PARTIE 3 : LE DESIR COMME MOTEUR
Nous avons vu, dans la 2e (longue) partie de cette étude du désir, que le désir rimait rarement, dans les courants de pensée classiques, avec bonheur, et s’avérait bien souvent incapable de conduire l’homme à l’épanouissement personnel. Pire, nous avons vu que, dans la plupart des philosophies antiques, le désir était davantage perçu comme une menace et un facteur de déstabilisation éloignant l’homme du bonheur, de la tranquillité, de la sérénité et de la paix intérieures, que comme une force susceptible de le conduire à l’épanouissement (philosophies hédonistes mises à part, bien sûr).
Néanmoins, d’autres philosophes n’auront pas été sans voir dans le désir un profond moteur de changement et d’innovation. Sans parler de « bonheur », ou d’une voie possible vers celui-ci via le désir et la passion, certains penseurs ont en effet cherché à réhabiliter la notion de désir en braquant la focale sur son utilité en termes :
- de création de valeurs
- de culture
- et d’Histoire
Voyons donc, sans tarder, tout cela de plus près…
NB : si vous ne les avez pas encore lues, retrouvez:
- la première partie de cette étude (définir le désir)
- la deuxième partie de cette étude (désir et bonheur)
I – SPINOZA ET LE DESIR
Spinoza, dans l’Ethique, affirme : « nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est belle, bonne ou vraie, mais au contraire, c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons belle, bonne ou vraie. » Autrement dit, chez Spinoza, c’est le désir qui crée les valeurs. L’objet en lui-même n’a aucune valeur, aucune qualité objective, mais c’est moi qui le juge désirable ; le bon est dès lors relatif et procède du désir.
En outre, Spinoza fait du désir la force qui pousse l’homme à continuer d’exister : « Le Désir est l’essence même de l’Homme en tant qu’effort pour persévérer dans son être. » Spinoza, Éthique, 1677.
Ainsi, pour Spinoza, le désir n’est pas quelque chose d’extérieur à l’homme (au hasard : une tentation du diable) : c’est l’expression de son essence, tant corporelle que psychique, qui l’incite à continuer d’exister, à se réaliser et à se développer conformément à sa nature. Il faut donc apprendre à suivre notre nature profonde, laquelle s’exprime par des désirs.
L’enjeu, dès lors, n’est plus de limiter nos désirs, ce qui est impossible, mais de connaître notre essence profonde et notre nature, et ainsi croître dans notre être et accéder à la béatitude. Cette idée rejoint celle, chère de Spinoza, de conatus (du verbe latin conor, qui signifie « s’efforcer » ou « tendre vers ») selon Spinoza est « l’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être ».
Notion de « tendance, d’inclination » :
La tendance est une inclination, une propension à faire quelque chose, une force qui pousse un organisme à une certaine activité, à faire quelque chose, ou qui oriente le déroulement d’un phénomène dans une certaines direction, en vue de certaines fins. La tendance et l’inclination sont des processus plus longs, vastes et généraux que le désir (plus ponctuel et précis, portant sur tel ou tel objet, puis se déplaçant). La tendance est une propension, une inclination naturelle, essentielle. Chez certains philosophes, la tendance désigne le caractère fondamental des êtres qui sous-tend toute leur énergie vitale. Spinoza l’appelle conatus (= effort, tendance, poussée vers = l’effort de l’être pour persévérer), Schopenhauer l’appelle « vouloir-vivre » (=autre façon d’appeler cet appétit de vivre, de nommer cette force motrice), et Nietzsche « volonté de puissance » (=adhésion à la vie, volonté de vie, tendance vitale à se renforcer toujours davantage, passion de commander, de se satisfaire). Autant de vouloirs profonds, difficiles à sonder et à authentifier par la conscience.
Notion d’ « appétit »
(du latin appetere = convoiter, désirer)
En philosophie, inclination qui porte à satisfaire un besoin organique (primaire, naturel). Chez Spinoza, l’appétit est la tendance fondamentale de l’homme à agir, à désirer, à réaliser ce qu’il n’est pas, à aller de l’avant. « L’appétit est l’essence même de l’homme. » Ethique III.
Chez Spinoza, il n’est donc plus question d’imposer à l’homme des fins extérieures à lui. Il n’est plus question d’imposer à l’homme une morale interdictrice qui l’obligerait à surveiller voire à supprimer ses désirs car, comme le désir est l’essence même de l’homme, et crée les valeurs, l’homme se retrouverait conduit à une morale absurde.
Il n’est plus question de soumettre le désir à la raison mais tout au contraire, de tenter de donner aux règles de la raison les forces de conviction du désir.
Bref, on n’a plus affaire à une morale interdictrice qui au bout du compte alimenterait le ressentiment, entretiendrait et réanimerait la culpabilité, mais à une morale positive qui va orienter l’existence en fonction du plus désirable, ce qui va permettre, selon Spinoza, d’atteindre la plus grande puissance d’exister : la joie.
Spinoza voit donc le désir comme producteur d’actions, de valeurs et de progrès. Le désir engendre le progrès, motive l’action, qui s’enclenche dans le but de le satisfaire. Du désir naît la recherche de tous les moyens possibles et imaginables susceptibles de lui donner satisfaction.
Pour Spinoza, tout être cherche à persévérer dans son être (=se conserver et accroître son pouvoir). Le désir est ce qui est à l’origine de toutes nos actions, il n’est alors plus manque mais affirmation de soi. Chacun va désirer ce qui est susceptible d’accroître son être et fuir ce qui peut lui nuire.
Autres projections :
Dans la même veine, Jankélévitchpostule, dans Le sérieux de l’intention, que « c’est l’amour immotivé qui rend l’être aimable, ce n’est pas l’aimable qui est le motif raisonnable… de l’amour. »
Quant à Stendhal, il affirme que la naissance du sentiment amoureux (qu’il appelle « cristallisation ») consiste à doter par l’imagination l’être désiré de toutes les qualités, de toutes les perfections. C’est ainsi que l’être aimé est idéalisé, magnifié.
II – ERIC WEIL ET LE DESIR, MOTEUR DE CULTURE
Dans son texte définissant l’homme par la négativité, Eric Weil explique que le désir est ce qui fait de l’homme un être de culture, ce qui engendre le progrès en poussant l’homme à agir :
« L’homme est un être comme les autres, un être vivant, mais tout en étant comme les autres, il n’est pas seulement comme les autres. Il a des besoins, mais il a aussi des désirs, c’est-à-dire des besoins qu’il a formés lui-même, qui ne sont pas dans sa nature, mais qu’il s’est donnés »
… et auxquels il doit donc, dès lors, s’ingénier à donner satisfaction. L’homme ne veut pas seulement assouvir ses pulsions et ses besoins sexuels ni son instinct de reproduction ; il désire de l’amour, il désire le désir de l’autre, et l’exclusivité de ses attentions. Le désir, ainsi intimement lié à l’imagination, se lie d’amitié avec l’inventivité.
« L’instinct sexuel se trouve chez lui comme chez tous les animaux ; mais il ne se contente pas de la possession du partenaire, il veut encore être aimé par celui‑ci. Comme tout organisme, il a besoin de nourriture et ne peut se nourrir que de certaines substances ; mais il ne lui suffit pas d’assouvir sa faim, il transforme ce que lui offre la nature. Il lutte avec ses congénères pour son habitat, pour les femelles, pour la nourriture ; mais ce n’est pas assez pour lui d’avoir chassé le concurrent, l’adversaire, il veut le détruire ou le forcer à se soumettre à lui et à reconnaître sa maîtrise et sa domination, à faire à sa place ce que, jusqu’ici, il avait fait lui‑même, à transformer ce que la nature présente immédiatement à l’homme, à chercher, produire, préparer la nourriture, la maison, à garder les femmes, à élever les enfants.
En somme, l’homme ignore ce qu’il veut. Mais il sait très bien ce qu’il ne veut pas : comme nous l’avons trouvé tout à l’heure, l’homme n’est pas ce qu’il est. Or, le sens de cette formule se précise maintenant : l’homme n’est pas ce qu’il est, parce qu’il ne veut pas être ce qu’il est, parce qu’il n’est pas content d’être ce qu’il est, d’avoir ce qui est. Il est l’animal qui parle, un des animaux qui parlent, mais il est le seul animal qui emploie son langage pour dire Non. » (Eric Weil, philosophe français du XXe s.)
III – HEGEL, LES PASSIONS ET L’HISTOIRE
Les passions ont toujours été critiquées pour des raisons morales car le passionné est prêt à tous les excès pour satisfaire sa passion. D’ailleurs, le mot passion vient du latin patior, « souffrir ». Il y a passion lorsqu’un individu n’a qu’un seul intérêt ou but et lorsqu’il mobilise toutes ses forces pour atteindre ce but : lorsqu’un désir, en somme, est parvenu à dominer et à orienter si bien tous les autres que l’homme en est rendu dépendant et aveugle. La tradition voit donc en toute logique le bonheur et la sagesse dans l’absence, ou à tout le moins dans la domination des passions.
Hegel et le romantisme vont réhabiliter les passions en en faisant le principe moteur des grandes actions. Pour Hegel, en effet, la passion a permis les grandes avancées dans l’Histoire. Il appelle « grand homme » tout homme qui, grâce à son ambition, sa soif de pouvoir, son égoïsme, ses pulsions… a changé le cours de l’histoire ; il repère ainsi Alexandre le grand, Périclès, Jules César et Napoléon…, entre autres grands hommes dont les passions auraient façonné le cours de l’Histoire et l’évolution de l’humanité.
IV – LEIBNIZ : LE DESIR COMME FORCE MOTRICE DE L’HOMME
« L’inquiétude, ce qu’on nomme désir, est le principal aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes. » Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1765
Leibniz souligne le caractère positif du désir, car c’est ce dernier qui met en mouvement les hommes et les pousse au progrès. Pour satisfaire ses désirs, l’Homme fait des efforts. Le désir, compris comme inquiétude, est donc ce qui meut l’homme dans tout ce qu’il entreprend et le pousse à créer.
CONCLUSION
Le désir est souvent défini par la négativité, car il engendre un sentiment de manque, de privation, en se portant sur un objet convoité paraissant inaccessible et irrésistible en même temps, objet de désir dont on pense qu’il peut nous procurer une satisfaction intense et inespérée, et qui finit par nous obséder, nous tourmenter, s’accompagnant de souffrance. Dans la tension du désir se mêlent ainsi intimement plaisir, frustration et souffrance. L’homme est troublé par ses désirs et, à cause d’eux, il est incapable de connaître la « quiétude », le bonheur ou la paix intérieure. C’est pourquoi, bien souvent, le désir a été condamné par la philosophie ou la morale (y compris la morale religieuse).
Des philosophies telles que l’épicurisme ou le stoïcisme ont cherché à rationaliser le désir, à le réduire/ramener au stade du besoin ou à le soumettre à l’intervention de la volonté raisonnable. Mais c’était mal connaître la nature même du désir que de tenter ainsi de le faire cohabiter avec ou être dominé par la raison. Car, dans les faits, ni la volonté, ni des liens matériels, ni la raison ne semblent bien souvent pouvoir lutter contre le désir ou chercher à l’éteindre.
On croit spontanément que le désir est douloureux parce qu’il est manque de l’objet et que le plaisir vient de la possession de l’objet. Mais l’homme aime désirer. Il trouve un certain plaisir dans le fait même de désirer. Et, sans désir, sans pulsion, sans besoin de « plus » que ce qui lui est donné par la nature, point de création…
Dans une 4e partie, nous conclurons cette petite analyse du désir par quelques citations et notions complémentaires.
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Texte : (c) Aurélie Depraz
Image : Pixabay