Littérature, amour & érotisme

Les Liaisons dangereuses, entre fascination perverse… et éducation sentimentale à la dure

Préambule

Aujourd’hui, pour la toute première fois sur ce blog, je laisse mon clavier aux mains… d’une intervenante extérieure. Oh ho ! Une première ! Mais pourquoi donc ?

Non pas, bêtement, « parce qu’il faut un début à tout », bien sûr, mais parce que (ceux d’entre vous qui me suivent avec assiduité s’en souviendront peut-être) je consacrais récemment plusieurs articles au libertinage littéraire et philosophique et à des œuvres/auteurs y étant intimement liés : le marquis de Sade, Casanova… et, bien sûr, les sulfureuses Liaisons Dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos.

Et qu’il se trouve que je compte parmi mes amies un grande, très grande fan de cette œuvre (une spécialiste, pourrait-on dire!). Comme, de surcroît, il s’agit d’une amie aux vues souvent très différentes des miennes quant à la question amoureuse (je ne compte plus les débats et échanges amusants que nous avons pu avoir sur des sujets aussi variés que le romantisme, le féminisme et les relations hommes/femmes !^^), je me suis dit qu’il pourrait être fort amusant, et surtout extrêmement enrichissant, de lui laisser ici la « plume » (numérique) en complément de mon propre article de présentation des Liaisons Dangereuses.

Si vous ne l’avez pas encore lu, ou si vous ne connaissez pas (bien) cette œuvre, peut-être auriez-vous intérêt à commencer par vous familiariser avec elle, via cette petite synthèse. Sinon, ma foi, poursuivez votre lecture ! Et découvrez sans attendre l’analyse passionnante d’Anne-Sophie, une âme brillante et (à mon sens) tout à fait étonnante… mise au service, d’un point de vue professionnel (vous vous en rendrez vite compte), de la Justice de notre beau pays !^^ (un profil sacrément prometteur, ne trouvez-vous pas ?^^)

Je lui laisse la parole… C’est parti !

Avertissement au lecteur

Ce texte paraîtra sans doute déplacé sur ce site, à plus d’un titre : d’abord parce que les descriptions de dentelles et de chandelles risquent de trancher au milieu des passionnants développements de mon amie Aurélie sur l’histoire des Etats-Unis ; ensuite parce que je crois bien être la première à qui elle fait l’honneur de proposer d’écrire sur son site ; enfin, parce qu’on se demandera bien ce qui peut être ajouté à la présentation très bien documentée que mon amie a publiée en novembre.

Quant à savoir quelle va pouvoir être ma plus-value, je n’ai pas de réponse précise. J’ai tout au plus un début d’explication, qui risque d’en faire frémir certains : l’auteur de ce présent article n’est pas romantique. En tout cas pas au sens où beaucoup l’entendent de nos jours – j’y reviendrai.

Je n’ai donc pas l’intention dans les paragraphes qui suivent de faire battre les cœurs, ni de faire tomber mes lecteurs en pâmoison. Je ne reviendrai pas non plus en détail sur l’intrigue ou le contexte historique de l’ouvrage. En revanche, ceux qui se demandent comment un roman épistolaire écrit pour l’aristocratie du XVIIIe siècle peut, près de deux cent quarante ans après sa publication, toucher et inspirer des publics aussi différents verront peut-être un intérêt à cet article.

Un très bref rappel de l’histoire…

… qui n’ôtera rien au plaisir de la lecture :

Cécile de Volanges sort du couvent à quinze ans pour être mariée au comte de Gercourt ; celui-ci a agacé son ancienne maîtresse, la redoutable marquise de Merteuil, en ne cessant de répéter qu’il cherchait une épouse vierge et fidèle. La marquise, vexée, met au point une vengeance consistant à dévergonder Cécile avant son mariage : elle la jette dans les bras du chevalier de Danceny, jouvenceau amoureux, et dans ceux de Valmont, séducteur impénitent. Par ailleurs, Valmont a décidé, par défi, de séduire la belle et prude présidente de Tourvel, en pariant que s’il y arrivait, il obtiendrait les faveurs de son ancienne maîtresse, la marquise de Merteuil. Cette dernière se vexe à nouveau en constatant que Valmont est tombé véritablement amoureux de madame de Tourvel : elle le manipule pour qu’il quitte sa nouvelle maîtresse de façon blessante. Elle séduit au passage le chevalier de Danceny pendant quelques jours et refuse de le quitter alors que Valmont le lui demande. Celui-ci décide de se venger à tout prix.

Tous les personnages principaux ont fauté, tous sont punis sans proportion : Valmont meurt en duel, tué par Danceny à qui il a confié les lettres de la marquise. Madame de Tourvel meurt de chagrin, Cécile décide d’entrer au couvent, Danceny se fait moine à Malte, la marquise de Merteuil est conspuée par la bonne société, ruinée et défigurée. La sage madame de Rosemonde, vieille tante de Valmont, plus ou moins proche de tous les protagonistes, veille à ce que le scandale n’éclabousse que madame de Merteuil : les mésaventures de Cécile et de la présidente de Tourvel restent secrètes.

Les Liaisons dangereuses, un éternel recommencement

J’ai dû lire Les Liaisons dangereuses six ou sept fois depuis mes quatorze ans et mon opinion est restée la même à chaque fois sur un point au moins : la perfide marquise de Merteuil est, de loin, le personnage le plus fascinant du roman, qui mérite de servir de fil rouge à cet article.

D’ailleurs, on peut se demander pourquoi Les Liaisons dangereuses sont bien plus présentes dans l’imaginaire collectif que d’autres œuvres admirablement écrites de cette époque, comme La Religieuse de Diderot, Les Lettres persanesde Montesquieu ou encore Julie ou La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Ces trois romans sont pourtant, à mon avis, largement supérieurs en termes de message politique, de complexité philosophique, voire de style. La réponse est simple : oui, nous aimons réfléchir et nous extasier sur la beauté d’un texte. Mais nous aimons encore plus nous scandaliser. Comme l’a dit Hitchcock deux siècles plus tard, pour faire une bonne histoire, il faut un bon méchant et la marquise de Merteuil endosse ce rôle à merveille.

Un personnage complexe dans un milieu cruel

La fascination pour ce personnage est partagée de façon assez générale, mais certains voient la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont comme un duo infernal où chacun est aussi ingénieux et fourbe que l’autre. Il est vrai que tous deux excellent à séduire, à tromper et à utiliser un double langage, s’adaptant merveilleusement à leur interlocuteur. Cependant, Valmont me paraît occuper une place importante mais néanmoins secondaire par rapport à la marquise.

C’est en effet cette dernière qui a le caractère le plus complexe et le plus riche, la psychologie la plus poussée. D’ailleurs, c’est la seule dont on connaîtra l’enfance et l’évolution intellectuelle, à travers sa lettre LXXXI, dans laquelle elle décrit comment, avant ses quinze ans, elle a réussi à manipuler son confesseur pour en savoir plus sur ce qu’on lui interdisait, comment elle a utilisé son veuvage pour aiguiser encore son esprit par des lectures philosophiques et comment elle a su par la suite acquérir une réputation générale de prude tout en ne décourageant aucun de ses amants.

Comme elle le dit elle-même, elle a dû faire face à plus d’obstacles qu’un homme. Bien que tous deux partagent le goût du cocasse et du chaos, son but est différent de celui de Valmont.

Celui-ci cherche tout simplement à accumuler les conquêtes et à s’en vanter. Il n’a besoin de penser qu’en tacticien, à court terme : chaque conquête accroît sa réputation de séducteur, et c’est exactement ce qu’il cherche. Il n’est guidé que par ses appétits physiques et sa volonté de faire connaître ses succès, deux motivations qui ne sont en rien contradictoires – sauf lorsqu’il s’agit de séduire une femme authentiquement pieuse comme la présidente de Tourvel, qui est choquée d’apprendre le passé de celui qui veut la séduire et se méfie donc de lui. L’équation est pour Valmont très simple, comme pour les hommes de son milieu : humilier des femmes, les collectionner, c’est se couvrir de gloire. Il peut à l’occasion sauvegarder temporairement la réputation d’une femme, mais c’est uniquement par jeu et parce qu’il ne supporte pas qu’une femme soit perdue à cause d’un autre que lui, ainsi qu’il l’explique dans sa lettre sur la vicomtesse ; il n’hésitera pas à raconter l’anecdote ensuite pour se vanter de son ingéniosité.[1]

En ce sens, Valmont est assez semblable au personnage secondaire de Prévan, dont on ne parle pas assez : Valmont rapporte dans la lettre LXXIX que Prévan a réussi à devenir simultanément l’amant de trois amies proches, à obtenir qu’elles quittent leurs quasi-maris -en leur faisant seulement croire que lui-même a sacrifié à chacune sa belle maîtresse. Prévan a ensuite tout raconté aux trois amants officiels de ses trois nouvelles maîtresses, les a mis de son côté, les a persuadés de quitter les trois amies après une orgie et surtout a très élégamment fait connaître toute l’histoire. Morale de l’anecdote : les trois amies sont brouillées, l’une entre au couvent, les deux autres se retirent de la bonne société, tandis que Prévan est acclamé et reconnu comme un séducteur hors pair. Ce stratagème n’est pas beaucoup plus honorable que ceux que la marquise de Merteuil a pu utiliser. Et pourtant, ce que la bonne société reprochera à la marquise, c’est uniquement d’avoir eu plusieurs amants en toute discrétion et d’avoir manipulé Prévan qui souhaitait en faire son nouveau trophée. En effet, seules deux lettres sont publiées et toute l’histoire de Cécile et de madame de Tourvel reste inconnue du grand public, pour ménager l’honneur de leurs familles.

Dans cette société, le même comportement est donc scandaleux chez une femme et admiré chez un homme.

Pour ces raisons, la marquise est obligée par la société de continuer à passer pour prude. Elle ne peut se permettre aucun scandale, alors même que plusieurs de ses amants ne cherchent qu’à se vanter d’avoir fait d’elle leur maîtresse. Elle doit développer une véritable stratégie de long terme et chacune de ses conquêtes représente un danger pour elle, qu’elle ne surmonte que grâce à son ingéniosité. Ses motivations sont plus complexes : elle doit passer pour une veuve irréprochable, veut collectionner les amants, en tire une satisfaction psychologique supérieure au plaisir physique, et, au fond d’elle, rêve que son ingéniosité soit connue, ce qui explique ses lettres LXXXI et LXXXV, les seules qui seront connues du grand public. Jusqu’au début de l’histoire, bien qu’elle ressente une certaine colère contre l’hypocrisie de son temps et contre le comportement des hommes, elle n’a humilié personne, se contentant de quitter ses amants lorsqu’elle s’en lassait et d’être flattée de ne pas avoir été quittée la première. Ce n’est que lorsqu’elle apprend le mariage de Gercourt, son ancien amant, qu’elle décide de le ridiculiser et ce n’est qu’en apprenant les intentions de Prévan à son égard qu’elle prend le parti de l’humilier. Ce besoin de ridiculiser ses ennemis ne lui vient donc que sur le tard et on peut avancer l’hypothèse qu’elle ne l’aurait pas eu sans les exemples que lui ont donnés Valmont, Prévan et les autres séducteurs de son milieu.

La marquise est donc celle qui a le plus retenu l’attention des lecteurs. Les autres personnages principaux ne sont pas aussi développés et ont l’air d’avoir toujours eu le même caractère : Valmont a toujours été libertin, la présidente de Tourvel prude et sage, Cécile un peu sotte quoique douée d’un bon fond. Leurs évolutions n’adviennent que dans le roman et ne sont motivées que par deux moteurs : les manipulations de la marquise et les sentiments amoureux de Valmont pour Madame de Tourvel.

On objectera peut-être que la marquise de Merteuil n’est pas un modèle à suivre et qu’elle finit d’ailleurs très mal : déshonorée, ruinée par un procès et défigurée par la petite vérole. Je reviendrai sur la question du modèle mais il paraît utile de comparer le destin de la marquise de Merteuil avec celui des autres personnages, ce qui soulève la question de la morale dans Les Liaisons dangereuses.

Le destin des divers personnages

D’abord, le sort de personnages bien plus estimables que la marquise est généralement tout aussi sombre. Nous n’avons pas affaire à une morale simpliste où les méchants sont punis tandis que tout s’arrange pour ceux qui ont su garder une âme pure. Je ne parle pas de ceux qui ont su résister à la tentation : il n’y en a tout simplement pas dans ce roman. Même Cécile et Danceny, amoureux l’un de l’autre, se trompent réciproquement. Les seules personnes qui restent parfaitement irréprochables sont la mère de Cécile et l’octogénaire madame de Rosemonde – qui ne font l’objet d’aucune tentative de séduction.

Faisons un bilan rapide des destins de chaque personnage :

  • L’admirable présidente de Tourvel meurt de chagrin à cause de Valmont qui après deux mois de cour acharnée a profité de son évanouissement pour obtenir ses premières faveurs sexuelles, comme il l’explique dans sa lettre CXXV, puis n’a pas hésité, moins d’un mois plus tard, à lui briser le cœur sur simple demande de madame de Merteuil (lettre CXLI, où la marquise dicte à Valmont la lettre de rupture, modèle de cruauté subtile).
  • Madame de Rosemonde, gentille vieille dame, intelligente et estimée de tous, a perdu en peu de temps les deux personnes auxquelles elle tenait le plus : son neveu, Valmont, et son amie, madame de Tourvel ; elle a la douleur de savoir que ces deux morts sont liées.
  • Danceny part à Malte, mais pour y devenir moine, après avoir été trompé par ses deux maîtresses, Cécile et la marquise de Merteuil, et avec un mort et ses propres infidélités sur la conscience.
  • Cécile de Volanges, oie blanche attachante mais peu intéressante, se retrouve au couvent à vie à seize ans, après avoir été dépucelée contre son gré par Valmont, puis dévergondée moralement, avoir fait une fausse couche, avoir trompé Danceny, l’homme qu’elle aime réellement, et avoir été trompée par celui-ci.
  • Madame de Volanges, aveugle mais aimante, voit sa fille devenir presque folle de chagrin et décider d’entrer au couvent, sans qu’on lui explique pourquoi, alors même qu’elle se décidait enfin à la marier à Danceny.
  • Valmont meurt après avoir été manipulé comme un enfant par la marquise, avec le remords d’avoir brisé le cœur de madame de Tourvel et en ayant au plus la consolation d’avoir pu se venger de la marquise à titre posthume.

Aucun de ces personnages n’a donc une fin enviable. Tous auraient pu mener une vie tranquille, tous ont été menés à leur perte, directement ou non, par la marquise.

De plus, le sort final de la marquise de Merteuil ressemble assez à un artifice destiné à cautionner la morale. Il implique :

  • que Valmont ait eu l’occasion, en mourant, de remettre les lettres de la marquise de Merteuil à Danceny qui vient de le tuer, en ayant eu le temps, dans son agonie, de tout lui expliquer ; il aurait d’ailleurs été bien plus simple de tout raconter à Danceny avant le duel ;
  • que Danceny ait publié les deux lettres les plus compromettantes pour la marquise – et que ces lettres n’aient été compromettantes que pour la marquise seule, sans la moindre allusion à ce qui était prévu pour Cécile de Volanges et madame de Tourvel, ce qui aurait porté atteinte à leur honneur et empêché la publication des lettres ;
  • que la marquise n’ait pas eu l’idée de crier au faux ;
  • qu’il suffise d’un soupçon à propos des mœurs de la marquise pour qu’elle perde, exactement en même temps un procès relatif à une succession (c’est encore l’aspect le plus crédible, étant donné le fonctionnement des procès à l’époque) ;
  • et enfin, qu’une petite vérole maligne la défigure au même moment en la laissant en vie alors que la variole maligne tuait dans 97 % des cas, pour qu’elle ait le temps de regretter ses actes toute sa vie.

Ce déroulement comporte un certain nombre d’invraisemblances, alors même que le reste du roman suit une logique implacable, inscrite dans le caractère même des personnages et surtout orchestrée par la marquise et le vicomte. Et dans tous les cas, l’accueil que lui réserve la société, encore une fois, est sans commune mesure avec celui qu’aurait reçu un homme qui aurait commis les deux seuls méfaits que connaît le grand public : le fait d’avoir plusieurs amants et d’avoir déshonoré Prévan.

Les Liaisons dangereuses, roman d’actualité sans modèle univoque

Ce n’est pas pour autant que la marquise de Merteuil est un modèle à suivre aveuglément, bien sûr.  Plusieurs de ses caractéristiques l’apparentent plutôt à une psychopathe au sens clinique du terme.

Elle est d’un orgueil sans borne, d’une jalousie maladive et ses vengeances sont démesurées. Agacée que le comte de Gercourt, un ancien amant, soit attaché à l’idée d’épouser une jeune fille pure et pieuse, elle décide que Cécile doit non seulement être déflorée, mais également complètement pervertie avant son mariage – d’où les leçons si particulières où Valmont enseigne à cette enfant des mots et des pratiques de courtisane et lui fait croire que sa mère a eu de très nombreuses aventures libertines. Pour humilier Prévan avant qu’il ne l’humilie, elle va jusqu’à appeler ses valets en faisant croire à une tentative de viol, alors même qu’elle a eu un rapport parfaitement consenti avec lui – ce qui mène Prévan en prison pour un mois. Pour se venger de ce que Valmont est tombé authentiquement amoureux de madame de Tourvel, elle l’incite à écrire une lettre de rupture particulièrement cruelle, au point que la tendre madame de Tourvel sombre dans la folie puis meurt. De même, en apprenant que l’un de ses amants trouve une vicomtesse charmante, elle en prend ombrage et somme Valmont de raconter, publiquement et en la nommant, comment il a très temporairement sauvé la réputation de la vicomtesse adultère.

L’idée de faire des victimes innocentes l’amuse. Alors même qu’elle avait au début une certaine affection – et peut-être surtout une certaine attirance physique — pour Cécile de Volanges, elle se moque de celle-ci lorsque la jeune fille lui confie son désarroi après que Valmont l’a violée. Elle ne voit madame de Tourvel que comme un sujet de ridicule puis comme un ennemi à abattre.

Elle n’est pas capable de sentiments positifs simples, contrairement à Valmont qui sera tout ému d’avoir sauvé une famille de la ruine, même s’il n’avait initialement fait cette bonne action que pour se faire remarquer de madame de Tourvel. La marquise ne comprend pas que sa femme de chambre se sente liée à elle du simple fait qu’elles sont sœurs de lait et ne lui fait confiance que parce qu’elle l’a sauvée du couvent où ses parents voulaient la mettre. Si elle s’attache un moment à Cécile et Danceny, c’est une fantaisie – elle se lasse d’ailleurs vite de Cécile. Elle est tout au plus capable d’estime, et elle ne l’accorde qu’aux personnes véritablement intelligentes, acceptant même alors qu’elles soient vertueuses : c’est pourquoi elle méprise madame de Tourvel, rivale à qui elle ne trouve pas assez de caractère, tandis qu’elle a une certaine admiration pour l’esprit et la bonté de madame de Rosemonde (lettre CXIII). Je ne saurais pas dire si elle est véritablement amoureuse de Valmont ou si elle le considère comme sa propriété, qui a le droit de séduire d’autres femmes mais pas de les aimer. En tout cas, même s’il est la seule personne à qui elle écrit sans réserve et sans double langage, elle n’hésite pas à le ridiculiser dans ses lettres, à l’obliger à quitter la femme qu’il aime et à lui déclarer la guerre lorsqu’il lui pose un ultimatum : l’union – charnelle – ou la guerre. Même l’amitié de la marquise est perverse.

Je suis également en désaccord total avec ceux qui voudraient y voir une féministe[2]. Même si elle parle parfois de venger son sexe, notamment dans sa lettre LXXXI, et même si elle est parfaitement consciente des difficultés qu’implique le fait d’être une femme à son époque, la marquise est une égoïste finie, qui méprise la plupart des hommes et des femmes et n’admire que l’esprit, de préférence chez des femmes trop âgées pour lui servir de rivales. Elle peut bien affirmer qu’elle est en colère contre l’hypocrisie du monde qui interdit aux femmes de faire ce qui est admiré chez les hommes. Elle est en réalité ravie de faire ainsi preuve de son intelligence et de sa duplicité, de sa capacité à surmonter, contrairement aux autres, les obstacles que rencontrent les femmes de son milieu, même si elle n’a que Valmont comme témoin de ses exploits. Elle ne fait donc rien contre cette hypocrisie et l’accentue même, en déconseillant à madame de Volanges d’organiser un mariage d’amour entre Cécile et Danceny, ce qui ruinerait son projet visant à cocufier Gercourt.

Le portrait de la marquise n’est donc pas à reproduire.

Ceci étant dit, elle apporte des enseignements particulièrement utiles pour notre époque. Même si Choderlos de Laclos, dans son avertissement initial au lecteur, estime qu’il convient d’offrir le livre à une jeune fille le jour de son mariage, Cécile de Volanges aurait eu tout intérêt à le lire attentivement dès sa sortie du couvent. Contrairement à la marquise, ni Cécile, ni la présidente de Tourvel ne sont armées pour l’univers impitoyable des séducteurs.

Or ce microcosme décrit il y a près d’un quart de millénaire persiste encore dans la tête de beaucoup. À comportement égal, un homme est souvent qualifié de séducteur ou de Don Juan, tandis qu’une femme sera traitée de tous les noms. C’est particulièrement vrai chez les adolescents et les jeunes adultes, avec la pratique de plus en plus répandue du revenge porn[3] qui touche principalement les jeunes filles. Valmont et Prévan racontaient leurs conquêtes en donnant des noms et en publiant les lettres de leurs victimes ; leurs successeurs, au moment de la rupture, diffusent les photos dénudées qui leur ont été envoyées – ou qui sont le résultat d’un photo-montage. Les vêtements, l’attitude, tout est encore scruté chez les jeunes filles et les jeunes femmes, même si ce regard varie selon le milieu. Je me souviendrai toujours qu’à l’occasion d’un cours, j’ai dû expliquer pendant vingt minutes à des jeunes que ce n’est pas parce qu’une jeune femme met une jupe pour aller acheter du pain qu’elle a l’intention de coucher avec tous les hommes qu’elle va croiser de chez elle à la boulangerie. Je ne suis pas sûre de les avoir convaincus et ils auront sans doute tout oublié à la première jupe venue. Peut-être se calmeront-ils enfin avec l’âge, comme le héros de L’Orange mécanique, peut-être resteront-ils persuadés jusqu’au bout que la jupe fait la prostituée.

Bref, malgré quelques avancées, le monde des Liaisons dangereuses n’est pas radicalement différent du nôtre et il ne va pas se transformer en univers idyllique en une décennie, surtout quand on sait que le cerveau humain ne se développe complètement qu’à vingt-cinq ans. On peut évidemment le regretter et tenter de faire évoluer les mentalités – on peut en même temps chercher à mener sa propre vie comme on l’entend.

On l’a déjà dit, la marquise de Merteuil ne fait rien pour modifier cet état des choses, trop heureuse d’avoir des obstacles à surmonter pour éprouver et prouver son intelligence. Cependant, elle mène remarquablement sa barque dans cet univers hostile. C’est pourquoi adolescents et jeunes adultes ont tout intérêt à piocher quelques-uns de ses préceptes, au moins jusqu’à ce qu’ils évoluent dans un milieu plus mûr et ouvert d’esprit.

Le guide de survie en milieu hostile de la marquise de Merteuil

Voici un résumé du manuel de survie que la marquise de Merteuil pourrait écrire aujourd’hui, de la règle la plus simple à la plus paradoxale :

Ne jamais écrire

La marquise refuse à ses amants toute lettre d’amour, tout portrait, ce dont se plaint Danceny ; elle fait écrire ses billets de rendez-vous par une autre main que la sienne. Elle ne commet d’imprudence qu’en écrivant à Valmont, qu’elle pensait désormais tout dévoué. De nos jours, elle ne se risquerait évidemment pas à envoyer une photo dénudée ou des messages osés. D’ailleurs, même si elle adore le pouvoir des mots, la marquise préfère clairement l’action.

Être lucide sur soi-même

Contrairement à beaucoup de nos contemporains, madame de Merteuil ne se dissimule pas ses goûts. Elle ne serait pas tout à fait opposée à l’idée de s’ajouter à la liste des amants de Cécile de Volanges. Une marquise de Merteuil transposée au XXIe siècle ne passerait donc pas plusieurs années voire sa vie, comme certains, à s’enferrer dans une orientation sexuelle qui ne correspond pas à ses aspirations profondes. Elle est d’ailleurs éprise d’indépendance au point de résister à toutes les pressions qui poussent à l’époque une jeune et belle veuve à se remarier. Traduction contemporaine : à l’heure actuelle, elle serait capable de répondre d’un haussement d’épaules aux « Alors, toujours célibataire ? » des dîners de famille.

Ne pas céder au chantage

Lorsque Valmont, exaspéré d’avoir sacrifié madame de Tourvel pour rien, indique à la marquise qu’il lui déclarera la guerre si elle ne redevient pas sur-le-champ sa maîtresse, celle-ci répond par la lettre la plus courte du roman « Hé bien ! la guerre ». Elle sait pourtant que Valmont a toute sa correspondance et qu’il connaît tous ses secrets. Elle connaît son caractère et sait qu’il détruit la réputation d’une femme chaque matin au petit-déjeuner. Pourtant elle refuse de se forcer à devenir sa maîtresse, préférant risquer de tout perdre – et espérant sans doute neutraliser Valmont avant qu’il ne lui nuise. Le chantage affectif et la menace directe n’ont pas de prise sur elle. Si elle avait été manipulatrice jusqu’au bout, elle aurait évidemment pu se donner à Valmont sans plaisir, dans le seul but d’éviter sa vengeance. Elle a préféré rester maîtresse de son corps et donner une leçon à son maître chanteur : Valmont a sacrifié la femme qu’il aimait à cause d’une simple plaisanterie, elle lui montre sa supériorité en refusant de quitter ne serait-ce qu’un jouet comme Danceny pour céder au chantage.

Ne jamais idéaliser

La marquise de Merteuil est toujours lucide sur les hommes qui lui plaisent. Elle sait reconnaître quand ils sont authentiquement amoureux, comme le chevalier de Belleroche cité dans quelques lettres, et quand ils cherchent à l’ajouter à leur collection de trophées. Elle les traite d’ailleurs différemment, attendant pour rompre avec son chevalier parce qu’elle l’a vu au bord des larmes et lui arrangeant une rupture douce et voulue des deux côtés, tandis qu’elle fait jeter Prévan en prison une minute après leur premier rapport. Elle ne s’empêche pas pour autant de séduire à l’occasion un cavaleur comme Valmont, mais en connaissance de cause, après s’être assurée qu’il ne peut la trahir et qu’il l’admire trop pour le faire. Pari gagnant – jusqu’à la fin en tout cas. À observer les deux autres personnages féminins du roman, la marquise a d’ailleurs des raisons de se méfier même des amoureux authentiques. On pourrait par exemple croire que Danceny se comportera en amoureux idéaliste de Cécile jusqu’au bout. Pourtant il la trompe pendant quelques jours avec la marquise de Merteuil à qui il adresse de véritables lettres d’amour – pour mieux la quitter à la première lettre de Cécile. Bien plus, tous les sentiments qu’il éprouve pour la jeune fille disparaissent définitivement dès qu’il apprend qu’elle ne correspond plus à son idéal de pureté – et très peu de temps après avoir eu sa première nuit avec elle, ce qui n’est pas anodin. De même Valmont, s’il se sent amoureux de la présidente de Tourvel, n’hésite pas à la tromper avec une courtisane, Emilie, puis à la sacrifier à madame de Merteuil ; on peut se demander, s’il avait survécu à son duel, s’il ne se serait tout bonnement pas consolé de la mort de sa pieuse présidente. Enfin, dans un autre registre, la marquise finit par lasser volontairement l’amoureux chevalier de Belleroche à force de caresses et de tendresses.

Conclusion

Plus généralement, la marquise de Merteuil, jusqu’à la fin, réussit à être l’un des seuls personnages respectés de tous. Pas forcément pour les bonnes raisons, certes, puisque beaucoup ignorent son caractère jusqu’à la publication des lettres et qu’elle n’a présenté à chacun que ce qu’il voulait voir en elle. Mais il est clair que le respect lui importe plus que l’amour. En lisant sa description enthousiaste de madame de Rosemonde et des femmes âgées intelligentes, j’ai l’impression qu’une fois devenue trop âgée pour séduire, la marquise aurait peut-être décidé de mériter ce respect, fait le deuil de ses aventures et manipulations et utilisé son intelligence à de meilleures fins.

J’ai aussi le sentiment que la marquise aurait pu, un jour, s’attendrir et tomber amoureuse, comme Valmont l’a fait, ou comme La Dame aux camélias un siècle plus tard, à condition seulement de tomber sur un homme qui soit à sa hauteur. Elle était d’ailleurs émue de la candeur de Danceny qui aurait pu, avec le temps, être autre chose qu’un jouet. Elle avait en tout cas de véritables atouts pour mener, à ce moment, une relation parfaitement heureuse : l’intelligence dans le choix de ses partenaires, la capacité à gagner leur respect, le recul nécessaire dans les moments durs. Et contrairement à Valmont, elle est plus tenace et n’aurait jamais cédé aux moqueries d’un ancien amant.

Les Liaisons dangereuses nous ont montré des personnages trop idéalistes sombrer dans l’amertume, comme Cécile et Danceny, ou dans la folie et la mort à la façon de la présidente de Tourvel. Elles nous ont aussi donné l’exemple inachevé d’une rédemption, celle de Valmont, qui échoue en raison de sa faiblesse de caractère. Est-ce qu’on ne peut pas lire, en filigrane, le roman esquissé d’une femme à qui il n’a manqué que quelques années (ou quelques siècles) pour mener une relation moderne, réaliste et épanouie, avec un homme qui la mérite ?

Dans tous les cas, la petite vérole est éradiquée, et le sort des procès ne dépend plus de la réputation des plaideurs. Je peux donc conseiller sans trop de risques aux jeunes gens de choisir soigneusement quelques traits de la marquise et de se forger un véritable caractère. Il n’y a rien de plus utile qu’un vrai caractère : il fait fuir les imbéciles et attire les gens qui en valent la peine. En avoir un, c’est le meilleur moyen de ne pas se faire briser le cœur et ridiculiser par de petits Valmont, de rester soi-même malgré les éventuelles déconvenues, sans sombrer dans l’amertume, et de finir par trouver quelqu’un dont on ne se lassera pas.


[1]. A noter que le mot séduire a à cette époque un sens très large, et le mot violer -employé une fois seulement, par la marquise- un sens très étroit, ce qui aurait de quoi choquer de nos jours. Ainsi, lorsque Valmont dépucelle Cécile de Volanges, âgée de quinze ans, après être entré dans sa chambre par ruse et en la menaçant pour obtenir son silence et un baiser, il considère l’avoir séduite, parce qu’il n’utilisait que la menace et relativement peu de force et qu’après avoir pleuré et s’être débattue, elle a consenti à l’embrasser, avant de pleurer à nouveau (lettre XCVI) ; de même, lorsqu’il profite de l’évanouissement de madame de Tourvel pour l’emmener sur son lit et avoir avec elle sa première relation sexuelle, pendant qu’elle est toujours inconsciente, il se voit comme un séducteur, parce qu’il a réussi à s’en faire aimer. Au regard de ces exemples, qui relèveraient aujourd’hui des juridictions pénales, on peut voir à quel point il était facile d’être un grand séducteur…

[2]Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être une source d’inspiration pour les féministes ; une cause a toujours besoin d’icônes pour marquer les esprits, quitte à les amputer d’une partie de leur caractère : un pacifiste oubliera de dire que Gandhi dormait avec des petits enfants et affamait sa femme, une féministe retiendra l’intelligence et la quête de plaisir de la marquise de Merteuil pour mettre en sourdine sa personnalité de psychopathe ; c’est déjà bien utile, quand on voit le nombre d’hommes qui s’imaginent qu’une femme ne peut pas être aussi intelligente qu’eux.

[3]Pratique réprimée depuis la loi du 7 octobre 2016 par l’article 226-2-1 du code pénal : est puni de deux ans d’emprisonnement et 60 000 € d’amende le fait, en l’absence d’accord de la personne pour la diffusion, de porter à la connaissance du public ou d’un tiers tout enregistrement ou tout document portant sur des paroles ou des images présentant un caractère sexuel, obtenu, avec le consentement exprès ou présumé de la personne ou par elle-même.

Texte : (c) Anne-Sophie S.
Illustration : « Les Liaisons Dangereuses », film de Stephen Frears (1988)
Sources :
http://www.buzz-litteraire.com/les-liaisons-dangereuses-de-choderlos-de-laclos-analyse-lettre-81-de-mme-de-merteuil/
http://i-voix.net/article-eloge-les-liaisons-dangereuse-116683447.html
https://www.parisupdate.com/les-liaisons-dangereuses/

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