Introduction
Tout en sachant très bien que le site de mon amie Aurélie n’a pas vocation à traiter uniquement de belles histoires d’amour idéalisées et tout en connaissant son goût pour Zola, j’ai été surprise lorsqu’elle m’a réclamé un article sur Nana.
J’aurais plutôt pensé Au Bonheur des Dames, avec sa rencontre amoureuse très « deprazienne » sur fond de réussite sociale sans pitié, ou à La Bête humaine et Thérèse Raquin qui décrivent à la perfection des passions sensuelles, trop sombres à mon goût pour être qualifiées d’amoureuses, mais authentiques. Pourquoi choisir le roman de Zola qui développe la vision la plus sombre peut-être des relations entre hommes et femmes, avec d’innombrables passions non réciproques ?
Pour le dire de façon abrupte, un article à propos de Nana a-t-il bien sa place sur ce site ?
Si ma réponse est positive, ce n’est pas uniquement par amour de L’Assommoir et de Nana ou par envie de faire plaisir à une amie. C’est aussi parce que Nana incarne littéralement la fin du Second Empire – et parce que malgré son caractère simple, elle fait l’objet de jugements contrastés. Elle peut donc plaire aux passionnés d’Histoire aussi bien qu’aux férus de psychologie.
Avant de développer ces deux points, quelques remarques rapides :
- Nana apparaît en réalité dans deux romans de la fresque des Rougon-Macquart (dont le sous-titre est Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire) : L’Assommoir qui décrit entre autres son enfance et sa bascule dans la prostitution à l’âge de quinze ans, et Nana, qui se concentre sur les trois dernières années de sa vie. On pourra donc différencier le personnage de Nana et le roman Nana.
- Il faudrait idéalement avoir présents à l’esprit chacun des membres de la famille des Rougon-Macquart, puisque Zola a fait le choix d’exposer l’évolution des deux branches de cette famille inventée, en posant leurs caractères, leurs tares ou qualités héréditaires, leur milieu, leurs influences, selon les principes du roman naturaliste exposés notamment dans Le Roman expérimental. Pour résumer, les Rougon sont essentiellement marqués par l’avidité et les Macquart par l’alcoolisme – ou une forme de fragilité mentale parfois présente chez les Mouret, sous-branche des Macquart. Les personnages zoliens sont pour autant très loin d’être des caricatures, compte tenu de la complexité de tous ces paramètres, de la rédemption de certains, etc. Ainsi, L’Assommoir est souvent vu exclusivement comme le roman de la misère ouvrière, alors qu’en réalité il décrit dans toute sa première partie l’ascension sociale et même le triomphe relatif de Gervaise Macquart, blanchisseuse travailleuse, avant qu’elle ne se fasse rattraper par l’accident de son mari mais également par la paresse, le découragement et l’alcool. De la même façon, Jacques Lantier est à la fois un héros sympathique et un homme obsédé par l’idée de tuer les femmes pendant l’amour. Quant à Étienne Lantier, il réussit à lutter contre son alcoolisme héréditaire et parvient – le plus souvent – à réprimer ses pulsions violentes pour devenir un meneur d’hommes charismatique.
- Anna Coupeau, surnommée Nana dès sa naissance, est le dernier rejeton de la fratrie la plus fascinante de toute la fresque, puisqu’elle est la fille de l’emblématique Gervaise. Son enfance et son adolescence sont détaillées dans L’Assommoir bien plus que celle de ses demi-frères Étienne et Claude Lantier, héros respectifs de Germinal et de L’Oeuvre, sans parler de son demi-frère Jacques, personnage principal de La Bête humaine. Nana est donc presque l’aboutissement de cette famille Macquart et en elle se croisent des influences nombreuses, d’autant que contrairement à sa famille proche, elle réussit par moments son ascension sociale au point de fréquenter – et détruire – les mêmes cercles que ses lointains cousins Rougon, qui sont censés être ses parfaits opposés et des modèles de réussite sociale.
Ajoutons un résumé en quatre paragraphes des cinq cents pages consacrées à la cocotte.
L’histoire de Nana est en réalité assez simple : dans L’Assommoir, après avoir grandi dans une famille travailleuse qui sombre dans la misère et la débauche, cette belle blonde aux formes affolantes, séductrice mais assez longtemps chaste, commence à travailler chez sa tante fleuriste et cède finalement à quinze ans aux avances d’un homme riche et âgé, lassée de se faire battre par ses parents pour les coucheries qu’elle n’a pas commises. Elle revient de temps à autre chez ses parents, parfois en robe de soie, parfois dans la misère, mais sans donner d’informations à ce sujet.
On la retrouve dans Nana, comédienne très médiocre mais cocotte talentueuse. Après avoir envisagé une semaine un amour pur et campagnard avec un adolescent de bonne famille, Georges, et vécu dans la misère avec Fontan, un comédien qui la bat et la laisse aller sur le trottoir pour le nourrir, elle reconquiert en un clin d’œil le comte Muffat, dévot quadragénaire à qui elle inspire ses premiers émois amoureux et une dévotion de martyr, elle vole un rôle à Rose Mignon, chanteuse et comédienne douée, et commence à régner sur Paris, l’apogée consistant en une journée où une jument nommée Nana en son honneur gagne le grand prix de Paris.
Elle ruine le comte Muffat, lui apprend que son épouse la comtesse Sabine le trompe – celle-ci devient en réalité le pendant aristocratique de Nana – et s’arrange pour faire épouser à la fille du comte l’un de ses anciens amants. Elle trompe Muffat allégrement avec tout Paris, y compris avec des femmes telles que Satin, prostituée de bas étage au regard de vierge. Elle met sur la paille tous ses autres amants, quand ceux-ci ne se suicident pas comme Georges ou le comte de Vandeuvres ou ne se retrouvent pas en prison comme Philippe, le frère de Georges.
Enfin, elle vend tout et disparaît sur un coup de tête, avant de revenir au bout de plusieurs mois pour mourir de la petite vérole qu’elle a attrapée auprès de son fils Louiset, veillée par ses concurrentes et, de façon plus lointaine, par ses anciens amants, le jour de la déclaration de la guerre entre la Prusse et la France.
Le parcours de Nana : un prétexte à la présentation de la fin du Second Empire
Le parcours de Nana Coupeau apparaît encore plus simple quand on sait que beaucoup de rebondissements étaient en réalité assez secondaires pour Zola, qui voulait avant tout montrer une prostituée issue du peuple qui met à genoux tout le Second Empire. Dans une perspective psychologique, on pourrait presque ne retenir que les noms de Nana, de Muffat et de sa femme, la comtesse Sabine. D’un point de vue historique et social, évidemment, la description de personnages aux origines et aux destins contrastés est nécessaire.
Si le résumé du roman peut paraître sombre, la lecture de Nana laisse en réalité une impression plutôt gaie, contrairement à la descente aux enfers de Gervaise et Coupeau dans L’Assommoir. Cette impression est peut-être due au fait que Nana apparaît comme un Rocambole, le héros de Ponson du Terrail aux mille aventures, qui pouvait être ligoté au fond de la mer à la fin d’un chapitre et s’en sortir au chapitre suivant grâce à une ellipse. Nana a beau être assez stupide et imprudente, elle se sort de tout en un sourire et une cajolerie, parce qu’elle est la sensualité même. On pourrait d’ailleurs décliner les chapitres du roman comme les albums de Martine : Nana au théâtre, Nana à la campagne, Nana sur le trottoir, Nana reine de Paris, et même Nana cheval de course, d’autant plus que les deux héroïnes ont à peu de chose près la même maturité intellectuelle. [Note d’Aurélie : cette phrase m’a fait mourir de rire… par sa pertinence !]
En fait, Nana appartient à ce que Zola décrivait comme le « monde à part », où il rangeait les prêtres, les artistes, les meurtriers et les prostituées. Contrairement à la plupart des personnages des Rougon-Macquart, elle réussit sans travail et sans génie à passer d’un milieu à l’autre, allant de temps à autre coucher avec des souillons alors même qu’elle est richement entretenue, se permettant à deux reprises au moins de tout envoyer promener sur un coup de tête pour mieux rebondir après. Avec ce personnage, Zola tient donc le prétexte idéal pour décrire en un temps record le milieu du théâtre, l’univers des cocottes et de leurs domestiques, l’aristocratie d’Empire et la misère des prostituées sur le trottoir.
Le déclin du Second Empire français
Il y a plus : c’est tout le Second Empire qui prend chair – littéralement – dans cette jeune femme bestiale. Zola l’assimile à plusieurs reprises à la Mouche d’or décrite par Fauchery, amant occasionnel de Nana et journaliste au Figaro, une mouche issue des bas-fonds qui permet à la pourriture qu’on laisse se développer dans les quartiers miséreux de corrompre toute la société. L’auteur rappelle cette métaphore en décrivant le cadavre de Nana et en la présentant de façon répétée comme le moyen d’une vengeance des classes populaires. Il reconnaît que cette vengeance est inconsciente puisque la jeune femme n’a pas le moindre esprit de classe et est favorable au Second Empire qui permet aux hommes de s’enrichir puis de se ruiner pour des cocottes. J’estime malgré tout qu’il serait simpliste de faire de Nana la cause, même involontaire, de la corruption du Second Empire.
Cette fin d’empire n’a en effet pas besoin de Nana pour sombrer, même si elle en précipite la chute. Tous les ingrédients du naufrage sont déjà bien installés avant son arrivée :
- Les très nombreuses cocottes décrites par Zola, dont la désormais honorable et nonagénaire Irma d’Anglars, rappellent que Nana ne fait que le plus vieux métier du monde.
- De la même façon, le banquier Steiner a déjà frôlé la banqueroute à plusieurs reprises quand il croise le chemin de Nana.
- Xavier de Vandeuvres est quant à lui décrit dès le début comme un membre de la vieille noblesse, fin et cultivé, dont l’unique intention est de se ruiner complètement grâce aux femmes et aux courses et de se suicider en mettant le feu à son écurie.
- Le très falot La Faloise, pour sa part, trouve « chic » de s’afficher au bras de Nana, quitte à sacrifier en trois semaines la fortune dont il vient d’hériter : ce n’est pas Nana qui lui a appris à être aussi fat.
- On peut d’ailleurs noter qu’à part Vandeuvres, tous les amants de Nana ne sont définitivement ruinés qu’après que Philippe s’est retrouvé en prison pour avoir détourné des fonds pour sa maîtresse et surtout que Georges s’est poignardé de dépit ; les amants de la cocotte foulent littéralement des pieds le sang de Georges pour aller dans le lit sculpté à l’effigie de Nana. Ils savent ainsi très bien à quoi s’en tenir et courent allègrement à leur perte, entraînés par toute la fin d’Empire.
- Au demeurant, les cocottes ne sont pas les seules à mettre sur la paille les hommes du Second Empire. Les cousins Rougon de Nana en ont ruiné bien d’autres, sans pour autant leur accorder la maigre compensation que la prostituée accorde à ses victimes consentantes.
Nana agit donc plus comme un révélateur d’une corruption jusque-là en sourdine, comme une crise qui exacerberait les passions de chaque caractère jusqu’à l’extrême. D’ailleurs, selon les particularités sociales et psychologiques des hommes qu’elle rencontre, elle ne révèle pas en eux la même corruption. Certains personnages, principalement issus du peuple, ne font en effet que l’utiliser et restent assez indifférents à ses atouts. Ils sont encore dans ce qu’on pourrait appeler la phase ascendante de la corruption, la phase où elle leur est encore profitable : Bordenave, directeur d’un théâtre qu’il surnomme bordel, se sert du corps de Nana pour transformer une très mauvaise opérette en succès, Daguenet, son ancien amant de cœur, a profité de ses revenus aux débuts de sa prostitution puis l’utilise pour épouser Estelle de Muffat, Fontan a fait mine de ne pas s’apercevoir qu’elle était retournée sur le trottoir pour le nourrir, puis l’a trompée et mise à la porte. Ceux-là sont confortés dans leur rôle de quasi-souteneurs, qu’ils ont toujours eu, et voient en Nana un simple pactole, comme ses domestiques qui s’en servent comme une vraie vache à traire.
On pourrait objecter que Nana ne se contente pas de corruption passive lorsque, dans l’avant-dernier chapitre, elle « dévore » en quelques semaines des gens qui ont travaillé toute leur vie et lui sacrifient leurs économies, comme Fourcamont ou Fauchery.
Encore faut-il remarquer que pour Zola, le Second Empire tout entier est tendu par les volontés de s’enrichir puis de consommer. Déjà Gervaise, particulièrement économe dans les premiers chapitres de L’Assommoir, dépensait tout en cadeaux et en gourmandises puis en alcool une fois à la tête de sa blanchisserie. Il est donc douteux que Nana soit le moteur de ce retournement, à part qu’elle est devenue incroyablement à la mode, elle qui un an plus tôt faisait parfois le trottoir sans succès pour Fontan. Fauchery, personnage lucide, qui a déjà analysé le fonctionnement de Nana dès qu’elle a fait la conquête de Muffat, et qui réussissait aux débuts de Nana à coucher avec elle en échange d’un simple article, décide tout de même de vendre le journal qu’il a fondé pour lui offrir des fleurs pendant deux mois.
Aucun de ces amants utilisateurs ou ruinés n’a eu de sentiments véritables pour elle, tout au plus des sensations : elle apparaît comme une source de plaisir, une source de revenus pour certains et un objet de consommation ostensible pour les autres. Ce n’est donc pas la cocotte qui les a détournés du droit chemin, ou du moins ils ne demandaient qu’à en sortir : soit pour s’élever socialement en exploitant les femmes, soit pour se procurer le frisson de tout perdre pour une fille dite à la mode.
Une époque délétère pour les amours
Au bout du compte, ne restent que deux hommes qui ne sont pas simplement présentés comme des métaphores de la bonne société du Second Empire qui court à sa perte, deux hommes dont on peut penser qu’ils sont véritablement pourris par leur rencontre avec Nana. Pourtant, là encore, elle n’est pas seule responsable.
La première véritable victime de Nana est Georges, le chérubin, l’innocence incarnée. Même s’il n’a qu’un an de moins qu’elle, il est présenté comme un enfant, ignorant de tout. Le second, probablement le personnage le plus complexe et le plus intéressant du roman, c’est le comte Muffat, avec sa foi austère de martyr, sa sensualité éveillée à la quarantaine uniquement, son intelligence durement confrontée à la bêtise de Nana et sa violence explosive. Ce sont les deux hommes dont Zola nous décrit le plus les tourments intérieurs, les deux qui ont le plus à perdre : pour Georges, son innocence et sa vie ; pour Muffat, sa pureté et son honorabilité.
A la décharge de Nana, elle a eu une attirance réelle pour les deux hommes, même si elle n’a pas duré. Elle s’est en effet crue amoureuse de Georges avant de passer à Muffat à contrecœur. Ce dernier semblait la fasciner à ses débuts et elle est restée près de six mois avec lui sans lui demander de l’entretenir.
On peut aussi se demander si ces deux personnages étaient vraiment armés pour survivre au Second Empire.
Georges aurait probablement perdu ses illusions romantiques avec l’âge en évoluant dans ce milieu cynique. Les personnages de Zola ont besoin d’un caractère bien affirmé pour rester vivants et bons, et Georges est très loin d’avoir le tempérament de Denise dans Au Bonheur des Dames ou la solidité de Goujet dans L’Assommoir. Zola ne lui accorde jamais la qualité d’adulte, comme s’il était fait pour rester enfant.
Pour Muffat, la question est plus délicate puisque sa vie était bien réglée depuis des décennies, avec tous les signes extérieurs du succès. Il fait d’abord penser à son propre salon, longuement décrit par Zola : anachronique, Premier Empire, immuable en apparence. C’est pourtant un homme malheureux avant même sa rencontre avec la courtisane, qui n’a jamais connu d’affection et de tendresse et reporte son besoin d’absolu et sa sensibilité dans un puritanisme exacerbé.
Au premier abord, on pourrait considérer qu’il est perdu dès qu’il tombe amoureux de Nana, qu’il considère comme le Diable. Pourtant, à relire les débuts de leur relation chaotique, sa situation n’est pas forcément désespérée les premiers mois. Juste avant que Nana le quitte, il paraît presque dégoûté par sa bestialité et peu perturbé par la perspective qu’elle le cocufie – ce qu’elle fait déjà officiellement avec Steiner. Il mène pour ainsi dire tranquillement sa vie d’époux infidèle et on peut l’imaginer quittant Nana pour revenir à sa vie irréprochable.
Le véritable déclic se produit lorsque Nana lui apprend presque innocemment que son épouse respectable lui est également infidèle. Il rentre alors dans une rage folle et envisage de tuer maîtresse et femme. C’est à partir de ce moment qu’il est véritablement perdu, lorsqu’il se rend compte que la comtesse Sabine n’est pas radicalement différente de Nana et que la distinction entre les bons croyants et les mécréants, fondement de toute sa vie puritaine, peut être trompeuse. A la suite de cette révélation, il semble renverser les notions de foi et de fidélité (étymologiquement identiques) : il traite ainsi Nana en divinité maléfique à qui on pardonne tout et la laisse le cocufier et le damner en même temps, tout en se comparant à un martyr, « avec le vague souvenir des saints dévorés de poux et qui mangeaient leurs excréments ».
Dans les deux cas, la fin catastrophique de Georges et Muffat est donc en partie au moins le résultat d’une frustration immense et d’une absence totale de préparation à la corruption des mœurs du Second Empire et elle permet de compléter la description de cette époque.
Pourtant, il serait dommage de considérer que Nana, parce qu’elle reflète et amplifie un mouvement historique et social qui la dépasse, ne mérite pas un examen de sa personnalité.
Le procès de Nana : le charme de l’anti-héroïne
Une fille absoute par l’auteur et les personnages
Je sais que mon amie Aurélie n’éprouve aucune sympathie pour ce personnage. C’est un point de désaccord entre nous qui a le mérite de rappeler qu’un personnage aux qualités et surtout aux défauts bien cernés peut susciter des réactions différentes, y compris chez une seule et même personne. Dans le cas présent, j’ai l’impression que l’auteur lui-même a changé de point de vue sur sa courtisane. Si on fait le procès psychologique de Nana, les faits sont simples et reconnus mais on peut sérieusement se demander si Nana ne mérite pas d’être absoute – malgré son absence totale de « mérite » à proprement parler.
En effet, si Zola a exposé dans ses travaux préparatoires qu’il cherchait uniquement à utiliser Nana pour décrire scientifiquement la décadence du Second Empire, il semble par moments agréablement surpris par le personnage qu’il a créé, comme si Nana, bien qu’on soit incapable de lui attribuer une qualité réelle, gagnait à être connue.
Ce revirement se traduit à travers l’évolution du traitement de la jeune femme entre L’Assommoir et Nana. Dans la quasi-totalité du premier roman, on sent tout simplement que Zola ne l’aime pas. Il montre pourtant une enfant qui après des premières années heureuses est ensuite contrainte de partager son lit dans une chambre insalubre avec sa grand-mère agonisante, une petite fille d’une dizaine d’années qui assiste aux infidélités de Gervaise, une adolescente qui se fait reluquer par son beau-père Lantier, qui se fait battre par ses parents qui la soupçonnent injustement de ne plus être vierge et se prostitue pour mieux fuguer dès ses quinze ans. Aucune de ces circonstances ne semble inspirer de compassion particulière à son auteur dans L’Assommoir. Il la rend d’abord responsable à quatre ans de la chute physique de son père Coupeau depuis le toit, chute qui invalide le couvreur un moment puis lui donne goût à la paresse et à l’alcool. Puis elle devient un sujet de préoccupation pour ses parents, parce qu’elle est agitée ou au contraire paresseuse, parce qu’elle est coquette, ou parce qu’elle est gourmande. Son entourage ne lui pardonne aucun des défauts ordinaires des enfants et l’écrivain ne cherche pas plus à l’excuser, ni même à la faire parler. Zola, archétype du narrateur omniscient, nous tait les pensées de Nana pendant la plus grande partie de L’Assommoir.
Il faut dire que d’autres personnages sont bien plus aptes à susciter la pitié dans ce roman. On peut penser à Gervaise qu’on a vu travailler d’arrache-pied pour faire le bonheur de tout le quartier en même temps que le sien ou surtout à la très émouvante petite Lalie, qui meurt en silence sous les coups de son père tout en s’occupant de ses frères et sœurs avec une douceur de sainte. Nana, qui n’a jamais eu le caractère angélique de Lalie, ne peut a priori pas espérer, au milieu de tous les destins broyés de L’Assommoir, attirer la pitié.
Pourtant, Zola semble s’intéresser enfin à sa créature lorsqu’il décrit les semaines précédant la bascule de Nana dans la prostitution. D’un coup, il embrasse plus intimement son personnage pour faire partager ses hésitations : bien qu’elle ait une certaine curiosité sensuelle, Nana préférerait s’en tenir aux regards admiratifs que les hommes lui lancent lorsqu’elle marche dans la rue. A quinze ans, elle n’a aucune envie de coucher avec un homme et encore moins avec le vieux rentier qui lui fait des avances. Elle finit cependant par céder, accablée de se faire battre régulièrement par ses parents pour peu qu’elle revienne avec un bijou de pacotille prêté par une amie.
C’est donc au moment de sa chute dans la prostitution qu’on peut sentir un début de sympathie de Zola pour Nana, comme une Marie-Madeleine inversée, ce qui se confirme ensuite dans le roman qui lui est entièrement consacré. Tant que Nana n’était qu’une petite fille gâtée, pas plus malheureuse que les miséreux de son quartier, elle ne l’intéressait pas. A partir du moment où elle s’apprête à recevoir l’étiquette de prostituée, elle rentre paradoxalement en grâce, y compris chez les autres personnages qui l’entourent.
En effet, dans Nana, on a beau insister sur ses défauts, la comparer sans cesse à une vache, une pouliche ou une mouche et y ajouter le fait qu’elle ruine une bonne partie des hommes qu’elle croise et qu’elle est à peine capable d’avoir la même idée deux jours de suite, Nana suscite une forme d’admiration générale. A la fin de l’avant-dernier chapitre, lorsqu’elle prend à témoin Mignon et Labordette de sa haine des hommes après avoir appris la mort de Georges, lorsqu’elle rappelle qu’elle n’a jamais forcé un seul homme à se ruiner pour elle et qu’ils sont tous venus à elle en connaissance de cause, les deux témoins (presque les seuls hommes du roman à n’avoir pas couché avec elle) n’éprouvent que de l’admiration pour cette créature toute en chair qui a réussi à vampiriser Paris presque par accident, d’un coup de rein et d’un coup de gueule[1].
Sa vitalité, son énergie, sa bonne humeur et ses caprices semblent gagner Zola également. Alors qu’il la décrivait comme vicieuse quand elle n’était qu’une petite fille essayant des rubans, il lui colle en permanence dans le second roman l’appellation de « bonne fille » : Nana ruine et trompe son monde, Nana couche avec deux frères, Nana bat parfois ses amants, Nana oublie deux jours sur trois qu’elle a un enfant et s’occupe plus de son chien Bijou, mais Nana est bonne fille.
D’ailleurs, aucun des hommes qu’elle a ruinés, voire détruits, ne paraît lui en vouloir. Il faut dire que Zola ne fait plus valoir leur point de vue une fois qu’ils sortent complètement de la vie de la courtisane, comme s’il se désintéressait d’eux. Lors de la dernière trahison de Nana à l’égard de Muffat, celui-ci s’effondre et se replonge dans une vie austère et encore plus croyante, mais sans le moindre mot d’une rancœur à propos de Nana. On ne peut que deviner le choc que lui procure la mort de son ancienne maîtresse : l’auteur ne nous offre qu’une description de son visage à moitié caché par un mouchoir, muet, comme inconscient. De Fauchery, Zola nous dit qu’il est ému de sa mort. Daguenet, même s’il risque de compromettre son mariage et sa position, reste sous ses fenêtres pendant qu’elle meurt. La fin du roman est en réalité ambiguë à l’égard des anciens amants : ils semblent lui pardonner, mais restent assez lâchement dans la rue quand elle agonise, par peur de la contagion. A l’inverse, le courage des femmes est mis à l’honneur puisque Rose Mignon et des courtisanes qui ne la portaient pas dans leur cœur assistent naturellement leur rivale et la veillent, véritablement émues de son sort.
Un personnage injustement accusé au XIXe comme au XXIe siècle ?
A ce stade, si on a démontré que non, ce n’est pas Nana qui est la cause de la chute du Second Empire (les historiens confirmeront et les républicains s’en réjouiront) ou même de la corruption des mœurs, qu’on a rappelé sa terrible enfance et qu’on a ajouté que l’auteur comme les victimes de Nana lui ont pardonné sa bêtise et ses frasques, le lecteur peut bien pardonner à son tour et s’abandonner au plaisir un peu coupable de suivre les errements d’un personnage rocambolesque et simple à la fois.
Pour ma part, je trouve difficile de rester insensible à cette gamine tombée dans la prostitution à quinze ans qui reste malgré tout heureuse de vivre, à cette enfant poussée trop vite qui casse tous ses jouets sans le faire exprès mais sans en être désolée, à cette fille qui a plus peur de s’ennuyer ou de mourir que de quoi que ce soit d’autre. Quand on aime les animaux et les enfants, avec toutes les comparaisons de Zola, on ne peut que s’attendrir devant Nana.
Je vois deux obstacles encore qui pourraient éventuellement la rendre antipathique pour le lecteur du XXIe siècle : le fait qu’elle a tout de même quelques morts sur la conscience et, notamment pour les lecteurs de ce site, le fait qu’elle n’a jamais connu le grand amour et ne l’a même pas cherché très sérieusement.
A propos des morts dont Nana a été le déclencheur, on peut remarquer que Zola est particulièrement flou. En effet, un léger doute plane sur la mort de Vandeuvres, dont on n’a pas retrouvé le cadavre et qu’un témoin affirme avoir vu s’enfuir une fois tous ses chevaux morts. De même, on ne sait pas exactement pourquoi Georges est mort puisqu’il ne s’était infligé qu’une blessure légère et que sa convalescence était rassurante. Un esprit mal placé pourrait observer qu’il est mort le lendemain du jour où son frère Philippe est sorti de prison et rappeler que les deux frères se sont cocufiés l’un l’autre. Même la ruine de Steiner ne paraît pas sûre, puisque après avoir dû emprunter cent francs à Nana dans l’avant-dernier chapitre en risquant la prison pour banqueroute, on le voit dans une voiture, accompagné de la cocotte Maria Blond, assister à bonne distance à l’agonie de Nana en fumant des cigares.
Le destin des personnages ruinés par Nana est donc expédié en quelques lignes vagues, parfois mystérieuses et contradictoires, y compris pour Muffat. Ces ellipses ne sont pas une marque de pudeur de la part de l’auteur : il n’y a qu’à se rappeler dans L’Assommoir la très longue agonie de Coupeau, décrite sur plusieurs pages, ou les blessures atroces retrouvées sur le corps de la petite Lalie pour savoir que Zola sait très bien trouver les mots pour ces passages peu ragoûtants. Au contraire, la seule agonie décrite dans Nana, c’est celle du Second Empire, et le seul cadavre qui est montré, c’est celui de Nana, dans la dernière page, comme si Zola avait voulu ménager ses effets et alors même qu’il avait insisté sur sa peur panique de la mort. Si l’on rappelle que Zola était en réalité un fervent dénonciateur des violences sociales infligées aux femmes et que ce dernier chapitre montre des prostituées veiller courageusement leur ancienne rivale, Rose Mignon lui ayant même payé une chambre correcte pour son agonie, pendant que des anciens amants attendent à la porte, terrorisés par la contagion, il apparaît assez clairement que les vraies victimes du Second Empire, ce sont en fait les prostituées dans leur ensemble – Gaga la quinquagénaire explique d’ailleurs qu’elle vient enfin de réussir à payer sa petite maison à Juvisy, ville qui va être en grande partie détruite par les Prussiens.
Sur le second point, Nana n’a effectivement rien d’une héroïne romantique exaltée, aux qualités et aux défauts savamment dosés pour permettre de rendre plus attachant son parcours sentimental. Je conçois que ceux qui veulent lire une histoire remplie de beaux sentiments préfèrent passer leur chemin, mais le risque est de s’imaginer que Marguerite Gautier, La Dame aux Camélias de Dumas fils, est représentative de la condition de prostituée dans le dernier tiers du XIXe siècle. Il est à mon avis plus intéressant et en tout cas plus original de réhabiliter une prostituée grâce à son appétit de vivre (Nana) ou pourquoi pas grâce à sa rencontre avec Jésus (Marie-Madeleine) plutôt que par le biais d’une belle histoire d’amour tragique vécue par une créature dont le seul défaut est d’avoir été douée pour vendre ses charmes (Marguerite Gautier et sa sempiternelle toux qui devait prodigieusement agacer ses amants). Il serait regrettable de se désintéresser d’un personnage parce que sa vie n’est pas enjolivée par un amour merveilleux et sans tache ou au contraire parce qu’elle n’est pas assez tragique, alors qu’un tel caractère nous en apprend davantage sur la nature humaine que des personnages plus méritants.
Au bout du compte, on devrait plutôt plaindre Nana, qui adore lire des romances, croit parfois en vivre comme avec Georges ou Fontan et se retrouve au bout du compte toujours déçue, toujours lassée – peut-être parce qu’elle était plus faite pour aimer les femmes, comme le montrent sa relation avec Satin et son cri du cœur contre les hommes à la mort de Georges.
Pour revenir à Marie-Madeleine, Jésus a dit qu’il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé. Nana n’a pas eu la chance d’aimer comme elle le voulait, mais en plus d’avoir gardé jusqu’au bout un appétit de vivre qui force mon respect, elle a insufflé de la vie dans la chute du Second Empire et dans l’esprit des hommes qui ont choisi de se ruiner pour elle. En ce qui me concerne, il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup vécu.
[1]. On notera tout de même la différence entre admiration et respect : en quasi-phénomène de foire, Nana est regardée bien plus que respectée.
Texte : (c) Anne-Sophie S.
Illustration : Image tirée du film Moulin Rouge, avec Nicole Kidman et Ewan McGregor (Source)