Littérature, amour & érotisme

Casanova, l’histoire de sa vie

Casanova, Histoire de ma vie - ses mémoires

Introduction

En septembre 2019, je partageais un article intitulé « Casanova, maestro de l’amour ». Ce nouvel article entend se concentrer plus précisément sur l’autobiographie du plus célèbre libertin de tous les temps, rédigée les neuf dernières années de sa vie, et publiée de nos jours sous le titre d’Histoire de ma vie.

Une façon de rejouer, pour la toute dernière fois, les scènes les plus spectaculaires d’une vie trépidante

C’est à l’été 1789 que Casanova entreprend la rédaction de ses Mémoires. « Pour Casanova, qui commence à les rédiger à soixante-cinq ans, insatisfait de son état, ils représentent une sorte d’exorcisme – bien évidemment illusoire – face à la vieillesse présente et à la mort qui rôde » (Jean M. Goulemot, introduction à l’Histoire de ma vie de Casanova, collection Le Livre de Poche – Classiques, 2014). « Contrairement à ce que prétend leur auteur, ils ne constituent pas un plaidoyer ni une confession des erreurs passées (…) » mais se révèlent plutôt comme un « livre de réminiscences (qui) permet de se souvenir des succès et jouissances passés, désormais inaccessibles, et de les éprouver de nouveau » tout en éloignant momentanément la maladie de celui qui, peu à peu, se sent, non sans amertume, devenir un vieillard.

Car, tout compte fait, Casanova non seulement n’exprime aucun regret (à l’instar du tout aussi célèbre Don Juan, culpabilité et remords sont des sentiments qui lui semblent totalement étrangers), mais se retrouve en outre régulièrement dans une attitude plutôt fière et satisfaite de lui-même (ce que Jean M. Goulemot traite de « vanité satisfaite et exhibitionniste (d’un) homme à femmes »…). D’ailleurs, il finit par l’écrire lui-même : « vous ne me trouverez ni l’air d’un pénitent, ni la contrainte de quelqu’un qui rougit rendant compte de ses fredaines » ; et notre homme de confirmer par ailleurs : « en me rappelant les plaisirs que j’eus je me les renouvelle (…) ».

Malade, vieilli, esseulé, ignoré désormais des femmes, Casanova se console donc en se remémorant ses exploits de jeunesse, qu’il relate « non pas par ambition littéraire ou vantardise dogmatique, par repentir ou par une rage de confession tournant à l’exhibitionnisme, [mais] comme un vétéran, à une table d’auberge, la pipe à la bouche, [qui] régale ses auditeurs sans préjugés de quelques aventures salées et même poivrées » (S. Zweig, Trois poètes de leur vie, Livre de Poche).

C’est ainsi que son extraordinaire récit se révèle « sans ménagement moral, sans édulcorant poétique, sans chamarrure philosophique, tout objectivement » et que sa vie se retrouve narrée « telle qu’elle fut : passionnée, dangereuse, avec des périodes de gueuserie, outrancière, amusante, vulgaire, insolente, effrontée, friponne, mais toujours pleine de ressort et d’imprévu » (S. Zweig, Trois poètes de leur vie, Livre de Poche). Au crépuscule de sa vie, alors qu’il se sait et se sent mourir, Casanova s’offre une dernière scène, un dernier spectacle, un dernier public.

Néanmoins, au-delà de ce plaisir (de ce besoin ?) personnel, les mémoires de Casanova (comme toute œuvre relevant de ce genre – pensons aux Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ou aux Mémoires de Saint-Simon) dépassent la dimension personnelle de sa vie pour brosser un tableau complet de la France et de l’Europe de la fin du XVIIIe siècle. En ce sens, son ouvrage est un formidable témoignage sur la période prérévolutionnaire, notamment en France, et sur la société (notamment aristocratique) européenne d’avant 1789.

Une œuvre écrite… en français

Sombre et las, Casanova écrit donc ses mémoires de l’été 1789 à sa mort neuf ans plus tard, en 1798, depuis le château de Dux, où il occupe la sinécure de bibliothécaire du comte de Waldstein depuis 1785 (40 000 livres et manuscrits à gérer tout de même).

Vénitien de naissance, il maîtrise cependant parfaitement le français (langue des cours européennes et des grands seigneurs) et c’est donc en cette langue de l’élite qu’il décide de retranscrire ses souvenirs, qu’il baptise Histoire de Jacques Casanova de Seingalt vénitien, écrite par lui-même à Dux, en Bohême.

Langue des élégants, des érudits, de l’aristocratie, de la politique, des belles-lettres, de la culture et de la diplomatie, le français est alors en effet la langue susceptible de lui ouvrir le plus vaste lectorat…

« J’ai écrit en français, et non pas en italien parce que la langue française est plus répandue que la mienne. Les puristes qui, trouvant dans mon style des tournures de mon pays me critiqueront, auront raison, si elles les empêchent de me trouver clair » ; de fait, on trouvera dans son ouvrage de nombreux italianismes, mais aussi moult citations latines (tantôt exactes, tantôt approximatives).

Et puis, le français, c’est la langue de Voltaire, de Diderot, et de la philosophie des Lumières. La langue de Paris, aussi, ville de plaisirs et de fêtes peuplée de belles femmes, ville de toutes les extravagances et de toutes les séductions, cette ville qu’il a tant aimée, cette ville où tant de ses aventures ont eu lieu.

Un style vif et haut en couleur, à l’image de l’auteur… et de sa vie tout entière

Casanova écrit comme il a vécu : euphorique, transporté, exalté, sur un rythme soutenu. Son texte, semé d’aventures, se peuple d’émotions, de portraits, de fous rires et de larmes. De cris, aussi, de mouvements, de fuites, de rebondissements et de surprises.

« Cette occupation me tient lieu de délassement, écrit-il. Je me trouve en les écrivant jeune et écolier. Je donne souvent dans des éclats de rire, ce qui me fait passer pour fou, car les idiots ne croient pas qu’on puisse rire étant seul. » (Correspondances avec J. F. Opiz)

Chaque chapitre est minutieusement préparé au brouillon, selon un plan précis et autour de personnages ciblés, listés un peu à la manière d’une distribution de rôles en tête d’une pièce de théâtre. Quelques notes complètent l’ensemble, comme autant de didascalies venant encadrer le souvenir, la scène, la séquence, le récit qui va graviter autour de tel ou tel nom.

Ainsi, en véritable metteur en scène (Casanova a toujours adoré le théâtre, la danse, le ballet, l’opéra… et jouer lui-même la comédie, à coups de déguisements, de noms d’emprunt et de travestissements), il ménage des accélérations et des pauses, se jette dans un rythme endiablé, puis livre le récit d’une bataille éperdue avant de suspendre la narration le temps d’une longue description (festin, personnage…). Tantôt burlesques, tantôt épiques, toujours vibrants de passion, les chapitres, tel un vaste carnaval haut en couleur, se suivent et ne se ressemblent pas.

En résumé, un rythme enjoué, rapide, semé de péripéties, de rebondissements, et un récit parfois entrecoupé de considérations générales sur le monde, les femmes, l’amour, le désir ou son propre caractère – Casanova a une forte tendance à l’introspection). Une œuvre, somme toute, à l’image de l’élan vital du héros, ce sémillant Vénitien qui ne manque pas une occasion de vivre une vie d’aventures et de découvrir de nouvelles expériences, et nous livre donc un « récit bigarré, qui mêle la confidence, l’épopée et l’analyse » (Jean M. Goulemot).

Casanova ne « ment » pas au sens littéral du terme, mais il déforme, réarrange, occulte, passe sous silence et transpose, mettant en scène, une toute dernière fois, l’histoire grandiose de sa vie. Séducteur jusqu’au bout, Casanova cherche à séduire son lecteur… et y parvient, bien sûr.

Une œuvre à l’avenir tumultueux

Le manuscrit est conservé plus de vingt ans au sein de sa famille sans être publié. Racheté par l’éditeur allemand Friedrich Arnold Brockhaus au début des années 1820, le texte sera traduit (et en partie censuré, selon les goûts et impératifs de l’époque) en allemand, retraduit en français (sans accès à l’édition originale, donc dans une version « piratée » : l’édition Tournachon-Molin), puis moult fois réécrit, expurgé, censuré, tronqué, adapté, contrefait, remanié, édité enfin plusieurs fois de façon médiocre et, bien sûr, mis à l’Index des livres interdits, avec toutes les œuvres de Casanova, d’ailleurs, dès 1834.

Il faudra plus d’un siècle et les années 1960 pour que l’éditeur Brockhaus se lance enfin dans la publication d’une édition quasi-intégrale conforme au manuscrit de Casanova, sous le titre conservé aujourd’hui encore d’Histoire de ma vie.

Le manuscrit original est acquis en 2010 par la BNF (=la Bibliothèque nationale de France) pour la modique somme… de sept millions d’euros (!!). Il compte environ 3 700 pages et révèle les différentes étapes de remaniement du texte, ses corrections ainsi que le souci de Casanova pour le choix du papier.

« Et de feuille en feuille on découvre parfois, en transparence, des dessins en forme de cœur. Une surprise qui ne peut être le fruit du hasard. Ces filigranes présentent l’avantage d’être une marque difficilement falsifiable tout en constituant un élément certain de raffinement, de personnalisation. Casanova inscrit dans la chair de son texte le symbole de l’amour, amour pour les 122 femmes qui ont égrené sa folle existence, amour pour l’écriture qui ne s’est jamais démenti tout au long de sa vie. Quant à l’écriture du manuscrit, elle est claire, fine ou appuyée, souvent très lisible. Elle révèle le long travail de révision de Casanova qui a réduit le nombre de livres de douze à dix, introduit des sommaires, fait de nombreuses mises à jour… On découvre aussi qu’il appose sa signature à chaque fin de chapitre, à l’exception du dernier, brusquement interrompu. Un détail savoureux surgit parfois au fil de la découverte du manuscrit : « Une trace de collage apparaît : il semble que Casanova ait scellé à la cire rouge un feuillet pour occulter l’épisode homosexuel avec Ismaïl. » (M.-L. Prévost)

De la différence entre les Confessions de Jean-Jacques Rousseau et les Mémoires de Casanova… selon le Prince de Ligne

« Soyez Pétrone, vous qui en même temps êtes souvent Horace, Montesquieu et Jean-Jacques. J’aime mieux le Jacques qui n’est pas un Jean, car vous êtes gai, il est arbitraire. Vous êtes gourmand, il met de la vertu dans les légumes. Vous avez cueilli trente roses de virginité, il n’a cueilli que de la pervenche. Vous êtes reconnaissant, sensible et confiant, il était ingrat et soupçonneux. Vous avez toujours été fouteur…, et ainsi qu’il nous le dit gravement mais avec éloquence, il s’est toujours br… » (Lettre du Prince de Ligne à Casanova, Vienne, 21 mars 1794, tirée du livre : Prince de Ligne, Pensées, portraits et lettres à Casanova et à la marquise de Coigny, Rivages poche)

Le temps de l’écriture

Mais pendant les treize dernières années de sa vie, Casanova n’écrit pas simplement ses mémoires. En fait, il écrit sans arrêt, et la diversité des thèmes qu’il aborde témoigne à la fois de son érudition admirable et d’une vraie liberté de penser (Casanova était un véritable libertin, et ce à tous les sens du termes – voir mon article sur le sujet).

Entre 1786 et 1798, il publie en effet non seulement ses Mémoires, mais aussi plusieurs autres œuvres qu’il laissera à la postérité :

  • Soliloque d’un penseur
  • Un roman utopique, L’Icosaméron ou Histoire d’Édouard et d’Élisabeth qui passèrent quatre-vingts-un (sic) ans chez les Mégamicres, habitans aborigènes du Protocosme dans l’intérieur de notre globe
  • Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise qu’on appelle les Plombs.
  • Solution du problème déliaque et Corollaire à la duplication de l’hexaèdre / Démonstration géométrique de la duplication du cube. Corollaire second.
  •  « Lettre à Robespierre » de 120 pages.
  • À Léonard Snetlage

L’épopée casanovienne… en quelques mots

Même si j’en ai déjà parlé dans mon article intitulé « Casanova, maestro de l’amour », impossible de parler des Mémoires de Casanova sans reglisser quelques mots sur le personnage lui-même… et la matière scintillante de sa vie.

Quelques menus rappels, donc, de ce que l’on découvre de ce sémillant personnage au fil des pages de l’Histoire de ma vie…

Le séducteur, l’amant, le conquérant… et l’éternel amoureux…

Dans l’imaginaire collectif (tout comme dans la réalité, d’ailleurs), Casanova est avant tout un libertin… et un grand amoureux des femmes. « Séducteur patenté, infatigable, possédant un cœur d’amadou toujours disposé à s’enflammer et un appétit sexuel peu commun » (Jean M. Goulemot), il fait des exploits amoureux la quête essentielle de son existence, si bien que sa réputation de séducteur le précède absolument partout où il se rend.

Le récit de ses innombrables aventures et conquêtes amoureuses, relatées dans le détail, occupe ainsi une place de choix dans ses mémoires ; par leur narration colorée, sans pruderie ni censure morale, il s’octroie le plaisir, au crépuscule de sa vie, de les revivre avec passion et, ainsi, de réveiller une dernière fois ses sens endormis.

Casanova aurait connu intimement cent vingt-deux femmes (en tout cas, pour celles évoquées dans son œuvre… donc celles dont il se souvient…), aussi diverses dans leur nature et leur personnalité que dans la manière dont il les aura rencontrées et séduites.

Quelques citations de Casanova sur les femmes et l’amour :

  • « Les Français sont jaloux de leurs maîtresses, et jamais de leurs femmes. »
  • « Sans la parole, le plaisir de l’amour diminue au moins de deux tiers. »
  • « Dans l’examen de la beauté d’une femme, la première chose que j’écarte sont les jambes. »
  • « La plus grande partie des hommes ne prend pas garde aux beaux pieds d’une femme. »
  • « Une fille qui, par le peu qu’elle laisse voir à un homme, le fait devenir curieux de voir le reste, a déjà fait trois quarts du chemin qu’il lui faut faire pour le rendre amoureux. »
  • « Il n’y a pas de femme au monde qui puisse résister aux soins assidus et à toutes les attentions d’un homme qui veut la rendre amoureuse »
  • « Rien de tout ce qui existe n’a jamais exercé sur moi un si fort pouvoir qu’une belle figure de femme »
  • « L’homme est fait pour donner, la femme pour recevoir »
  • « Avec une femme, il est impossible de communiquer sans toucher. »
  • « Le mariage est un sacrement que j’abhorre parce que c’est le tombeau de l’amour. » 
  • « Se marier est une sottise, mais lorsqu’un homme le fait à l’époque où ses forces physiques diminuent, elle devient mortelle… »
  • « L’amour est un grand poète, sa matière est inépuisable. »

Du plaisir sous toutes les formes

Mais Casanova ne trouve pas seulement son plaisir dans la chair tendre des femmes. En véritable épicurien, il le trouve à vrai dire dans tout ce qui est susceptible de stimuler agréablement ses sens, quels qu’ils soient. Danse, bals, opéra, théâtre, chant, déguisement, travestissement, gastronomie, dégustation, plaisirs de la table, musique, beaux livres, beaux vêtements, belles parures, il cherche, trouve et prend son plaisir partout et tout le temps.

Son seul et unique but : jouir, jouir et jouir encore. Victime de ses désirs, de ses pulsions, de ses faiblesses, de ses sens, Casanova, jouisseur insatiable, l’écrit lui-même : « Je fus toute ma vie la victime de mes sens ». Partout et toujours, son caprice l’emporte sur toute sage considération, sur toute préoccupation morale et sur toute perspective à long terme. Le plaisir, même le plus éphémère, la fantaisie, l’aventure, priment, sans jamais la moindre exception, sur tout le reste.

Quelques citations de Casanova sur les plaisirs des sens :

  • « Cultiver le plaisir de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire; je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionnément tous les objets faits pour exciter la curiosité. »
  • « Je fus toute ma vie la victime de mes sens[.] »
  • « J’ai aimé les mets au haut goût : le pâté de macaronis fait par un bon cuisinier napolitain, l’Ogliapotrida, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave. »
  • « Un temps qui procure du plaisir n’est jamais perdu, il n’y a que les heures de l’ennui qui soient pénibles. »
  • « La coquetterie est le monstre persécuteur de tous ceux qui font le métier d’aimer. »
  • « La femme est comme un livre qui bon ou mauvais doit commencer à plaire par le frontispice ; s’il n’est pas intéressant il ne fait pas venir l’envie de le lire, et cette envie est égale en force à l’intérêt qu’il inspire. Le frontispice de la femme va aussi de haut en bas comme celui d’un livre, et ses pieds, qui intéressent tant des hommes faits comme moi, donnent le même intérêt que donne à un homme de lettres l’édition de l’ouvrage. La plus grande partie des hommes ne prend pas garde aux beaux pieds d’une femme, et la plus grande partie des lecteurs ne se soucie pas de l’édition. »

Casanova et l’argent

On l’a vu, Casanova vit au gré de ses plaisirs, de ses pulsions, de ses instincts, de ses envies du moment, sans le moindre scrupule, la moindre tempérance et le moindre souci du lendemain. Il semble dès lors parfaitement simple et logique que sa passion du jeu, son goût du risque et du plaisir immédiat, son inconstance et ses frasques l’amènent à tout perdre à plusieurs reprises. Mais, chaque fois, tel le Phénix, Casanova renaît de ses cendres, à la faveur d’un coup de poker, d’un protecteur (ou d’une protectrice) généreux(se) ou d’un coup de pouce de la Providence.

Tour à tour riche et ruiné, fortuné et pauvre, chanceux et joueur, il vit un jour dans l’abondance, dilapidant tel un grand seigneur son argent dans une prodigalité outrancière, et plonge le lendemain dans le plus total dénuement. Tantôt réduit aux expédients, tantôt à l’abri du besoin, il passe du luxe à la précarité un nombre incalculable de fois, dépense tout et ne thésaurise rien, perd un jour toute sa fortune, se refait le lendemain, reperd tout de nouveau.

Intrigues, friponneries, arnaques, jeu, triche, quasi-prostitution, tout est bon pour se reconstruire une santé, quand on est, comme lui, peu délicat sur les moyens de se procurer des ressources. « Quel est l’homme auquel le besoin ne fasse faire des bassesses ? », écrit-il d’ailleurs, en toute simplicité.

Le mondain

Mais Casanova plaît, et c’est bien pour cela qu’on se trouve disposé à lui pardonner tant. Il a pour lui, une figure avenante, des manières raffinées et aisées, une éloquence fascinante, un don pour la communication et la persuasion, un talent de conteur certain, et puis, cet entrain, cet esprit, cette bonne humeur contagieuse et cet entregent qui lui ouvrent tant de maisons aristocratiques, d’ambassades et de palais.

Elégant, beau parleur, séducteur, éduqué, porté sur le vêtement, les belles manières, le bel esprit, les arts de la table et les mondanités, il sait se faire aimer, apprécier, inviter. Sa conversation est charmante, pétrie d’érudition et de bons mots, c’est un conteur éblouissant

Dès lors, on lui pardonne volontiers le cynisme de ses mœurs, la crudité de son langage (qu’on retrouve dans son œuvre) et, disons-le franchement, son absence totale de scrupules, pour ne pas dire, parfois, sa scélératesse, pour le simple plaisir de l’entendre raconter ses folles équipées, son évasion des prisons vénitiennes, ses amours passagères et ses innombrables aventures, tantôt dangereuses et tragiques, tantôt croustillantes et malsaines.

L’aventurier

Parce que la vie de Casanova, haute en couleur, ne fascine pas seulement le lecteur du XXIe siècle ; elle fascine tout autant (et peut-être même bien davantage encore) son contemporain (et sa contemporaine), à qui il permet, par procuration, de vivre d’extraordinaires aventures au gré de ses récits échevelés.

Parce que Casanova a sillonné l’Europe entière, de Londres à Constantinople et de Hambourg à Madrid, en passant par l’Allemagne (Cologne, Stuttgart, Dux, Augsbourg, Berlin, Dresde, Dantzig, Hanovre, Minden, Brunswick, Wolfenbüttel, Königsberg, Sulzbach, Francfort, Wesel, Munich…), la Hollande, la Suisse (Zurich, Bâle, Soleure, Berne, Roche, Lausanne, Genève), la France tout entière (Aix-en-Savoie, Aix-la-Chapelle, Marseille, Nîmes, Grenoble, Chambéry, le Vaucluse, Nice, Avignon, Lyon, Metz, Nancy, Verdun, Calais, Tournai, Dunkerque, Orléans, Bordeaux, Chanteloup, Poitiers, Angoulême, Saint-Jean-de-Luz, Perpignan, Narbonne, Béziers, Montpellier, Toulon, Strasbourg…) l’Italie (Florence, Naples, Rome, Turin, Modène, Gênes, Venise bien sûr, Parme, Mantoue, Padoue, Vérone, Milan, Ferrare, Bologne, Césène, Ancône, Trieste, Crémone, Loreto, Pavie, Lodi, Livourne, Lugano, Salerne, Sienne, Pise, Casale Monferrato, Mestre, Trévise, Bolzano), Paris bien sûr, l’Europe de l’Est (Varsovie, Saint-Pétersbourg, Moscou, Rita, Mitau), la Tchéquie (Teplitz, Brno, Prague), Vienne, l’Espagne (Barcelone, Pampelune, Saragosse, Tarragone, Agreda, Guadalajara, Alcalá de Henares, Valence, Aranjuez, Tolède…), Liège, les Ardennes, Bruxelles, Douvres, Amsterdam, l’est méditerranéen (Corfou, Orsara, Péra, Buyoudcarè…)… Bref, la liste est sans fin !

Parce qu’il a connu, rencontré et fréquenté un nombre incalculable de monarques, de grands seigneurs, d’ambassadeurs et d’hommes de lettres de son temps, Frédéric II de Prusse, le roi George III d’Angleterre, Catherine II de Russie, le roi de Pologne, le Pape Benoît XIV, le comte de Bonneval, le maréchal de Richelieu, Crébillon, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Voltaire, Voisenon, Fontenelle, Favart, la marquise d’Urfé, la duchesse de Chartres, le comte de Saint-Germain (grand aventurier, lui aussi), le cardinal de Bernis, le duc de Choiseul, d’Alembert, le chevalier d’Eon, le Prince de Ligne, Lapérouse, l’ambassadeur de France M. Chavigny, des abbés, des sénateurs, de patriciens de Venise, le marquis d’Argens, le comte de Cagliostro, Mozart, Da Ponte…

Parce qu’il a exercé plus de métiers qu’on ne saurait en compter en une vie et su déployer plus de talents qu’il ne semble humainement possible de trouver chez une seule et même personne ; Casanova se fit en effet, au gré de envies, des circonstances et des besoins du moment, abbé, militaire, clerc de notaire, historien, antiquaire, homme de lettres, poète, violoniste, chimiste, magicien, diplomate, espion, escroc, tricheur, joueur professionnel, bibliothécaire, industriel (dans la soie)…

« Le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait » (volume I, préface)

De fait, les pérégrinations de Casanova ne semblent suivre aucun itinéraire précis. Il est très difficile de retracer avec justesse les voyages casanoviens, même si certains biographes et historiens s’y sont employés. En fait, ces voyages se sont faits au gré des ordres d’expulsion, des rencontres, des nouveaux projets, des opportunités, des envies subites, des incidents de parcours, des emprisonnements, des mandats d’arrêt, de ses démêlés avec les autorités et de ses fuites.

Un mode de vie qui ne manque pas de pimenter et de nourrir les aventures casanoviennes relatées dans ses Mémoires : chemins, auberges, rencontres, relais de poste, voitures, diligences, malle-poste, tout est propice aux rencontres… mais aussi aux (més)aventures de toutes sortes (attaques de brigands, accidents, voitures qui versent, ruptures d’essieux ou de roues…)

En somme, toute la vie de Casanova, telle qu’il nous la présente dans ses mémoires, n’est qu’une longue suite de détours, de retours, de voyages, de circonvolutions et de périples entrepris au gré des nouveaux projets, des échecs, des abandons, des rencontres, des passions amoureuses et des déceptions.

Casanova et la prison

Il n’est guère étonnant, au regard de cette épopée relativement picaresque, que Casanova ait été amené à fréquenter l’intérieur d’une cellule de prison… dans pas moins de quatre pays…

Casanova fait un premier tour en prison à Venise, dans le fort Saint-André, après avoir été expulsé du séminaire pour cause d’intrigues amoureuses… (il avait reçu les ordres mineurs…)

Plus tard, cité devant trois tribunaux à la fois à Venise, il fuit sa ville natale et sillonne toute l’Italie du Nord, puis Genève, puis Paris, qu’il quitte bientôt pour retourner à Venise, où les inquisiteurs d’État le font arrêter et enfermer dans la célèbre prison vénitienne des Plombs en 1755. À la demande pressante de tant d’interlocuteurs, il narrera les détails de son évasion à d’innombrables reprises (ce récit lui valant nombre d’entrées au sein des cercles et des maisons les plus prisés) et ira jusqu’à les mettre par écrit dans l’Histoire de ma fuite des prisons de la république de Venise, appelées les Plombs, publiée à Prague en 1788.

A Paris à la toute fin des années 1750, la faillite spectaculaire de son industrie d’étoffes de soie lui vaut d’être enfermé au For-l’Evêque, d’où il ne sort que grâce à sa protectrice, la marquise d’Urfé (qu’il arnaque allègrement via une pseudo-pratique des sciences occultes à son avantage – il s’est engagé à régénérer sous la forme d’un jeune homme).

Il fera également un tour au cœur de la célèbre prison londonienne de Newgate…

Plus tard, après de nouvelles intrigues à la fois galantes et tragiques, il est emprisonné à Madrid, puis dans la citadelle de Barcelone.

En fait, Casanova aura dû bon nombre de ses déplacements et de ses voyages à ses démêlés avec la justice. Tour à tour privilégie, disgracié, protégé, expulsé, il est chassé des villes pour ses inconduites, des affaires malheureuses, des histoires d’amour tournant court, la découverte et la perte de protecteurs successifs, des frasques, des arnaques, des querelles, des duels et des condamnations en tout genre. C’est ainsi qu’il se retrouve chassé de Venise, de Stuttgart, de Florence, de Modène, de Paris, de Vienne… tantôt par la police, tantôt par des monarques, des ducs, l’Inquisition…

Au point de franchir régulièrement les frontières, de changer d’apparence selon les circonstances, et même de se doter de nombreux pseudonymes (Eupolemo Pantaxeno, Paralis, M. de Farussi, Antonio Pratolini, ou encore son préféré, « chevalier de Seingalt », sous lequel il prévoit de publier ses Mémoires : Histoire de Jacques Casanova de Seingalt vénitien, écrite par lui-même à Dux, en Bohême.

L’érudit

Mais Casanova est également un homme cultivé, un érudit, un homme de lettres doté d’une extraordinaire mémoire, capable de citer Martial, Horace, Pétrarque, Juvénal, Virgile avec aisance (on peut compter plus de cent vingt œuvres citées dans ses Mémoires !), très porté sur les auteurs latins, mais aussi sur les Grecs classiques, Aristote, Platon, Eschyle, et Homère.

C’est aussi un grand amoureux de la poésie italienne, notamment celle de Pétrarque et de l’Arioste (Renaissance) et un admirateur de certains de ses contemporains, avec une préférence pour les philosophes : Hobbes, Rousseau, Locke, Erasme, Spinoza…

Il lit aussi beaucoup les journaux de son temps pour se tenir au courant des dernières nouveautés. Lecteur insatiable, il est presque aussi friand de belles éditions que de belles femmes !

Auteur prolixe, il nous laissera de nombreux essais littéraires, philosophiques et historiques et une utopie.

Quelques citations de Casanova sur l’érudition :

  • « L’homme qui veut s’instruire doit lire d’abord, et puis voyager pour rectifier ce qu’il a appris. »
  • « Il n’y a point d’homme au monde qui parvienne à savoir tout ; mais tout homme doit aspirer à tout savoir »

Fin de vie

Ce n’est qu’avec la maladie (sans surprise, Casanova aura été plusieurs fois atteint de maladies vénériennes), la vieillesse et une énergie déclinante que casanova se résout finalement, contraint et forcé, à poser ses valises. Il le fait à Dux, en Allemagne, où il devient bibliothécaire du château de Dux et où, trop vieux et trop fatigué pour continuer à mener sa vie de libertin, il commence à se consacrer à l’écriture (histoire de la revivre en pensée…)

Quelques citations de notre homme :

« N’ayant jamais visé à un point fixe, le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait.»
« J’ai continuellement vécu dans l’erreur, n’ayant d’autre consolation que celle de savoir que j’y étais. »
« Digne ou indigne, ma vie est ma matière, ma matière est ma vie. »
« Heureuse ou malheureuse, la vie est le seul trésor que l’homme possède, et ceux qui ne l’aiment pas n’en sont pas dignes. »
« Si les plaisirs sont passagers, les peines le sont aussi. »
« On ne désire pas ce qu’on possède. »
« Pour que le plus délicieux endroit du monde déplaise, il suffit qu’on soit condamné à y habiter. »
« Ce qui plaît à l’homme est partout ce qui est défendu ».
« J’écris pour ne pas m’ennuyer. »
« La science est déplacée dans une femme ; car elle fait du tort à la douceur de son caractère, à l’aménité, à cette douce timidité qui donne tant de charme au beau sexe. »
« La femme d’esprit qui n’est pas faite pour rendre un homme heureux, c’est la femme savante. »
« On en veut souvent à un homme sage qui donne un bon conseil qu’on n’a pas le courage de suivre. »

Conclusion

Né dans la ville du théâtre et du carnaval, fils de comédiens, Casanova sait naturellement se faire le metteur en scène de sa propre vie. Dans un français teinté d’italien, langue chatoyante s’il en est, il se fait le chantre d’un hédonisme jouisseur et complet.

En bref, pour ceux qui verseraient dans les typologies de personnalité et qui s’intéresseraient notamment à celle de l’Ennéagramme… nous avons là un magnifique spécimen de type 7 ! Je dirai même plus : le 7 dans toute sa splendeur !

Mais c’est là un sujet qui m’intéresse particulièrement ; j’y consacrerai donc très prochainement un nouvel article sur ce blog… ^^

Texte : (c) Aurélie Depraz
Image : film de Lasse Hallström, avec Heath Ledger dans le rôle de Casanova
Source image : https://www.newcastleherald.com.au/story/5222557/love-is-in-the-air-valentines-day-special-quiz/send-us-your-news/

Pour en savoir plus… :

Sur Casanova et le libertinage :

Sur le type 7 de l’Ennéagramme :

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