Littérature, amour & érotisme

Le libertinage, une tradition littéraire et philosophique avant tout…

Aujourd’hui, dans la lignée de mes articles sur la littérature amoureuse (et érotique) et ses grands mouvements, « petit » topo sur le libertinage… dont on ne connaît bien souvent que l’aspect… « charnel » ! Un grand mouvement né au XVIe s. et qui mérite, vous allez le voir, qu’on s’y intéresse !

Précisons tout d’abord (pour couper court aux éventuels ragots auxquels un tel article pourrait donner vie…^^) que je ne verse pas dans le libertinage (de mœurs ou autre). J Cet article s’inscrit tout simplement dans la lignée des articles prévus sur les mouvements littéraires particulièrement axés sur la question amoureuse : Pléiade, Préciosité, Romantisme… et Libertinage, donc. (J’ai publié mes deux premiers articles sur la Préciosité et sur Mme de La Fayette en septembre, vous pouvez les retrouver ici et là).

Quitte à en surprendre certains, il faut savoir que le libertinage est, à l’origine, et avant tout, un courant intellectuel né au XVIe s. qui tire son nom du latin « libertinus », terme renvoyant, dans la Rome antique, à un esclave « affranchi, libéré » de l’autorité de son propriétaire. L’emphase est donc mise sur l’idée de la libération de l’homme d’un joug. Lequel ? Au sortir du Moyen-âge et en pleine Renaissance : celui de la religion, bien sûr.

Les premiers libertins sont donc de libres penseurs qui se sont affranchis de certaines traditions religieuses, de certains dogmes, de certaines croyances. Anticonformistes, parfois même athées et anticléricaux, ils sont évidemment fustigés par l’Eglise, qualifiés de mécréants, d’hérétiques, et leur credo, de « doctrine pour putains et ruffians », selon le réformateur Guillaume Farel. Plusieurs finiront – évidemment – sur le bûcher : on était encore loin – est-il utile de le rappeler ? – de la liberté de culte, de la liberté de pensée et de la liberté d’expression.

Le « libertinisme », comme on l’appelle alors, c’est donc d’abord une réaction contre les excès, les tabous, les interdits et l’austérité de la religion (rappelons que nous sommes à l’époque du schisme protestant, donc de la naissance de cette religion réformatrice et particulièrement austère, et des guerres de religion qui en découlent avec le catholicisme bien implanté ; à l’époque aussi de l’Inquisition et de la persécution des juifs et de tout ce qu’on considère alors comme hérétique…). Un libertin est alors déiste, athée, hostile au pape, franchement anticlérical ou seulement critique à l’égard des religions révélées.

Le concept évolue rapidement, au début du XVIIe s., en un mode de pensée savant qui prône une totale liberté intellectuelle et morale et qui puise ses origines dans différents courants. Il procède en effet :

  • D’une reprise des idées atomistes du philosophe grec Démocrite, tout d’abord : d’après la pensée matérialiste de celui-ci, tout n’est que matière, atomes, particules. En conséquence, Dieu n’existe pas, le Paradis non plus, et la seule existence dont nous puissions jouir est l’existence terrestre – dont il convient, par extension, de profiter au maximum…
  • D’une reprise des idées d’Epicure (satisfaire ses besoins nécessaires et vitaux – physiques, y compris sexuels, mais aussi intellectuels – et se détourner les désirs superficiels, non naturels et non vitaux) qui seront ensuite peu à peu transformées en préconisations hédonistes (prendre du plaisir avant tout, laisser libre cours à ses passions, satisfaire tous ses désirs, laisser à ses pulsions tout l’accroissement possible). Une philosophie du bonheur qui ne sera parvenue au XVIIe s. que par l’intermédiaire des témoignages de ses disciples, ses premiers écrits – fait intéressant – ayant été intégralement détruits par les premier Chrétiens… (tiens donc !). Epicure fait donc bien sûr partie des auteurs antiques appréciés des libertins mais proscrits par l’Eglise catholique de leur temps.
  • Des idées de Lucrèce, par l’intermédiaire duquel, entre autres, la philosophie épicurienne du bonheur nous est parvenue. On lui doit également une théorie matérialiste de la création du monde sous la forme, non pas d’une œuvre divine, mais d’une pluie d’atomes : un atome déviant aurait heurté les autres atomes et permis leur amalgame…. Et donc la naissance du monde (qui n’aurait rien à voir avec Dieu…) – théorie du Big Bang avant l’heure ? Lorsque le libertinage émerge à l’époque moderne, le bréviaire athéiste et atomiste de Lucrèce, longtemps banni et tombé dans l’oubli, vient tout juste d’être redécouvert.
  • Du scepticisme de Montaigne – puis de Descartes au siècle suivant – et du rationalisme humaniste nés au XVIe s.et qui, comme leur nom l’indique, recommandent de douter de tout et de passer toute information, tout savoir, toute croyance par le filtre de la raison, de l’analyse scientifique – ou du moins rationnelle – et du doute systématique. On est bien loin de l’ignorance et de la crédulité requises par le dogme religieux alors en place.

Les libertins, on l’aura compris, refusent de se soumettre à des règles, à des dogmes préétablis, à l’éthique religieuse, à une morale fondée sur la vertu et les restrictions. Ce sont des érudits, des savants, des hommes de lettre, des libres penseurs, qui publient sous le manteau des écrits satiriques, cyniques, ironiques et contestataires ; qui cherchent à échapper à la censure et à la répression moyennant l’usage de doubles-sens, de codes, d’allusions, de l’anonymat et d’éditeurs clandestins ; qui prônent un savoir fondé sur la raison et l’observation et non sur la superstition ou le respect aveugle des traditions ; qui, enfin, hédonistes et matérialistes, rédigent des poèmes érotiques, des contes licencieux, s’adonnent aux plaisirs de la chair, tiennent parfois des propos obscènes et entonnent des chansons blasphématoires.

Ce sont de beaux-esprits, des poètes, des incrédules, des irréligieux, des médecins, des écrivains, des mathématiciens, des penseurs ouverts et curieux, qui ont tous pour point commun d’aspirer à une plus grande tolérance et à une plus grande indépendance. Pierre Gassendi, Théophile de Viau, Cyrano de Bergerac (le vrai !), figurent parmi les plus célèbres d’entre eux. Nombre de ces esprits libres souffriront des affres de la censure, de l’emprisonnement, de l’exil, voire même de la peine capitale.

Le libertinage s’inscrit donc dans la mouvance :

  • de certaines philosophies grecques (Démocrite, Epicure, Lucrèce, Hédonisme)
  • de l’humanisme du XVIe siècle (Renaissance), un mouvement caractérisé par l’effervescence scientifique, philanthropique et philosophique, soucieux de remettre l’homme au centre des préoccupations (vs. Dieu et l’Eglise, omniprésents au Moyen-âge) et de faire relativiser les choses face aux découvertes de nouveaux mondes (les Amériques) et de nouvelles perspectives (révolution copernicienne, héliocentrisme, thèses sur la pluralité des mondes ; relativisme de Montaigne…)
  • mais aussi du baroque (fin XVIe s.-début XVIIe s.), un courant marqué par l’excès, l’exubérance, la surcharge, l’abondance, le changement, le provisoire, l’instabilité, une conception du monde en transformation permanente et la soif de liberté. Un mouvement bien plus global que le libertinage (qui ne concerne que quelques esprits particulièrement émancipés) et qui concerne la société artistique et intellectuelle tout entière d’environ 1580 à 1640. Un courant marqué par le rejet de l’absolu, l’idée que rien ne dure, que rien n’est figé, immuable ou définitif, que tout change sans cesse, que tout se transforme, que tout est éphémère, que le monde est à peine en train de se construire, que la vie est éphémère, la mort inévitable et l’homme bien peu de chose. Un mouvement en conséquence marqué aussi par le goût pour l’apparence, pour l’illusion, pour l’aventure, la passion, le bruit, la fureur et les péripéties épiques, mais aussi la tolérance, la pluralité de la vérité, l’absence de règles et de lois intangibles, l’ouverture, une liberté totale d’action, l’infini des possibilités, et donc l’opportunisme. L’avidité de nouveautés, de sensations et d’expériences, la curiosité et donc l’inconstance amoureuse qui en découlent logiquement caractérisent encore l’homme baroque. Autant de traits, on le voit, que l’on retrouve dans le libertin, faisant de l’ère baroque le terreau fertile d’une philosophie libertine.

Le personnage tragi-comique de Don Juan de Molière incarne parfaitement le libertin tel qu’il est alors décrit et décrié par ses détracteurs (l’Eglise et la bien-pensante société en tête) : libre-penseur, immoral, blasphématoire, provocant, hérétique, coureur, profiteur, matérialiste et jouisseur. Certaines de ses tirades restent célèbres pour l’apologie du libertinage et de l’inconstance amoureuse qu’elles délivrent et la critique en règle de Dieu et de l’Eglise qu’elles proposent. Les propos de Don Juan sont choquants et ses mœurs dissolues. Evidemment, la caricature fait de lui un être parjure, hypocrite, égoïste et menteur en plus du reste. Don Juan est l’image même du libertin (à la fois dans sa pensée, dans ses propos et dans ses mœurs) et de l’homme baroque (qui aime l’aventure, le changement, les rebondissements, l’éphémère, l’inconstance, l’absence de règles). Cette tragi-comédie de Molière est aux libertins ce que ses Précieuses ridicules sont à la préciosité des salons de la même époque (cf. autre article y étant consacré) : une satire amusante et fort édifiante encore pour le lecteur du XXIe s.

Evidemment, le libertinisme se retrouve particulièrement critiqué durant la seconde moitié du XVIIe s., lors du très rigoureux règne de Louis XIV, lorsque le baroque fait place aux exigences et aux règles moralistes du classicisme. On assiste alors à un retour en force des exigences de bienséance et de bon goût, et de la figure très prisée du gentilhomme et de l’honnête homme aux manières impeccables. Le libertinisme, dans un tel contexte, est, on le comprend, particulièrement mal vu et surveillé. Il se met en veille.

C’est au cours de la Régence qui suit la mort de Louis XIV, puis au cours des règnes de Louis XV et de Louis XVI, très libéraux au regard du règne de fer du Roi-Soleil, que le libertinage de mœurs (liberté d’aimer et liberté d’agir) prend donc toute son ampleur, quand enfin l’étau se desserre. Jusque-là surtout intellectuel et moral, le libertinage revêt alors pleinement son habit sensuel, même si l’étiquette de « débauché aux mœurs légères et immorales » colle à la peau du libertin bien avant le siècle des Lumières.

Au XVIIIe donc, l’aspect sensuel et charnel du libertinage connaît un essor important. S’il garde toute sa philosophie d’antan, c’est sur le plan amoureux que ce courant se développe alors le plus : on met en avant les jeux érotiques, la séduction, la liberté sexuelle, des pratiques alternatives, et toute une littérature (romans, nouvelles, poèmes) qui, entre message philosophique et divertissement osé, vont du coquin gentillet au pornographique. C’est, entre autres, le siècle des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, de l’Histoire de ma vie de Casanova et des scandales du Marquis de Sade.

A noter, une différence entre les deux grands règnes de ce siècle : si, sous Louis XV, le libertinage est ouvertement affiché et connaît son apogée, (personne ne se cache et la débauche imprègne même le mode de vie royal), Louis XVI, puritain, tente en revanche d’imposer un retour à des valeurs plus morales, contraignant les libertins à avancer masqués ; c’est alors qu’apparaît le type du « roué », ce grand séducteur qui se donne les airs d’un honnête homme, courtois et raffiné, mais qui manipule son entourage et avance dans ses projets avec une méthode scientifique et quasi militaire, et dont le personnage du vicomte de Valmont (Liaisons dangereuses) donne une parfait illustration.

Aujourd’hui, le parallélisme entre athéisme, matérialisme et épicurisme s’est atténué ainsi que le lien étroit qui unifiait une philosophie et des mœurs. On ne retient de nos jours que l’aspect charnel et vaguement immoral du libertinage, hérité du XVIIIe. En ce qu’il bouscule la morale conventionnelle et bourgeoise de notre temps, il reste dans l’ensemble connoté péjorativement, même si la libéralisation des mœurs tout au long du XXe siècle et les cultes respectivement rendus au corps, à la nudité, à la chair, aux plaisirs physiques, à la liberté (y compris amoureuse) et à la consommation à outrance, de nos jours, et l’ébranlement de valeurs traditionnelles telles que le mariage, la tempérance, les contraintes et la fidélité, contribuent chaque jour un peu plus à la banalisation – ou du moins à l’acceptation – de ces pratiques, aujourd’hui plus facilement tolérées, voire admises comme faisant partie de la vie privée et des droits de chacun.

Quant à son aspect littéraire, il est aujourd’hui désigné sous le terme plus neutre – d’un point de vue moral – de « littérature érotique ». Des publications confidentielles et clandestines retirées de la vente pour outrage aux bonnes mœurs, et conduisant leurs auteurs à la prison, jusqu’au best-seller américain Cinquante nuances de gris de E.L.James, les mœurs et le goût du public ont bien changé !

3 articles à venir pour creuser ce thème du libertinage :

  • Le Marquis de Sade – évidemment !
  • Casanova – évidemment (bis) !
  • Et Don Juan – évidemment (ter) !

Citation de Dom juan : Sagnarelle (son valet) décrit son maître Dom Juan (acte I sc. 1) :

« SGANARELLE : […] tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, […] un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d’Epicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on peut lui faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. […] Un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains ; dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud, ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, c serait un chapitre à durer jusques au soir. »

Citation de Dom Juan : l’éloge de l’inconstance amoureuse par ce maître de la séduction (acte I sc. 2) :

« DOM JUAN : Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »

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