jean Cocteau
« Je proclame l’opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blennorragie d’un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique, la lutte acharnée, avec tous les moyens du dégoût dadaïste. Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille, est dada ; proteste aux poings de tout son être en action destructive : DADA ; connaissance de tous les moyens rejetés jusqu’à présent par le sexe pudique du compromis commode et de la politesse : DADA ; abolition de la logique, danse des impuissants de la création : dada ; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets : DADA ; chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat : DADA ; abolition de la mémoire : DADA, abolition de l’archéologie : DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA ; croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immédiat de la spontanéité : DADA ; saut élégant et sans préjudice, d’une harmonie à l’autre sphère ; trajectoire d’une parole jetée comme un disque sonore crie ; respecter toutes les individualités dans leur folie du moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthousiaste ; peler son église de tout accessoire inutile et lourd ; cracher comme une cascade lumineuse la pensée désobligeante, ou amoureuse, ou la choyer — avec la vive satisfaction que c’est tout à fait égal — avec la même intensité dans le buisson, pur d’insectes pour le sang bien né, et doré de corps d’archanges, de son âme. Liberté : DADA DADA DADA, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE. »
Tristan Tzara, « Manifeste Dada 1918 », revue Dada3, Zurich, décembre 1918.
« « Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Ecrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase étrangère à notre pensée consciente qui ne demande qu’à s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre, si l’on admet que le fait d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside, pour la plus grande part, l’intérêt du jeu surréaliste. »
André Breton, Manifeste du Surréalsime
« On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c’est là surtout, c’est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point. Là encore j’étouffe.
C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire, l’art de les violenter et de les soumettre. Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une oeuvre de salut public.
Cela sauve les seules, les rares personnes qu’il importe de sauver : celles qui ont la conscience et le souci et le dégoût des autres en eux-mêmes.
Celles qui peuvent faire avancer l’esprit, et à proprement parler changer la face des choses.
Francis Ponge, Rhétorique, Proêmes, 1929-1930
« « Transformer le monde », a dit Karl Marx ; « changer la vie », a dit Rimbaud ; ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un »
Breton, Position politique du surréalisme
« L’étreinte politique comme l’étreinte de chair / Tant qu’elle dure/ Défend toute échappée sur la misère du monde »
Breton, Sur la route de San Romano
Auteurs principaux
André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon, Robert Desnos, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Antonin Artaud, Michel Leiris, René Crevel
Proches du mouvement : Michaux, Jacob, Char, Supervielle, Reverdy
Artistes : Salvador Dalí,, Max Ernst, René Magritte, Joan Miró, Man Ray, Paul Delvaux, Jean Arp, André Masson, Yves Tanguy, Victor Brauner, Francis Picabia, Marcel Duchamp
Quelques œuvres :
- Le Paysan de Paris, Aragon
- L’amour de la poésie, Eluard
- Capitale de la douleur, Eluard
- Nadja, Breton
- La Liberté ou l’Amour, Robert Desnos
- Corps et Biens, Desnos
- Les Champs magnétiques, Breton et Soupault
- Poèmes à Lou, Apollinaire
- Plain-chant, Jean Cocteau
- Littérature (revue), André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault
- Le Manifeste du surréalisme, André Breton
- La Révolution surréaliste, Breton (rédacteur en chef)
- Au défaut du silence, Eluard et Ernst
- Ralentir travaux, Char, Breton et Eluard
- Les mariés de la tour Eiffel, Jean Cocteau (théâtre)
- Les Mamelles de Tirésias, Apollinaire
- Ubu Roi, Alfred Jarry
Au cinéma :
- L’Age d’or, Luis Buñuel et Salvador Dalí,
- Le Chien andalou, Luis Buñuel et Salvador Dalí,
Conclusion
Héritier de tous les mouvements poétiques ayant foisonné depuis le romantisme, le surréalisme, mouvement de l’instinct, du rêve, de l’inconscient, de l’impulsion, du désir et de la richesse intérieure, révolutionne et libère définitivement l’écriture poétique et devient un mouvement européen, qui touche tous les domaines de l’art. Rêveurs, poètes, révolutionnaires, les surréalistes veulent changer le monde, changer l’art, changer la vie, et prétendent libérer l’homme des théories, des règles, des limites et des contraintes d’une civilisation trop utilitaire d’une part, et d’autre part remettre en question à la fois le langage de l’art, sa signification et sa matière.
Le groupe se disperse finalement avec l’avènement de la Seconde Guerre mondiale (de nombreux artistes émigrent d’ailleurs aux USA à cette époque). Breton s’exile en Amérique après la défaite de 1940, tandis que Paul Eluard et Aragon se font les chantres de la Résistance et que Desnos, résistant lui aussi, meurt en déportation…
Le groupe se reconstitue une fois la guerre finie, en 1946, mais il est désormais concurrencé par l’existentialisme de Sartre et le tout nouveau mouvement de l’absurde, né des cendres et des horreurs de cette nouvelle guerre. Le groupe surréaliste se dissout finalement totalement à la fin des années 60 (Breton meurt en 1966).
Néanmoins, les principes surréalistes, leur esthétique et leur esprit (notamment d’insurrection contre les mots d’ordre de la société bourgeoise) font encore fortement subir leur influence sur la sensibilité contemporaine.
(Pour quelques exemples d’oeuvres d’art surréalistes – car le surréalisme, bien sûr, s’est également massivement manifesté par l’art, je vous renvoie à cet article !)
Texte : (c) Aurélie Depraz
Image : talbeau de Salvador Dalí,, La persistance de la Mémoire
Source: https://www.kazoart.com/blog/salvador-dali-et-le-surrealisme/