NB : cet article fait suite à ma synthèse concernant le Réalisme. Etant donné les liens plus qu’intimes qu’entretiennent Réalisme et Naturalisme, je ne saurais trop vous recommander de commencer par lire mon article sur le Réalisme (si ce n’est déjà fait !^^) avant de vous attaquer à ce nouveau chapitre de l’histoire de la littérature du XIXe siècle…^^
Introduction
De fait, à la toute fin du XIXe siècle, quelques auteurs, particulièrement influencés par le courant scientiste du positivisme, décident de prolonger l’ambition réaliste en cherchant à décrire le monde social de manière tout bonnement scientifique.
Adossé aux théories scientifiques de l’époque, et notamment à celles de Claude Bernard, le Naturalisme se donne donc pour mission de représenter sous tous ses aspects la société de son temps, non pas en se contentant de la peindre de « l’exprimer », à la manière des réalistes, mais bien en la décortiquant littéralement, à la manière de médecins qui pratiqueraient une autopsie.
De fait, le Naturalisme se plaît à refuser un réalisme simple et « vide de sens » et veut se faire, par l’application à l’art des méthodes et des résultats de la science positive, le témoin des nouvelles forces en présence dans un monde qui bouge, qui remue, qui change, qui se transforme.
C’est Emile Zola, porte-parole de ce petit groupe d’écrivains mus par une sensibilité et des aspirations communes, qui reprend le terme de « Naturalisme » en 1866 pour désigner cette façon novatrice de concevoir l’art et les lettres. Utilisé depuis le XVIe siècle, le terme de « naturalisme » servait jusqu’alors à qualifier le travail des philosophes et des savants se consacrant à l’étude rationnelle de la nature. Naît alors un mouvement, sorte de Réalisme outrancier, qui prisera tout particulièrement le genre romanesque…
Le « roman expérimental » : sous l’influence des sciences
Prolongement du Réalisme, le Naturalisme en accepte les prémices, en utilise et en reprend tous les principes fondamentaux et les grandes thématiques. Néanmoins, il se propose d’aller plus loin, en s’appuyant sur les récentes découvertes de la science, dont il entend bien appliquer à l’art romanesque les nouvelles méthodologies…
De fait, le naturalisme s’inspire notamment :
- Du positivisme d’Auguste Comte qui affirme, dans son Cours de philosophie positive, que l’art, parvenu au stade « positif », obéit aux mêmes lois que la science
- Des critiques comme Sainte-Beuve qui s’intéressent de près aux lois régissant la littérature et à la critique positiviste des phénomènes littéraires.
- Des théories du philosophe et critique Hippolyte Taine, pour qui l’homme est conditionné par trois facteurs : la race, le milieu et le moment, autant donc de déterminismes biologiques (la « race », l’hérédité) que sociaux et historiques (le « milieu » et le « moment »)
- Des théories, alors nouvelles, de Karl Marx, de Charles Darwin…
- De Claude Bernard et de la biologie : le romancier n’est plus seulement un observateur, comme dans le Réalisme, c’est aussi et surtout un véritable « expérimentateur », chargé, à la manière d’un scientifique, de formuler et de vérifier des lois concernant les comportements humains, les tempéraments, la société…
- De l’essor et des progrès de la psychiatrie, notamment avec Jung et Freud
- De l’apparition / de l’essor de toutes les sciences humaines (sociologie, histoire, ethnologie, psychologie, géographie…)
- Des modèles de classement et d’analyse découlant de la médecine et de la zoologie, qui influencent la vision de l’humanité
Ainsi, Zola, chef de file du mouvement, décide d’appliquer concrètement à la littérature les méthodes expérimentales de la médecine. Il construit ainsi tous les personnages du cycle de vingt ouvrages des Rougon-Macquart (ou « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », un corpus qui ne sera pas sans rappeler l’ambition de la « Comédie Humaine » de Balzac) en appliquant le principe scientifique de l’hérédité, et non selon les principes de la pure création ! Admirateur de Claude Bernard, il s’intéresse aux maladies héréditaires, à l’alcoolisme, aux conditionnements psycho-sociologiques etc. et s’intéresse à l’observation clinique des aliénations. Avec lui, le roman dit « expérimental » devient le lieu d’une véritable expérimentation scientifique opérée par le romancier, qui cherche à étudier comment un individu réagit au milieu qui l’entoure, et comment joue en lui l’hérédité familiale.
Dès lors, l’écriture romanesque n’est plus seulement la reproduction fidèle, exacte et conforme de la réalité, une représentation objective de la vie comme dans le Réalisme. Elle est le moyen d’une observation des phénomènes biologiques et sociaux tels que le déterminisme (génétique, familial, social) et le conditionnement de l’hérédité et du milieu. Le Naturaliste considère en effet que la famille dont un individu est issu, et dont il hérite psychologiquement et socialement, va conditionner ses comportements et jusqu’au déroulement même de sa vie ; le milieu dans lequel l’individu évolue contribuant également à déterminer son chemin de vie (mode de lecture mécaniste de la réalité).
On cherche ainsi à rendre compte des mécanismes sociaux et économiques qui déterminent la réussite ou l’échec des individus, à mettre au jour les nouveaux pouvoirs de l’argent et les nouvelles influences politiques, à appliquer au roman les savoirs scientifiques sur la vie psychique et sur la société, à montrer comment l’individu est poussé et motivé par le désir de jouissance, de domination ou de connaissance, selon le milieu dont il est issu. S’appuyant sur les découvertes de la science, les écrivains naturalistes transposent dans le roman les lois de l’hérédité et du milieu sur les individus. Ils s’inscrivent dans la continuité du Réalisme pour représenter la société de leur temps sous toutes les coutures, y compris (et surtout) au sein des couches les plus basses de la population. Ils cherchent à montrer la transmission héréditaire d’une fatalité biologique, d’une « fêlure » (tare…) au sein d’une même famille (adultère, goût pour le jeu, appât du gain, démence, dilapidation du patrimoine, trahison, alcoolisme, luxure…), à mettre en lumière l’évidente influence du contexte familial dans lequel évolue l’individu, et à décrire les fléaux sociaux, comme l’alcoolisme ou la prostitution, qui menacent l’ensemble de la société.
Le roman devient une sorte de laboratoire qui permet au romancier de vérifier la validité des lois qui réagissent les comportements en société et qui déterminent les hommes ; le romancier se fait expérimentateur, et le personnage, cobaye.
Un idéal d’objectivité
Par un travail d’enquête approfondi, moult lectures, une documentation abondante, l’auteur naturaliste vise une parfaite connaissance de son sujet et une objectivité totale. Son objectif ? Montrer l’homme sans tabou ni désir d’embellissement. On recherche l’impartialité du constat et la froideur scientifique aux débordements de la subjectivité (romantique, par exemple).
Malgré tout, Maupassant soulignait lui-même, dans la préface de Pierre et Jean, que l’objectivité est impossible à atteindre en littérature… Zola lui-même reconnaîtra que l’œuvre d’art est « un coin de la nature vu à travers un tempérament » (Mes Haines)
Ainsi, bien souvent, le réel, au lieu d’être simplement représenté de façon neutre, sans la moindre charge émotionnelle, l’est plutôt de façon noire, perverse, agressive… presque maudite.
Le pouvoir du symbole et l’épique chez Zola
Chez Zola, le symbole est même porteur d’une critique sociale et son écriture s’accompagne souvent d’une transformation de la réalité en une vision monstrueuse, épique, titanesque, voire mythique ou quasi-fantastique (ex : des mondes souterrains de la mine, des bas-fonds, de la pauvreté, du chemin de fer, de la prostitution…) qui tend vers la symbolisation et se charge de nombreux messages satiriques et critiques de la société de son temps (critique du capitalisme, du Second Empire, de l’oppression du peuple, des instincts bestiaux de l’homme, de la cupidité, de la course au pouvoir, de l’exploitation des ouvriers…)
Zola porte ainsi un regard fasciné mais non moins critique sur l’évolution de la société, un regard à la fois amer et cynique, assez pessimiste, mais toujours juste et, pour ainsi dire, quasi-prophétique. Pourrissement et germination d’un monde : tels sont les clichés, les images obsessionnelles qui emplissent l’œuvre de Zola, par exemple, mais aussi de Maupassant, deux visionnaires dont l’imagination est peuplée d’apparitions fantastiques, de créatures monstrueuses, de réalités effrayantes, morbides, macabres, répugnantes, derrière ce monde en crise. Un souffle épique, grandiose, traverse l’œuvre de Zola, qui se plaît à nous dépeindre une vaste fresque sociale, des foules agitées, un peuple en marche et de grands espaces.
Les naturalistes… définis par eux-mêmes
Rien de tel que quelques citations des intéressés eux-mêmes pour parfaitement résumer leur idéal, leur quête et leur propre poétique :
« Mon œuvre me défendra. C’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple qui ne mente pas, qui ait l’odeur du peuple » Zola, préface de l’Assommoir
« J’ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair » Zola, à propos de Thérèse Raquin
« Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur. Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. » Zola, préface de La Fortune des Rougon
« Nous autres romanciers, nous sommes les juges d’instruction des hommes et de leurs passions » Zola, Le Roman expérimental
« Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle « les basses classes » n’avait pas droit au Roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble ». E. et J. de Goncourt, préface de Germinie Lacerteux, 1865 :
Le roman doit « être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale », devenir « par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale et contemporaine » et s’imposer « les études et les devoirs de la science ». E. et J. de Goncourt, préface de Germinie Lacerteux, 1865
« En quoi consiste la méthode expérimentale pour un auteur ? Le romancier choisit un sujet, (l’alcoolisme, la folie, la prostitution, l’amour-passion…), et émet une hypothèse à ce sujet (tel vice, telle tendance, telle passion est héréditaire ou est dû/due à l’influence de l’environnement) ; puis le romancier « intervient de façon directe pour placer son personnage dans ces conditions » qui révéleront le mécanisme de sa passion ou de son vice et vérifieront l’hypothèse initiale. Puis, l’expérimentateur paraît et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude. C’est presque toujours ici une expérience « pour voir », comme l’appelle Claude Bernard. Le romancier part à la recherche d’une vérité. Je prendrai comme exemple la figure du baron Hulot, dans La Cousine Bette, de Balzac. Le fait général observé par Balzac est le ravage que le tempérament amoureux d’un homme amène chez lui, dans sa famille et dans la société. Dès qu’il a eu choisi son sujet, il est parti des faits observés, puis il a institué son expérience en soumettant Hulot à une série d’épreuves, en le faisant passer par certains milieux, pour montrer le fonctionnement du mécanisme de sa passion. Il est donc évident qu’il n’y a pas seulement là observation, mais qu’il y a aussi expérimentation, puisque Balzac ne s’en tient pas strictement en photographe aux faits recueillis par lui, puisqu’il intervient d’une façon directe pour placer son personnage dans des conditions dont il reste le maître. Le problème est de savoir ce que telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l’individu et de la société ; et un roman expérimental, La Cousine Bette par exemple, est simplement le procès-verbal de l’expérience, que le romancier répète sous les yeux du public. En somme, toute l’opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s’écarter des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance de l’homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale » Le Roman expérimental, Zola
« mes bonshommes physiologiques, évoluant sous l’influence des milieux » Zola, l’Oeuvre
Procédés d’écriture
On retrouve, bien sûr, tous les procédés déjà évoqués pour le Réalisme (voir mon article sur le sujet), avec, notamment :
- De nombreuses descriptions (physiques, psychologiques, topographiques…)
- Une alternance récit-dialogue
- Le recours à de nombreux « effets de réel » (ancrage référentiel, données chiffrées etc)
- Le recours au discours indirect libre et à la focalisation interne (pour rendre compte des processus de pensées des personnages)
- Le recours à l’amplification épique dans la représentation des lieux, des machines (industrielles), des personnages…
- L’usage « d’enquêtes préparatoires »
- L’insertion de documents au sein des œuvres
- De longs portraits
- L’usage d’un vocabulaire technique et précis
Thèmes essentiels
- les malheurs du peuple, amplifiés par l’urbanisation, les Révolutions industrielles, le développement de la classe ouvrière et du prolétariat, le capitalisme naissant…
- les instincts et les pulsions que l’individu ne peut contrôler (passions, pulsions sexuelles, pulsions de mort, avarice, cupidité, envie, jalousie, alcoolisme…) : le but des naturalistes : explorer la « bête humaine »
- les mutations du monde moderne, les mouvements de fond qui affectent la société
- la transformation de la société en une masse anonyme par la mécanisation et l’industrialisation
- La violence des conflits sociaux qui traversent cette société en pleine mutation
- la description et la compréhension de l’univers nouveaux créé par la Révolution industrielle
+ bien sûr, tous les thèmes du Réalisme (voir mon article sur le sujet)
Les limites du Naturalisme (critique)
Quelque part, par les lois de l’hérédité et du déterminisme (environnemental/social/historique), l’homme est assimilé à un animal – ce qui ne sera pas au goût de tout le monde et constituera l’un des fers de lance des détracteurs du naturalisme.
Ainsi, le déterminisme naturaliste trouvera l’un de ses plus fervents opposants en la personne de Sartre, grand représentant du courant existentialiste (=qui lui est strictement opposé), au XXe siècle :
« Si je soupçonne que les actions futures du héros sont fixées à l’avance par l’hérédité, les influences sociales ou quelque autre mécanisme, mon temps reflue sur moi ; il ne reste plus que moi, moi qui lis, moi qui dure, en face d’un livre immobile. Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu’ils soient libres. » Jean-Paul Sartre, Situations, I, 1947
Les grands auteurs de ce mouvement
- Zola
- Maupassant (Réalisme, Naturalisme, Fantastique)
- Jules Vallès
- Huysmans
- les frères Goncourt, Jules et Edmond qui, par testament, donneront leur nom à un célèbre prix littéraire encore décerné aujourd’hui…
Les autres membres du groupe de Médan, Paul Alexis, Léon Hennique et Henri Céard, sont presque oubliés.
Quelques œuvres :
- Tout le cycle des Rougon-Macquart de Zola (Au Bonheur des dames, La Fortune des Rougon, Germinal, l’Assommoir, la Curée, le Ventre de Paris, Nana, La Bête humaine, L’Argent etc)
- Germinie Lacerteux, les frères Goncourt
- Sœur Philomène, les frères Goncourt
- Thérèse Raquin, Zola
- J’accuse, Zola (engagement sans faille dans l’Affaire Dreyfus), lettre ouverte publiée dans l’Aurore
- Les Sœurs Vatard, Huysmans
- Le Roman expérimental, Zola
- Les Soirées de Médan, recueil collectif (un ensemble de nouvelles sur la guerre de 1870, signées par Emile Zola, Paul Alexis, Joris-Karl Huysmans, Henry Céard, Guy de Maupassant et Léon Hennique, et qui apparaît alors aux yeux de l’opinion publique comme le manifeste d’une jeune génération d’écrivains, en 1880).
Conclusion
Avec le Naturalisme (1870-1890 environ), on est à la fois très loin des excès de lyrisme romantiques, mais aussi des conceptions de l’art pour l’art du Parnasse et, bien sûr du Symbolisme, qui sont en vogue à la même époque. Ce mouvement sera relativement éphémère, une vingtaine d’années uniquement.
→ En route pour le Fantastique !^^
Texte : (c) Aurélie Depraz
Tableau : Léon Augustin Lhermitte, La Paye des moissonneurs (1888), huile sur toile, 216 × 264 cm, Amsterdam, musée van Gogh.
Source: Wikipedia