Littérature, amour & érotisme

Le désir… ce que la philosophie en dit (2/4)

PARTIE 2 : DÉSIR ET BONHEUR

Voici enfin venu le temps d’étudier le lien ambivalent (et si discuté !) entre désir et bonheur.

De fait, une grande question philosophique a été de chercher à savoir, au fil des siècles et des courants intellectuels, si le désir était, de par sa nature complexe, une force plutôt motrice… ou au contraire destructrice.

En effet, le désir a bien souvent été vu (et à juste titre !) comme une sorte de tyran réduisant l’homme à l’état d’esclave : « il peut m’asservir à des choses sans importance, des lièvres dont on n’en voudrait même pas s’ils nous étaient offerts » (Blaise Pascal). Après tout, le désir ne me possède-t-il pas plus qu’il ne m’appartient ? Quelle valeur, dès lors, lui attribuer ? Car il peut être à la fois ce qui me tire vers le bas, ce qui me dépossède de moi-même, le signe de la pesanteur, de la faiblesse et de la misère humaine, ou ce qui me tire vers le haut, c’est-à-dire la seule force qui puisse me transcender et me faire dépasser mes propres limites.

En fait, il est probable que le désir puisse s’avérer à la fois moteur et destructeur, selon ses objets, les individus, sa façon d’être vécu et entretenu. D’un côté, il est une quête perpétuelle, vaine, aliénante, qui rend fou et malheureux. Mais, de l’autre, il peut également être valorisé et perçu comme créateur d’actions. Le désir est-il donc principalement manque et souffrance, ou, au contraire, une force motrice, créatrice de l’homme ?

Pour être heureux, convient-il dès lors de chercher à mener une vie de désirs, ou une vie sans désir ? Le bonheur se trouve-t-il dans la dynamique du désir ou dans la cessation de celui-ci ?

I – L’IDÉE DU BONHEUR

Avant toute chose, attardons-nous un instant sur la notion de bonheur. Il apparaît très vite, lorsqu’on étudie la philosophie ou lorsqu’on interroge de simples passants dans la rue, que le concept de bonheur est loin d’être aisé à définir. De fait, si le bonheur semble être, à première vue, ce que tous les hommes (ou presque) recherchent, dans les faits, chacun semble en réalité le concevoir différemment (voire ne pas vraiment le concevoir précisément). Comment, dès lors, prétendre le définir et proposer des moyens pour l’atteindre ? Complexe affaire. Au point que certains voient même dans l’idée du bonheur une chimère, un bien inaccessible.

Lorsqu’on parvient néanmoins à une définition consensuelle du bonheur, elle donne en général à peu près ceci : un état de satisfaction complète de toutes les tendances humaines, un état de plénitude, de satisfaction totale et durable où rien ne manque (béatitude, félicité, souverain bien) ; un état durable, stable et pérenne, à la différence du plaisir (par essence éphémère, ponctuel, fugitif).

Pour la philosophie antique, le bonheur est le souverain bien, c’est-à-dire la fin (finalité) suprême de la vie humaine. « Tous les hommes désirent être heureux », disait Aristote.

Le bonheur serait ainsi une fin en soi, le bien suprême, celui que nous recherchons pour lui-même et non en vue d’autre chose ; tous les autres « biens » (beauté, argent, pouvoir, justice, gloire, honneurs, réputation, liens sociaux…) ne seraient que des moyens en vue de cette fin. « Tout ce que nous choisissons est choisi en vue d’autre chose, à l’exception du bonheur qui est une fin en soi » (Aristote).

Ainsi défini, le bonheur serait quelque chose de parfait, un bien qui se suffirait à lui-même, et la fin de toutes nos actions. Néanmoins, dire que le bonheur serait le « souverain bien » et la fin de toute vie humaine (ce qui sera fortement disputé par Kant, par exemple, qui montrera que ce à quoi l’homme est destiné, ce n’est pas tant le bonheur que la moralité, qui seule le rend éventuellement digne d’être heureux… mais c’est une autre histoire) ne donne néanmoins aucun contenu précis au bonheur…

Ainsi, le bonheur reste-t-il un concept relativement flou et indéterminé. Tous les hommes poursuivent le bonheur mais de manière contradictoire. Pour l’un, c’est l’activité qui garantit le bonheur et, pour l’autre, c’est l’inaction, le calme. Et quand il s’agit de chercher à définir le bonheur, les hommes ne semblent réussir à s’accorder ni entre eux, ni avec eux-mêmes (si je suis malade, il me semble que mon bonheur passera par la santé ; si je suis en bonne santé, il me semble qu’il passera par l’argent… etc).

En fait, le bonheur étant l’idée d’un maximum de satisfaction de nos inclinations, et ces inclinations pouvant être infinies (le bonheur, pour Kant, serait un idéal de l’imagination et non de la raison), l’homme, en tant qu’être fini, serait incapable de penser l’infini des conditions du bonheur, de toutes se les figurer, d’en tracer le contour et de définir un bonheur universalisable : il peut désirer la richesse, la connaissance, la beauté, la santé, mais rien ne lui garantit qu’elles suffiront à son bonheur, car il ne peut parvenir à le penser réellement : l’imagination trace les contours d’un bonheur subjectif et changeant, qui n’est jamais maîtrisable rationnellement par les outils de la logique et de la définition fixe.

Ainsi le bonheur semble-t-il être quelque chose d’indéfinissable, de flou, et d’intime. Et même d’un concept qu’on pourrait qualifier d’« empirique » : chacun forge sa propre conception du bonheur à partir de l’expérience qu’il en a.

« Par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. » Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785

« Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. » Pascal, Pensées, § 425

Ce qui n’a pas empêché toutes les philosophies antiques de chercher tout de même des réponses plus précises à la fameuse question : comment être heureux ? comment atteindre le bonheur ?

Voyons donc si la voie du désir (et donc, de la passion…) et le fait, par là même, de succomber à nos pulsions et tentations diverses serait (ou pas…) à même de nous conduire sur ce chemin tant espéré et convoité du bonheur…

II – LA TRANQUILLITE DE L’AME (vs. LE DÉSIR, INCAPABLE D’AMENER L’HOMME AU BONHEUR)

Traditionnellement, le désir, jugé néfaste pour l’homme, source de souffrance et cause de mille maux, est condamné par les philosophes. Désir, plaisir, tentation et divertissement ont ainsi été bien souvent considérés comme incapables, en définitive, de rendre l’homme heureux.

Platon et Socrate furent les premiers philosophes à condamner le corps, la passion et le désir et à les accuser d’éloigner l’homme de la philosophie, de la réflexion, de la méditation et du bonheur. De fait, la plupart des morales antiques plaçaient le bonheur dans l’intériorité et l’harmonie de l’âme avec elle-même : dans la « tranquillité de l’âme ».

A – Le stoïcisme

Selon les stoïciens, c’est parce que les hommes se font des représentations fausses du bonheur qu’ils n’arrivent pas à être heureux. Ils ne cessent d’espérer vainement ce qu’ils n’ont pas et craignent de perdre ce qu’ils croient posséder. Terrible façon de régler sa vie sur le mode du manque et de s’empêcher d’être heureux au présent. Car en plaçant son bonheur dans l’avoir et dans le futur, l’homme se condamne lui-même à toujours espérer ce qu’il n’a pas, à ne jamais se satisfaire de ce qu’il a, et donc à toujours poursuivre, sans fin, le fantôme de son propre bonheur.

C’est l’insatiabilité de ses désirs qui place ainsi l’homme dans une incapacité chronique à s’estimer heureux et à vivre pleinement son bonheur en le conjuguant au présent. L’homme se place lui-même dans le manque, dans l’expectative, dans l’espérance incessante. Un bonheur placé dans le matériel, dans l’avoir, ne pourra jamais être comblé, il se condamne lui-même à une insatisfaction perpétuelle et inévitable. Pour les stoïciens, il faut donc être désespéré, non pas au sens vulgaire d’une grande tristesse, mais au sens d’une absence d’espoir et d’attente. C’est ce qui permet de vivre pleinement au présent. Hécaton de Rhodes disait : « tu cesseras de craindre si tu as cessé d’espérer ».

Au lieu d’espérer un bonheur futur qui lui manque, et de reporter sans cesse ses désirs et attentes sur d’autres objets sitôt ses premiers désirs assouvis, l’homme devrait donc considérer son bonheur comme un acte, un faire. La seule façon pour les stoïciens de trouver du plaisir à vivre est de le trouver dans tout ce que nous faisons et non dans des buts inlassablement poursuivis. Le manque d’intérêt (et donc de plaisir) pour ce que l’on fait provient de la focalisation sur le but recherché. Ce qui conduit à agir non pour l’activité elle-même, mais pour ce qu’elle permet d’avoir, ce qui revient à une mort de l’instant présent par projection incessante de l’esprit et de la concentration dans le futur (« le bonheur, c’est le chemin » – et non la destination -, dit Lao-Tseu). L’ennui et le malheur sont inévitables, quand on passe son temps et à sa vie à ne faire des choses qu’en vue d’autres choses qu’on n’est jamais certain d’obtenir.

Triste vie sans bonheur où le regret, la frustration, la privation et le manque règneront immanquablement. Il faut au contraire « adapter ses désirs à l’ordre du monde » (Descartes), c’est-à-dire désirer non pas ce que l’on souhaite voir arriver (et qu’on n’est jamais certain de voir arriver), mais plutôt ce qui arrive maintenant (se contenter et être satisfait de ce qui arrive).

Le sage désire alors non pas ce qui lui manque, ni même ce qu’il a déjà (puisqu’il peut le perdre), mais ce qui lui vient, ce qui survient, ce qui se produit, ce qui repart et ce qu’il fait. À ancrer le bonheur dans un éternel futur, un éternel « à-venir », on ne prend plus aucun plaisir dans le présent. Selon les stoïciens, l’homme doit avant tout cesser d’espérer et de désirer des choses qui sont indépendantes de lui, hors de sa portée, qu’il ne peut influencer, et pour lesquelles il ne peut œuvrer (ce qu’ils appellent les « indifférents »).

Epictète : « Supporte et abstiens-toi. » ; « Ne demande pas que ce qui arrive, arrive comme tu veux ; mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent et tu seras heureux. »

L’homme, selon ces philosophes, est responsable de son bonheur et doit se considérer et se comporter comme tel.

Le bonheur n’est donc à atteindre ni dans le futur, ni dans une autre vie. Il n’est pas d’ailleurs quelque chose que l’on peut atteindre mais quelque chose que l’on peut faire et être. Ainsi la vie elle-même devient-elle l’expression d’une joie qu’on peut partager (joie permanente). Le bonheur n’est pas quelque chose à posséder, à acquérir, à gagner ou à chercher, il est à faire à chaque moment de la vie, il est à construire, il est à mettre en œuvre, car le bonheur pour les stoïciens n’est pas un bien transcendant (hors de nous) mais immanent (c’est en nous que nous le trouvons). C’est un bien qu’il faut s’efforcer de trouver en chacun de nous et de hisser au niveau de notre âme. L’homme doit apprendre à être heureux ici et maintenant.

Pour les stoïciens, pour être heureux, il faut donc supprimer toutes les passions humaines, tout ce qui vient du corps de la chair. Le stoïcisme nous invite ainsi à discipliner nos désirs si on veut atteindre le bonheur.

Le stoïcisme de l’époque impériale, la dernière époque de ce courant philosophique, est représenté par Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle. De façon plus générale, l’idée maîtresse de ce courant de pensée est que le monde est régi par une stricte nécessité… que nous ne saurions maîtriser : le cours des choses, ce qui arrive, est totalement hors de notre portée. Seule chose que nous puissions contrôler : notre réaction face aux hasards de la vie. Il faut donc apprendre à maîtriser ses passions, à accepter les événements tels qu’ils arrivent, et à ne désirer que ce qui dépend de nous (et surtout pas ce qui dépend du hasard et des autres).

« Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d’autrui, si tu crois que dépend de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de toi […], aucun malheur ne pourra t’atteindre. » Épictète, Le Manuel, IIe siècle après J.-C.

Le stoïcisme préconise donc d’atteindre le bonheur par la tempérance et la vertu plutôt que par le plaisir, en rendant son bonheur indépendant du monde extérieur.

L’idée stoïcienne selon laquelle il faut apprendre à maîtriser ses passions et accepter l’ordre des choses (acceptation, résignation, accueil) a marqué de nombreux philosophes au fil des siècles, tels que Montaigne ou Descartes. Ainsi Descartes préconise-t-il « de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde », c’est-à-dire de les accorder à la réalité plutôt que de tenter d’accorder la réalité à ses désirs, et de parvenir à réorienter ses désirs en fonction de ce qui est possible.

« Il n’y a qu’une route vers le bonheur, c’est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté. » et donc atteindre l’apatheia (l’absence de passion), Épictète, Manuel, IIe siècle après J.-C.

B – Aristote : devoir, raison, vertu et bonheur

Pour Aristote, le moyen pour l’homme d’accéder au bonheur n’a rien à voir avec la satisfaction de ses désirs, et tout à voir avec la mise en pratique d’une faculté spécifiquement humaine : la raison. Pour lui, plus je me comporte en homme, plus je suis heureux, car être heureux c’est accomplir son essence, ce pour quoi l’on est fait.

En effet, la pensée rationnelle est traditionnellement considérée comme le propre de l’homme ; pour être heureux, selon Aristote, il faudrait mettre en pratique cette pensée, et donc mener une vie conforme à la raison.

Aristote distingue 3 types de vie :

  • la vie de plaisir, de débauche
  • la vie politique (actions, gloire, honneurs)
  • la vie contemplative (d’étude)

Dans la logique d’Aristote, cette dernière est donc la plus à même de conduire l’homme à une vie heureuse et parfaite, une vie de sage, entièrement consacrée à la méditation : « Pour l’homme, ce sera la vie selon l’intellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut degré l’homme lui-même, cette vie-là est donc aussi la plus heureuse ». Ce serait la vie la plus pure, la moins fatigante, dans la solitude, sans biens matérielles, et qui permettrait d’atteindre un bonheur semblable à celui des dieux.

Cet idéal étant rarement atteint dans la vie réelle, Aristote prône, par défaut, une sagesse pratique consistant à vivre en société avec ses semblables tout en se laissant guider par la raison pour éviter les passions, les excès, et en pratiquant la vertu (justice, tempérance, modération, courage). Ainsi, c’est en agissant conformément à la vertu que l’Homme réalise son essence, qu’il parvient à vivre une vie d’excellence (conception finaliste du monde) et trouve donc le bonheur.

Là encore, exit le désir.

C – L’Épicurisme

S’il est bien une philosophie qui a été particulièrement malmenée et incomprise, notamment par la pensée courante moderne, c’est sans aucun doute possible l’épicurisme. Une philosophie du bonheur moult fois déformée, défigurée, abusée, en particulier dans la société actuelle, où l’on confond allègrement « épicurien » et « hédoniste »…

École philosophique fondée à Athènes par Épicure au ive siècle avant J.-C, l’épicurisme est une doctrine essentiellement pratique et matérialiste consistant en l’obtention de la sagesse et du bonheur au moyen d’une maîtrise des plaisirs devant mener à l’ataraxie et à l’aponie. Voyons cela en détail.

Épicure distingue 3 types de désirs :

  • Les désirs/plaisirs « naturels et nécessaires » = les désirs naturels à la vie elle-même = les besoins, que ce soit pour la tranquillité du corps (aponie = manger, boire, dormir, se protéger du froid et des dangers), ou pour le bonheur (la paix de l’âme, ou ataraxie = philosopher et méditer) → besoins à satisfaire pleinement pour être heureux
  • Les désirs/plaisirs « naturels et non nécessaires » (un plat raffiné, une boisson agréable, les relations sexuelles…) → à satisfaire modérément, avec précaution (en ce qui concerne les relations sexuelles, Épicure prend bien garde par exemple de ne recommander que les relations sexuelles dénuées de sentiments amoureux = ce qu’il appelle, « l’Aphrodite vulgaire »)
  • Les désirs « non naturels et non nécessaires » : tous ceux qui naissent de la vie en société (désir d’argent, de biens matériels, honneurs, luxe, exclusivité amoureuse…) → à bannir

On se rend bien vite compte, à la lumière de cette dernière catégorie de plaisirs (à bannir) que la philosophie épicurienne n’a rien à voir avec cette frénésie de plaisirs qu’on a tendance à lui attribuer (la confondant par là avec l’hédonisme).

De fait, pour les épicuriens, l’expression « vivre heureux » doit se conjuguer au présent et rimer avec « tempérance ». Pour eux, le bonheur est une réalisation de tous les instants, et une vie menée dans le « plaisir naturel » (à satisfaire) et non dans le désir. Les plaisirs ainsi définis par Epicure comme à satisfaire sont des plaisirs paisibles, vides de craintes et de troubles. Ce sont les plaisirs qui permettent d’atteindre la paix, le repos à la fois de l’âme et du corps. Ce sont des plaisirs sans attente et sans inquiétude qui permettent d’atteindre l’aponie (paix du corps, santé) et l’ataraxie (= quiétude, absence de trouble).

C’est cette tranquillité de l’âme qui, dans l’Antiquité, on commence à le voir, est synonyme de bonheur, d’épanouissement de l’homme, tel que le sage sait le réaliser, et tel que tout homme devrait essayer de réaliser au quotidien. Vivre heureux consiste pour le philosophe antique à user de sa raison pour savoir quoi faire afin de ne pas souffrir et de vivre dans un état de paix et d’harmonie permanente.

On le comprend sans peine : l’épicurisme n’a rien à voir avec l’hédonisme (= la recherche constante d’une jouissance immédiate et intense). Pour les sobres épicuriens, le mouvement et l’agitation, la frénésie accompagnant nécessairement l’activité hédoniste ne sont que l’expression et la preuve d’un manque, d’une lassitude, d’un ennui, d’un esprit tourmenté et d’un désir insatiable. Afin de bien choisir les plaisirs à satisfaire, il faut user de la « prudence » (phronêsis), c’est-à-dire discerner le bien (besoins naturels) du mal (plaisirs artificiels ou culturels), qui sont à fuir.

Pour les épicuriens, le bonheur consiste donc dans la satisfaction modérée des plaisirs simples et naturels autant spirituels que physiques (sensibles). Le sage, modèle de mesure et de raison, réunit plaisir, raison et vertu. Il importe donc que l’homme apprenne à régler ses désirs selon la nature et à se contenter de ceux qui sont nécessaires. Il importe de ne pas s’encombrer de désirs supplémentaires superflus. Il faut bannir l’intempérance, l’excès, le désir de démesure et l’accumulation.

Epicure : « contente-toi de satisfaire tes besoins naturels et tu seras heureux ».

« Partant, quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, il ne s’agit pas des plaisirs déréglés ni des jouissances luxurieuses ainsi que le prétendent encore ceux qui ne nous connaissent pas, nous comprennent mal ou s’opposent à nous. Par plaisir, c’est bien l’absence de douleur dans le corps et de trouble dans l’âme qu’il faut entendre. Car la vie de plaisir ne se trouve point dans d’incessants banquets et fêtes, ni dans la fréquentation de jeunes garçons et de femmes, ni dans la saveur des poissons et des autres plats qui ornent les tables magnifiques, elle est dans la tempérance, lorsqu’on poursuit avec vigilance un raisonnement, cherchant les causes pour le choix et le refus, délaissant l’opinion, qui avant tout fait le désordre de l’âme. » Épicure, Lettre à Ménécée, IIIe siècle avant J.-C.

Il faut satisfaire uniquement les désirs naturels et nécessaires, les autres désirs étant vains. Ce type de bonheur est très simple, puisqu’il s’agit d’une absence de troubles de l’âme. Il faut fuir les désirs démesurés et privilégier un bonheur simple et modéré.

D – Synthèse

Le bonheur est ainsi présenté dans ces philosophies comme une finalité, mais une finalité accessible, réaliste, fondée sur la raison, et non une utopie irréaliste et hors d’accès, un idéal de l’imagination engendrant manques et vains espoirs comme le commun des mortels le pense.

Le bonheur est pour ces diverses écoles philosophiques un accomplissement, un processus, une enquête intérieure. L’homme est acteur, partie prenante de son propre bonheur. Il ne doit pas attendre passivement un « bon-heur », c’est-à-dire une chance tombant du ciel (« heur » = l’occasion, le hasard, la chance…), mais le réaliser lui-même. Le bonheur découle nécessairement d’un choix de vie, il consiste en une décision : se prendre en charge pour construire soi-même son bonheur. Le bonheur alors peut être absence d’angoisses et de manques. Epicure : « ce n’est pas du moment le plus long que jouit le sage, mais le temps le plus agréable ».

Beaucoup de philosophies se sont donc attachées à tenter de maîtriser et d’éradiquer les désirs, espoirs, et attentes de l’homme, tous considérés comme néfastes pour lui tant l’homme est faible face à eux.

III – LES PHILOSOPHIES DU PLAISIR

À la même époque, les hédonistes sont les premiers philosophes à vouloir, au contraire, donner aux désirs toute leur force et tout l’accroissement possible.

A – L’hédonisme

Philosophie de la Grèce antique fondée par Aristippe de Cyrène, au IVe s. avant JC, l’hédonisme fait du plaisir le souverain bien de l’homme, substituant ainsi le plaisir au bonheur. Le nom « hédonisme » vient du grec « hedonê » = plaisir. La façon de vivre des hédonistes consiste ainsi en une recherche immodérée des plaisirs. Au sens courant (banal), un hédoniste peut aller jusqu’à sacrifier toute moralité au plaisir.

Aristippe de Cyrène : « Pour bien vivre, et pour vivre librement, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction (…) et de remplir tous ces désirs mesure qu’ils éclosent. »

On s’en doute, on se condamne là à une course effrénée et une ronde sans fin de désirs, de pulsions et de tentations à assouvir.

B – Le libertinage

Les libertins furent tout d’abord des philosophes et des hommes du XVIIe s. (première moitié du siècle, période baroque). Ils développèrent une philosophie matérialiste les conduisant à adopter des comportements jugés parfois parfaitement immoraux.

En termes de philosophie, les libertins reprennent les conceptions atomistes et matérialistes de Démocrite et Epicure. Si tout est matière, tout est régi par les lois naturelles et physiques de la matière ; il n’y a donc pas d’au-delà ; la seule vie dont puissent donc jouir les hommes est donc une vie terrestre. Les libertins sont donc généralement athées, voire anticléricaux, et leur devise est de profiter de la seule existence dont ils disposent, l’existence terrestre, ainsi que de tous les fruits qu’elle propose. Le libertin est donc constamment ouvert aux satisfactions des plaisirs et du corps.

Pour en savoir plus sur le libertinage littéraire et philosophique, je vous invite à lire mon article sur le sujet, ainsi que mes synthèses sur :

C – Un résumé de ces deux positions opposées : le dialogue de Gorgias (Platon)

Ce dialogue de Platon (Gorgias) permet de rappeler l’opposition entre Socrate (partisan de la tempérance et de la raison) et Calliclès (partisan du désir à outrance) :

« Socrate : Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune des deux vies, la tempérante et l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes, est-ce que tu soutiendras que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé ? Mon allégorie t’amène-t-elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ?

Calliclès : Je ne le suis pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir, et c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les a remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser le plus qu’on peut. […]

Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise : pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, il faut être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent. […] [L]e luxe, l’intempérance et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur. »

IV – DE L’INCAPACITE DE L’HOMME À ETRE HEUREUX… PAR LA VOIE DU DESIR

A – De la différence entre plaisir/divertissement et bonheur

Le divertissement pour l’homme est le moyen d’éviter l’ennui mais ce n’est pas selon Pascal ce qui permet d’être heureux. Pour Pascal, c’est en affrontant l’ennui et non en le fuyant, et c’est en séjournant auprès du négatif que l’on devient plus fortement et plus solidement heureux.

L’homme, en se réfugiant dans le plaisir éphémère, dans l’amusement et dans les distractions, s’éloigne selon lui du vrai bonheur. Le plaisir des divertissements ne se définit que par rapport à l’ennui, ce fameux ennui qu’on cherche à fuir sans cesse. Car le point de référence du plaisir, paradoxalement, c’est, précisément, l’ennui. L’amusement, par phobie de l’ennui, rend l’ennui compagnon de notre vie tout entière et ne fait que souligner l’omniprésence de l’ennui dans notre vie. Le divertissement est le moyen habituel de se détourner de ses malheurs : quand ils s’amusent, les hommes croient être heureux, mais ce n’est qu’un leurre, une illusion. Ils n’atteignent pas la tranquillité de l’âme.

La société du divertissement et la société de consommation qui se sont créées récemment reflètent cette idée couramment répandue selon laquelle le bonheur réside dans les plaisirs et les avoirs. Or, en se divertissant (de diverter = « se détourner », en latin) de ses problèmes, l’homme se détourne également du vrai bonheur = l’ataraxie, la paix de l’âme sur le long terme. D’autant que le plaisir vient « d’ailleurs et de dehors » (Pascal) et qu’à ce titre, il n’est ni issu de notre intériorité, ni sous notre contrôle, et se trouve donc à la fois aléatoire, inconstant et fragile.

On le constate : le désir et le plaisir ont plus souvent été considérés comme des tyrans éloignant l’homme de la sagesse, de la raison et du bonheur que l’inverse.

Plaisir/JoieBonheur
Faux bonheur
Compensation et consolation de l’homme de sa condition humaine misérable et du vide de son existence
Sensation éphémère
Source externe
Vrai bonheur
Guérison
Bien-être durable Interne

Définition du divertissement

Du latin divertere = se détourner (de sa condition d’homme, de ses contraintes, de ses soucis…) Action de se distraire pour se changer les idées. Pascal traita beaucoup, dans ses Pensées, la fonction du divertissement ; celui-ci est extérieur, il faut aller le chercher, il vient de l’extérieur.

Mais pour Pascal, le divertissement est illusoire, artificiel, car il ne nous procure qu’une joie éphémère ; il nous réjouit, mais la joie n’est pas bonheur car elle n’est que passagère quand le bonheur se veut durable.

En outre, pour Pascal, aussi bien l’amour-propre que l’imagination ou le divertissement sont des moyens qu’a l’homme pour se dérober à l’angoisse métaphysique. Le divertissement est censé nous éloigner de la pensée du néant qui menace toute vie, du temps qui la ruine peu à peu, et de la mort, qui doit être son aboutissement inévitable. Se divertir signifie effectivement, au sens étymologique du terme, « se détourner de quelque chose », que ce soit par le biais d’une activité de plaisir, d’un simple jeu, d’une simple occupation, ou au contraire d’une besogne accaparante, de l’espoir de vaincre, de réussir… Le tout est d’occuper tout notre esprit, notre volonté, et de canaliser nos pensées et notre attention.

Le divertissement permet ainsi de fuir cette angoisse, cette inquiétude qui s’empare de l’homme dès que celui-ci se retrouve seul, désœuvré, dès qu’il se repose, dès que ses pensées sont libres de vagabonder jusqu’à ces sujets angoissants. En focalisant toute notre attention sur l’objet de notre distraction, nous cherchons à nous déconnecter de ces pensées inquiétantes et à oublier l’absurdité de notre condition d’hommes. « Le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort » écrit Pascal ; « la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. »

Fragments des Pensées de Pascal sur le bonheur

« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser. Nonobstant ces misères ils veulent être heureux, ne veulent être qu’heureux, et ne peuvent que vouloir l’être… »

« Quand je me suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises… j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre…
Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir les raisons, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. »
« L’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition ou par une occupation qui les en détourne, ou par quelque passion agréable et nouvelle qui les occupe, ou par le jeu, la chasse, quelque spectacle attachant, et enfin par ce qu’on appelle divertissement…
De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible, de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible… Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux tout roi qu’il est s’il y pense.
Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos. . . Toutefois, leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte – s’ils ne le cherchaient que comme un divertissement cela pourrait se comprendre- le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité… Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non la prise qu’ils recherchent… »
« On charge les hommes dès l’enfance (…) des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire : il ne faudrait que leur ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent et où ils vont… C’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir.
Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être. Mais comment s’y prendra-t-il ? Il faudrait pour bien faire qu’il se rendît immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.

« La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. »

« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

→ NB 1 : concept lié à cette notion de divertissement : l’amusement

Amusement : mot employé par Aristote pour renvoyer au divertissement au sens large.

Deux sens au mot amusement :

  • Action de s’amuser, distraction, détente, divertissement
  • Le sentiment de plaisir, de gaieté, éprouvé éphémèrement par celui qui s’amuse. Sentiment plaisant de décontraction.

→ NB 2 : également lié à cette notion : le loisir

Loisir : ce qui divertit, distrait, détend. Le loisir renvoie à la notion de décontraction liée à celle du temps, comme cela peut s’observer dans les expressions :

  • « à loisir », « tout à loisir » = à son aise, sans hâte, sans se presser, en prenant son temps
  • « heures de loisir » = temps libre
  • « avoir tout le loisir de » = disposer du temps nécessaire pour faire quelque chose
  • « à loisir » = au choix, à volonté

Liberté, occasion et temps sont donc les trois conditions pour que le loisir ait lieu.

Au sens vulgaire, les loisirs sont les divertissements, les activités facultatives auxquelles on se livre pendant ses moments de liberté, soit son temps libre, en-dehors des obligations et des devoirs.

Au sens philosophique, le loisir était l’otium = l’oisiveté, le loisir d’apprendre, de s’instruire, de se cultiver, d’élever son âme, sans contraintes, loisir auquel s’adonnait l’aristocratie, libérée du travail. L’otium latin avait pour équivalent le scholè grec (qui a donné les mots « école », « scolaire » et leurs dérivés en français).

Le negotium, au contraire, était le fait de la bourgeoisie et de la classe des travailleurs : le travail (le « négoce »).

→ NB 3 : le jeu

Le jeu est une activité libre qui ne vise aucune fin utilitaire ; il est gratuit, en ce sens qu’il n’est mis au service d’aucun gain d’argent. Il a pour seul but de procurer le plaisir. On s’y adonne pour se distraire et en tirer du plaisir. Le jeu appartient au domaine des activités ludiques non obligatoires et sans finalités autres que le plaisir. Il est important pour le développement intellectuel, physique, affectif, créatif etc. de l’enfant. Il est important pour les adultes dans le cadre du processus de socialisation.

Point de vue d’Aristote sur l’amusement :

« Le bonheur ne consiste pas dans l’amusement ; il serait absurde que l’amusement fût le but de la vie ; il serait absurde de travailler durant toute sa vie et de souffrir rien qu’en vue de s’amuser. On peut dire, en effet, de toutes les choses du monde, qu’on ne les désire jamais que pour une autre chose, excepté toutefois le bonheur ; car c’est lui qui est le but. Mais s’appliquer et se donner de la peine, encore une fois, uniquement pour arriver à s’amuser, cela paraît aussi par trop insensé et par trop puéril. Selon Anacharsis, il faut s’amuser pour s’appliquer ensuite sérieusement, et il a entièrement raison. L’amusement est une sorte de repos ; et comme on ne saurait travailler sans relâche, le repos est un besoin. Mais le repos n’est certes pas le but de la vie ; car il n’a jamais lieu qu’en vue de l’acte qu’on veut accomplir plus tard. La vie heureuse est la vie conforme à la vertu ; et cette vie est sérieuse et appliquée ; elle ne se compose pas de vains amusements. Les choses sérieuses paraissent en général fort au-dessus des plaisanteries et des badinages ; et l’acte de la partie la meilleure de nous, ou de l’homme le meilleur, passe toujours aussi pour l’acte le plus sérieux. Or, l’acte du meilleur vaut mieux aussi par cela même ; et il donne plus de bonheur. »

B – Rousseau : la société crée le désir et rend tout bonheur impossible

Selon Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, l’homme à l’état de nature est heureux. Dans cet état fictif, l’homme est solitaire, sans souci d’autrui, sans imagination, sans fantasme et a pour seule préoccupation la satisfaction de ses besoins naturels, ce qu’il parvient aisément à faire (idée d’un âge d’or, d’une humanité primitive et d’un bonheur simple et facile). Il peut peu et veut peu ; son monde se cantonne aux limites spatiales et temporelles de son corps.

Selon lui, tout le drame vient en fait de la vie en société : car c’est avec la création de celle-ci et les processus de comparaison, d’influence d’autrui et de démultiplication des possibilités que les désirs se multiplient, créant un décalage entre les moyens dont disposent les hommes pour les satisfaire et le nombre de leurs désirs, et rendant donc la satisfaction de tous les (nouveaux, divers et variés) désirs de l’homme impossibles, le propre de ces désirs étant d’être infinis et illimités.

Il existerait donc un décalage trop grand entre la multiplicité et la diversité des désirs (en particulier dans les sociétés de consommation actuelles) et les moyens auxquels les individus ont accès pour les satisfaire (la satisfaction de leurs désirs allant même, dans bien des cas, jusqu’à dépendre du bon vouloir ou des compétences d’autrui) ; ainsi, le bonheur ne saurait passer par la satisfaction de tous les désirs (ou alors, il s’agirait d’une entreprise par définition vouée à l’échec).

Si l’homme veut être heureux, il devrait alors tenter de retrouver une certaine simplicité dans son existence, un état le plus proche possible de cet « état de nature » fictif.

C – Le désir dans la société de consommation actuelle : aux antipodes du bonheur

Hobbes écrit : « Il ne faut pas être émerveillé que les désirs des hommes aillent en augmentant au fur et à mesure qu’ils acquièrent plus de richesses, d’honneurs ou de pouvoirs. » ; « la félicité, par laquelle nous entendons le plaisir continuel, ne consiste point à avoir réussi mais à réussir. »

Dans notre société de consommation, tout ou presque est devenu objet de désir. Le désir de chacun peut se porter sur de plus en plus d’objets multiples et variés s’offrant à lui, de nouveaux objets de désir susceptibles d’attiser cette soif de désirs qui est en profondément ancrée en l’homme.

Dans une société de consommation, l’homme ne consomme plus ce dont il a besoin ; il consomme tout ce dont il a envie. Il paraît alors vain et insensé de prétendre modérer et limiter sa consommation puisque, nous l’avons vu, les concepts mêmes de raison et de modération sont incompatibles avec celui de désir.

Selon Baudrillard, de plus en plus d’objets sont susceptibles de stimuler et d’accaparer les désirs de l’homme. Mais cela conduit l’homme à ne jamais vivre au présent, à ne jamais profiter du jour présent, à vivre dans le futur, dans l’ennui, la lassitude, le dégoût et le mépris du présent, les espoirs incessants, les insatisfactions chroniques, les manques…

D – Quelques citations :

Le Dalaï-Lama : « Les hommes sont surprenants… ils perdent la santé pour accumuler de l’argent, ensuite ils perdent de l’argent pour retrouver la santé. Et à penser anxieusement au futur, ils oublient le présent de telle sorte qu’ils finissent par ne vivre ni le présent ni le futur. Ils vivent comme s’ils n’allaient jamais mourir, et meurent comme s’ils n’avaient jamais vécu. »

Schopenhauer : « Lorsque je suis en vie, je devrais m’estimer heureux, mais voulant toujours avoir davantage, j’ai du mal à apprécier ce que je possède et je commence à l’apprécier quand je ne l’ai plus. » L’homme est incapable d’être heureux parce qu’il vit sous la dictée de ses désirs. Pour Schopenhauer, nous passons de la souffrance du désir à la souffrance de l’ennui puis de la souffrance de l’ennui à celle du désir.

Schopenhauer toujours (Le Monde comme volonté et comme représentation, 1818) : « Le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir. Comme une aumône qu’on jette à un mendiant, elle lui sauve la vie aujourd’hui pour prolonger sa misère jusqu’à demain. » Le désir fait de l’existence une souffrance perpétuelle, un balancement incessant entre manque et (courte) satisfaction). Le désir semble donc être un mouvement sans fin, qui conduit l’homme à la souffrance.

Locke : « Man is uneasy. » L’homme est submergé de manques à combler qui l’entraînent dans une spirale infernale d’espoirs, de craintes, d’inquiétudes, de sensations de vide et d’angoisses métaphysiques.

Comte-Sponville : « Nous n’en finissons pas de désirer. Choisissant indéfiniment une chose en vue d’une autre, nous ne connaissons ni contentement, ni repos. »

E – Le mot de la fin pour Schopenhauer

« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré. »

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation

CONCLUSION

Après ce procès en règle du désir, voyons à présent dans une 3e partie comment le désir s’est trouvé réhabilité par plusieurs philosophes de l’époque moderne et contemporaine… en tant que véritable moteur et source de création !

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Texte: (c) Aurélie Depraz
Image : Pixabay

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