Littérature, amour & érotisme

Sade : l’écrivain le plus sulfureux… de toute l’Histoire de la Littérature

Impossible d’aborder le thème du libertinage (sujet d’un précédent article) sans parler de lui. Libertin, pervers, amoral et monstrueusement cruel, il a laissé son nom à ce qui est toujours aujourd’hui considéré en psychiatrie comme une perversion (pas que sexuelle) voire, dans certains cas extrêmes, comme une pathologie : le sadisme (attention, avant de me mettre le pilori : on parle là du sadisme exercé sur une victime non consentante, on n’est donc pas dans le cadre du BDSM librement pratiqué au même titre que l’échangisme, le libertinage et autres pratiques d’aujourd’hui… – voir cet article : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sadisme ). Un homme jugé aussi inhumain que fascinant par ses contemporains et bien d’autres après lui. J’ai nommé : le marquis de Sade.

Il ne sera point ici question de retracer sa biographie complète ni d’analyser son oeuvre de façon exhaustive : tout cela a été fait à de maintes reprises et par des personnes bien plus qualifiées que moi pour s’adonner à ce genre d’exercices (historiens, critiques littéraires, philosophes, docteurs ès lettres, etc.).

Aujourd’hui, et sur ce blog, simple petite compilation pour vous de détails croustillants et esquisse rapide du portrait d’un homme… inqualifiable. Hors du commun. Hors de son temps. Voire même, pour beaucoup, l’incarnation même de l’inhumanité.

Passons donc en revue les grandes caractéristiques du personnage probablement le plus sulfureux de l’Histoire et de la littérature, bien avant Don Juan et Casanova, êtres amoraux et sans scrupules, coureurs de jupons invétérés et emblèmes tant de l’infidélité que du libertinage, mais non du sadisme, de l’addiction sexuelle et de toutes les perversités.

De qui parlons-nous ?

Sade est un marquis du XVIIIe s. (1740-1814), issu d’une des familles de la plus ancienne noblesse française provençale (un sang bleu pluriséculaire, attesté dès le Moyen-Age !). Il a, par sa mère, du sang royal (famille des Bourbon-Condé). Homme de lettres, philosophe, homme politique, militaire et romancier, il meurt à 74 ans, après une vie tumultueuse ponctuée… de 27 années de prison (et d’asile) et d’une réputation désastreuse.

Excommunié, censuré, successivement assigné à résidence, emprisonné, condamné à mort, interné, évadé, détenu sous tous les régimes (monarchie, consulat, directoire, empire), son immoralité traversa les périodes politiques et ses œuvres, les murs de ses prisons, les frontières et les siècles, malgré (ou peut-être à cause de) leur clandestinité initiale.

Sa vision de l’érotisme ? Le sexe collectif, le viol, le meurtre, l’inceste, la pédophilie, la scatologie, la torture, la fustigation, l’infanticide, le parricide, le sacrilège, la profanation de tombeaux, l’égoïsme suprême, la cruauté… (vous voyez la différence avec le BDSM d’aujourd’hui en petit cercle fermé, maintenant ?)

Son enfance : un terreau fertile pour une vie de débauche

Rien ne peut expliquer l’extrémité ni de ses penchants ni de la cruauté des pratiques qu’il décrit dans ses ouvrages.

Cependant, quelques faits peuvent, à la rigueur, faire office de « racines » à sa perversité :

  • Enfant, il idolâtre son père, qui s’avère déjà être à la fois un libertin, un homme d’esprit, un séducteur acharné et un homme prodigue ; c’est d’ailleurs ce père qui partagera avec lui ses premières maîtresses… (ça promet…)
  • Il grandit, de par son rang social, dans un luxe tel qu’il y voit lui-même l’origine
    • de son habitude à voir tous ses caprices, tous ses désirs, toutes ses pulsions exaucées
    • et de son caractère despotique, violent et coléreux ;
  • Il doit 6 années de son éducation à son oncle, l’abbé de Sade, un hédoniste qui aime tant les plaisirs de l’esprit (antiquités, lecture, Histoire…) que de la chair ( !). Sade qualifiera le lieu où il vit avec son oncle de « bordel ».

Son profil 

A 19 ans, il souffre déjà d’une réputation détestable : impie, joueur, dépensier, « dérangé » (dit-on à l’armée, où il aura des fonctions de ses 17 à 31 ans), débauché, dépravé, il court la gueuse, la courtisane, l’actrice, la mendiante, la prostituée et la chambrière. Plusieurs demandes en mariage, effectuées par ses parents, échouent, en raison de sa réputation catastrophique dont il s’est déjà affublé.

En 1763, 3 mois seulement après son mariage (car il fut bel et bien marié), il est condamné pour un premier scandale (mœurs dissolues et horreurs perpétrées en privé dans une de ses garçonnières,  entre la fréquentation de deux bordels). Son oncle l’abbé et sa belle-famille font des pieds et des mains pour le faire libérer. Il est assigné à résidence.

En 1768, second scandale (une jeune veuve l’accuse de l’avoir attirée dans une petite maison pour l’attacher à un lit, la fouetter, la soumettre à des coups de canif, brûler ses plaies à la cire et la forcer à des pratiques blasphématoires). Là encore, il ne doit sa libération qu’aux actions conjointes de sa famille et de sa belle-famille. Là encore, il doit se retirer dans ses terres. Il échappe à une condamnation à la prison à perpétuité.

En 1771, il vit une liaison passionnée avec la jeune sœur… de son épouse. Une jeune chanoinesse, tant qu’à faire… A noter : certains biographes se demandent si sa belle-mère n’aurait pas non plus été amoureuse de lui : elle lui aura en effet sauvé la mise de nombreuses fois (voir le dénouement de ses différentes incartades mentionnées ci-dessus et ci-dessous)… avant de demander elle-même son arrestation, finalement, dans les années 70.

En 1772, il est accusé d’avoir proposé, lors d’un bal tenant plus de l’orgie que de la soirée mondaine, à ses (quatre) partenaires des bonbons à la cantharide (mouche aux propriétés aphrodisiaques) qui ont le malheur de déclencher des effets indésirables (brûlures utérines…) au point quelles se sentent mal et se croient empoisonnées. L’affaire impliquant en outre l’active participation d’un valet aux ébats, on crie en plus à la sodomie (punie alors… du bûcher). Ainsi condamné à mort, Sade s’enfuit en Italie avec sa jeune belle-soeur (devenue sa maîtresse)… Il finit par être arrêté, il s’évade et, tandis que sa famille s’acharne encore à obtenir pour lui l’absolution judiciaire, vit caché pendant deux ans (comble de l’ironie, il voyage même une fois déguisé en curé…)…

… pour mieux sortir de l’ombre par un nouveau coup d’éclat. En 1774, c’est « l’affaire des petites filles », qui, au moment de porter plainte, portent sur elles la marque de ses sévices. La belle-famille de Sade fait disparaître les pièces de la procédure.

Imprudent, il est finalement arrêté à Paris en 1777 et, après s’être évadé et avoir été capturé à nouveau, il sera emprisonné 13 ans. Il échappe à la condamnation à mort, encore et toujours, grâce à ses proches.

Ses innombrables évasions démontrent à elles seules sa redoutable intelligence et son inventivité machiavélique. Mais de la Bastille, on ne s’échappe point.

C’est là que commence véritablement sa carrière littéraire…

Son… « oeuvre »

Inspirée de ses frasques passées, vouée à l’origine à la masturbation dans sa geôle, son oeuvre la plus connue, les Cent Vint Jours de Sodome ou l’Ecole du libertinage, naît en prison, après des années de frustration, d’enfermement et de rage qui excitent davantage encore (si c’était possible) son imagination. Il l’écrit lui-même à ses geôliers : « Vous avez imaginé faire merveille, je le parierais, en me réduisant à une abstinence atroce sur le péché de la chair. Eh bien, vous vous êtes trompés : vous avez échauffé ma tête, vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise. »

Avec ce premier roman, on franchit largement les frontières de l’érotisme : on nage en pleine pornographie… perverse de surcroît.

Un résumé ?

Quatre riches libertins de 45 à 60 ans, représentant les classes dominantes de la société – un juge, un financier, un duc et un évêque (tant qu’à faire…) – s’enferment, en plein hiver, durant quatre mois (120 jours), dans le château de Silling, avec quarante-deux victimes soumises à toutes leurs excentricités et quatre maquerelles (des conteuses chargées de raconter les perversions ayant marqué le cours de leur propre vie). Le roman alterne et fait s’entremêler le récit des quatre conteuses aux péripéties ayant lieu au sein du château, à huis clos.

600 perversions sexuelles et tortures sont recensées. Des crimes que le code pénal n’a pas prévus. Des châtiments corporels que même l’Inquisition n’a pas su concevoir. Sade écrit : « C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe ».

Afin d’éviter la saisie de son manuscrit, Sade écrit son roman dans une écriture minuscule, sur les deux faces de toutes petites feuillets de 12 cm de largeur en moyenne qu’il colle bout à bout, jusqu’à obtenir un rouleau de 12,10 m de long, qu’il range dans une faille du mur de sa cellule.

« En prison entre un homme, il en sort un écrivain » écrira Simone de Beauvoir à son sujet.

Mais un écrivain… dépouillé de son précieux manuscrit. En effet, violent, querelleur, ingérable, Sade finit par être transféré, début juillet 1789, à l’asile de Charenton… où on ne lui laisse rien emporter. Quelques jours plus tard, la Bastille est prise, pillée et incendiée : c’est le début de la Révolution Française. Sade, le croyant brûlé, pleurera à chaudes larmes son manuscrit perdu… qu’il ne reverra effectivement jamais.

Mais le manuscrit n’a – de toute évidence ! – pas connu le sort funeste que crut Sade, puisqu’il nous est parvenu… Pour connaître l’épopée de ce « gigantesque catalogue de perversions » ou encore cet « Évangile du mal », comme le qualifia Jean Paulhan, lire cet article sur l’avenir du manuscrit des Cent Vingt Jours de Sodome après sa perte par le marquis à la Bastille.

Mais pour Sade, la Révolution n’apporte pas que du malheur ! Avec l’abolition des lettres de cachet (symbole honni de l’arbitraire royal…), il retrouve la liberté dès avril 1790.

Loin d’être calmé, malgré l’impact de ces longues années de détention sur son corps, son divorce, la quasi-ruine, c’est par sa plume, désormais, qu’il se déchaîne et continue de se faire remarquer des services de police (positions politiques, propos anticléricaux, pétitions contre la religion, romans libertins, philosophie et morale subversives, pensée libre, athéisme virulent, Lumière radicale, matérialisme philosophique…) – on retrouve là le lien entre pratiques/moeurs dissolues et la philosophie/façon de pensée libertine dont je parlais dans mon article consacré à ce sujet. Politicien, philosophe, aristocrate, il écrit des discours, des correspondances, des essais, des pamphlets, des libelles, des chroniques, des textes politiques… et poursuit sa carrière de romancier commencée en prison.

Il publie, notamment, son célèbre Justine ou les malheurs de la vertu, son oeuvre-phare (bientôt suivie de l’Histoire de Juliette, sa soeur), qui lui vaudra en 1799 les propos suivants dans le journal L’ami des lois : « Le nom seul de cet infâme écrivain exhale une odeur cadavéreuse qui tue la vertu et inspire l’horreur (…) Le coeur le plus dépravé, l’esprit le plus dégradé, l’imagination la plus bizarrement obscène ne peuvent rien inventer qui outrage tant la raison, la pudeur, l’humanité ». Subersive, obscène, dépassant de très loin le cadre du scabreux et de la pornographie, Justine fait peur. Bonaparte, à son sujet, écrira d’ailleurs : « le livre le plus abominable qu’ait enfanté l’imagination la plus dépravée ». Elle marque le début de la mythologie sadienne.

Il s’implique également dans la Révolution, prononce des discours (politiques, anti-religieux, de déchristianisation…), se fait un ennemi de Robespierre… et, finalement condamné à l’échafaud, échappe de justesse à la guillotine grâce à la chute de son rival (il était le 11e sur les 28 noms de la liste de la dernière charrette de la Terreur…).

Sous Napoléon, il est finalement de nouveau interné à l’asile de Charenton (sans jugement), où il restera jusqu’à sa mort (non sans que le médecin-chef ait clamé haut et fort qu’il n’était pas assez étroitement surveillé, qu’il était dangereux de laisser ses idées au contact des autres malades, et que sa place était dans une prison de haute sécurité…). Régulièrement, la police visite sa chambre et saisit des manuscrits licencieux… Alors qu’il a 70 ans, on finit par l’isoler, lui interdire toute communication avec l’extérieur et le priver d’encre et de papier.

Ce qui caractérise son style ? L’importance capitale des détails les plus graveleux ; l’importance de la parole, du discours, des descriptions, de la théâtralisation, du « tout dire », du « tout montrer », du « tout imaginer » ; l’intérêt enfin du visuel, de l’imaginaire et des représentations, des scénarios et des mises en scène. Tout pour conduire lentement, et de façon construite, le lecteur libertin (le plus souvent sadique) au plaisir. Ses romans sont en général marqués par l’alternance entre le récit de sévices et supplices tous plus atroces les uns que les autres (destinés à conduire leurs auteurs aux cimes du plaisir) et de longues digressions philosophiques/dissertations morales justifiant ces pratiques et son approche de la vie.

Sade refuse Dieu, il refuse la morale, il refuse les lois, il refuse toute norme, tout carcan et toute limite à son plaisir.

Pour vous donner une idée des limites qu’a franchies Sade dans l’horreur :

– il écrit lui-même à son avocat, à propos de Justine : « J’avais besoin d’argent, mon éditeur me le demandait bien poivré, je lui ai fait capable d’empester le diable. (…) Brûlez-le et ne le lisez point s’il tombe entre vos mains : je le renie »

– après sa mort, son fils fait lui-même brûler un de ses manuscrits saisis par la police dans sa chambre de Charenton, Journées de Florbelle ou la Nature dévoilée.

A noter : l’oeuvre de Sade, essentiellement clandestine, publiée à coup tantôt d’anonymat, tantôt de pseudonymes – le nom de « Sade » ayant été interdit par une lettre de cachet –, est encore en cours de reconstitution aujourd’hui…  Elle inclurait, outre les types de documents précédemment cités (ouvrages intellectuels, philosophiques, politiques, subversifs et pornographiques), des pièces de théâtre, des romans historiques, de multiples nouvelles et un journal.

Dernier coup d’éclat méritant d’être mentionné, tout de même : le dernier intermède érotique de sa vie aurait eu lieu avec la fille d’une employée de l’hospice pour malades mentaux où il était interné… alors qu’il avait 73 ans… sa partenaire 16… et qu’il écrivait dans son journal l’avoir repérée à 12…

Ses oeuvres principales :

  • Justine ou les Malheurs de la vertu
  • Histoire de Juliette, sa soeur
  • Les Cent Vingt Journées de Sodome
  • Aline et Valcour
  • Philosophie dans le boudoir

Sade par lui-même

Quelques citations…

« Allié par ma mère à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul d’en former et de les satisfaire », écrit-il.

« (…) extrême en tout, d’un dérèglement d’imagination sur les mœurs qui de la vie n’a eu son pareil, en deux mots me voilà : et encore un coup, tuez-moi ou prenez-moi comme cela, car je ne changerai pas » (1783)

« Si, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes et de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais »

(je suis) « athée jusqu’au fanatisme »

« Je suis l’homme de la nature avant d’être celui de la société »

« Il est très doux de scandaliser : il existe là un petit triomphe pour l’orgueil qui n’est nullement à dédaigner ».

Eléments de ses principes et de sa philosophie de vie

Sade part du principe qu’il n’existe aucun Dieu et que la religion n’est qu’un immense tissu de mensonges (athéisme et anticléricalisme virulents). A partir du moment où seul l’homme est maître de son destin, et qu’il est modelé à l’image de la Nature (elle-même violente, meurtrière et régie par la loi du plus fort), Sade ne voit rien de mal à toute forme de cruauté, et même au meurtre, puisque toute destruction n’est qu’acte purement naturel, et que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » (matérialisme typiquement libertin) : tout n’est que matière. Il n’est pas de vie après la mort. Par la destruction de l’autre, je ne fais qu’accomplir les desseins de la nature et suivre son cours habituel, ses forces, ses antagonismes, son mode de fonctionnement.

Ainsi, l’individu ne doit pas chercher à refréner ses passions au nom de règles et de limites morales qui ne sont, pour lui, que les défenses dont cherchent à s’affûbler les plus faibles pour se protéger des plus forts (on trouve là une trace très nette de son mépris pour les classes inférieures – cf. le paragraphe sur ses origines aristocratiques, son sang royal, les conditions de son enfance, et la façon dont elles ont marqué son caractère à la fois égotique, tyrannique et narcissique). Il doit au contraire suivre l’exemple de la nature, et chercher à donner à ses passions tout l’accroissement et toute la satisfaction possible, au détriment de l’autre si besoin est. L’autre n’est rien d’autre qu’un objet destiné à assouvir les passions de l’être fort.

On comprend sans mal, dès lors, que la société rêvée de Sade est une société de l’animalité, anarchique et violente, dans laquelle rien ne vient brider les passions, les excès, les désirs, les pulsions, les instincts de l’individu, dans laquelle règne la loi du plus fort et dans laquelle chacun utilise l’autre à son profit et dans son seul intérêt. Sade ne tolère ni limite, ni norme, ni nivellation, ni contraintes, ni interdits, ni conventions, ni morale, ni règles, ni dogmes religieux.

Sade prône un retour à l’état de nature, aux pulsions naturelles et aux rapports de force naturels, animaux. Il n’y a ni bien, ni mal, mais des forts, et des faibles. Il est contre toute morale sacrificielle, contre l’idée de l’intérêt collectif et des règles sociétales censées assurer le bien de tous (mais davantage susceptibles de brider les passions particulières qu’autre chose selon lui).

C’est un philosophe de la liberté absolue, dans ce qu’elle a de plus extrême, de plus sombre, de plus choquant. Il est pour la libération de l’individu, la libération de la morale, la libération du corps, de la sexualité (y compris de la femme qui, si elle est assez forte et l’assume, peut être actrice et non victime du libertinage), du moi et des passions.

Sa philosophie, libertinage extrême, pousse la logique libéraliste à son comble, et servira des chercheurs, psychiatres et philosophes du XIXe, ainsi que les surréalistes du XXe s., qui verront eu lui un formidable explorateur avant-gardiste des profondeurs de l’inconscient, du moi et des pulsions de l’individu.

Pour comprendre le fond de la pensée libertine, à la fois atomiste, matérialiste et athée, je vous recommande de lire mon article sur le libertinage (ici).

Quant à la philosophie sadienne plus particulièrement, cette analyse de son matérialisme philosophique libertin est très bien rédigée et fait tout à fait écho à mon propre article proposé ci-dessus : https://philitt.fr/2013/11/07/le-marquis-de-sade-eloge-d-une-education-libertine/

Quelques bons mots de notre homme :

« Tout est bon quand il est excessif ».

« La cruauté, bien loin d’être un vice, est le premier sentiment qu’imprime en nous la nature : l’enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d’avoir l’âge de raison. »

« Le bonheur n’est que dans ce qui agite, et il n’y a que le crime qui agite : la vertu, qui n’est qu’un état d’inaction et de repos, ne peut jamais conduire au bonheur. »

« L’idée de Dieu est, je l’avoue, le seul tort que je ne puisse pardonner à l’homme. »

« C’est dans le silence des lois que naissent les grandes actions »

« L’amour nuit plutôt aux transports de la jouissance qu’il n’y sert. »

« La soumission du peuple n’est jamais due qu’à la violence et à l’étendue des supplices. »

« Le système de l’amour du prochain est une chimère que nous devons au christianisme et non pas à la nature »

« C’est une chose très différente que d’aimer ou que de jouir : la preuve en est qu’on aime tous les jours sans jouir et qu’on jouit encore plus souvent sans aimer. »

« Il n’est aucune sorte de sensation qui soit plus vive que celle de la douleur : ses impressions sont sûres, elles ne trompent point comme celles du plaisir. »

« Ne te contiens donc point, nargue tes lois, tes conventions sociales et tes Dieux »

« Rien ne contient le libertinage… La vraie façon d’étendre et de multiplier ses désirs est de vouloir lui imposer des bornes. »

« Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers, ou s’en servir pour embraser le monde. »

« L’érotisme est un pouvoir sexuel sans bornes, illimité, démesuré. Il faut le craindre. »

« Il n’y a de vrai que les sensations physiques. »

« Toutes les religions  doivent être dévouées au mépris comme elle, il n’en est pas une seule qui ne porte l’emblème de l’imposture et de la stupidité ; je vois dans toutes des mystères qui font frémir la raison, des dogmes outrageant la nature et des cérémonies grotesques qui n’inspirent que la dérision. »

« Mon plus grand chagrin est qu’il n’existe réellement pas de Dieu et de me voir privé, par là, du plaisir de l’insulter plus positivement. »

« Il n’y a rien de foncièrement bien et rien de foncièrement mal ; tout n’est que relatif à nos mœurs, à nos opinions et à nos préjugés. »

« Le coupable nourrit au fond de son cœur un ver qui, le rongeant sans cesse, l’empêche de jouir de cette lueur de félicité qui l’environne et ne lui laisse au lieu d’elle que le souvenir déchirant des crimes qui la lui ont acquise. »

“Il ne faut jamais calculer les choses que par la relation qu’elles ont avec notre intérêt“.

Sade vu par autrui

« II faut toujours en revenir à de Sade, c’est-à-dire à l’Homme Naturel, pour expliquer le mal. » Baudelaire

« l’esprit le plus libre qui ait jamais existé » Apollinaire

« il pourrait bien dominer le XXe siècle » Apollinaire

« Trois hommes ont aidé ma pensée à se libérer d’elle-même : le marquis de Sade, le comte de Lautréamont et André Breton » Paul Eluard

« La littérature et le mal, Faut-il brûler Sade ? » titre d’un article de Simone de Beauvoir

« Sade est philosophe au sens polémique du mot. Philosophe ne veut pas dire ici confrère posthume de Platon ou de Descartes, mais adepte des Lumières » Jean Deprun

« On ne tardera pas à entendre parler encore des horreurs du comte de Sade. » inspecteur Marais

L’héritage et le mythe

Dès le début du XIXe s., un néologisme est créé à partir de son nom : le « sadisme » qui, dans le Dictionnaire universel de Boiste, désigne une « aberration épouvantable de la débauche : un système monstrueux et antisocial qui révolte la nature ». Le mot migre peu à peu dans d’autres langues…

Un dictionnaire de 1857, à l’article « Sade », précise quant à lui : « voilà un nom que tout le monde sait et que personne ne prononce ; la main tremble en l’écrivant, et quand on le prononce les oreilles vous tintent  d’un son lugubre ».

Plus tard, la psychiatrie s’empare du terme pour désigner une perversion sexuelle par laquelle la satisfaction du plaisir d’un individu passe par l’humiliation et la souffrance, voire la mort, d’autrui.

Son oeuvre, notamment les Cent Vingt Jours de Sodome (sauvé de la Bastille), restera interdite pendant plus d’un siècle et demi… soit jusqu’à la moitié du XXe s ! Certes, des éditions et rééditions clandestines existent, on se transmet ses ouvrages sous le manteau, on le commente, on en parle, on le mentionne, on l’a dans sa bibliothèque, on s’en inspire, même, parfois, pour son côté réactionnaire, libre-penseur…

Ce n’est qu’en 1957 qu’un éditeur, J-J. Pauvert, sort l’oeuvre de sa clandestinité : il la publie ouvertement (alors que l’oeuvre de Sade était toujours officiellement frappée de censure). Cela lui vaut un procès (où comparaîtront, à titre de témoins, Jean Cocteau, Jean Paulhan et Georges Bataille, s’il vous plaît !) Un procès… qu’il remporte. Consécration suprême de l’oeuvre de Sade après 150 ans d’anathème : elle entre à la Bibliothèque de la Pléiade en 1990.

Et pour couronner le tout, quelques chiffres : les Cent Vingt Jours de Sodome est l’un des 3 manuscrits les plus chers de France (sa conservation a coûté en 2014 la modique somme de 7 millions d’euros) ; il est assuré à hauteur de 12 millions d’euros, et il a été déclaré trésor national préempté par la France fin 2017… !

Pour l’anecdote…

Pas moins d’une trentaine de films et d’une dizaines de pièces de théâtre lui rendent hommage. Il a été repris dans le monde de la BD (érotique, voire plus…) à de nombreuses reprises… et un prix littéraire, le « prix de Sade », lui rend hommage, en se proposant de récompenser « un authentique libéral qui sera parvenu, par delà les vicissitudes de la Révolution et l’emprise de l’ordre moral, à défaire les carcans de la littérature comme ceux de la politique » – voir cet article pour plus de détails sur le prix Sade : https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Sade

Toujours sur le registre de l’anecdotique : au XIXe s., son crâne est même réclamé et exhumé par des scientifiques prônant la phrénologie, soit la théorie de l’époque selon laquelle les formes et bosses du crâne d’un humain reflètent son caractère… Et le crâne de Sade est pris en modèle du genre, c’est dire !

Remarque

Connu à son époque pour ses scandales à répétition bien avant ses textes, son nom devient associé à sa qualité de jouisseur, de débauché et d’être dangereusement transgressif bien avant que d’être associé à ses talents d’homme de lettres.

Souvent, l’évolution des moeurs faisant son oeuvre, ce qui paraissait choquant, pervers ou immoral à une époque ne choque guère plus le lecteur d’aujourd’hui. Ce que l’Eglise condamnait, ce que l’état censurait, les lignes qui valaient un procès, la prison, voire le bûcher à leur auteur, tout cela s’est, au fil des siècles, banalisé, au point que certaines oeuvres censurées à leur publication sont désormais étudiées par nos lycéens (y compris des oeuvres jugées immorales, érotiques, scabreuses… comme certains poèmes de Baudelaire, Thérèse Raquin de Zola…).

La différence, c’est qu’avec Sade – et malgré l’apparente « démocratisation » des pratiques SM et libertines –, ce qui est décrit… relève toujours, en 2018, de l’horreur et de l’inimaginable.

Quant à sa qualité de philosophe, si certains, dès le XIXe siècle, la reconnaissent et l’admirent (Baudelaire, Flaubert, plus tard les surréalistes…) et voient en lui un esprit libre à la fois génial et précurseur, d’autres crient, encore aujourd’hui, au scandale, et s’indignent (le mot est faible !) qu’on puisse voir autre chose en lui qu’un malade mental, un psychopathe, un Hannibal Lecter des salons mondains.

Bref, un « cas » !… à connaître, tout de même.

Pour compléter votre lecture de cet article (outre les liens déjà proposés au cours de ces lignes) :

Texte : (c) Aurélie Depraz
image d’origine : libre de droit Pixabay

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