Littérature, amour & érotisme

Le Nouveau Roman en bref

Introduction : la déconstruction d’un genre

Au XXe siècle, le surréalisme s’est attaché à déconstruire l’art et la poésie traditionnels. L’absurde s’est attaqué au théâtre et en a démantelé jusqu’aux codes les plus élémentaires. Restait un grand genre littéraire traditionnel à déconstruire dans cette vaste entreprise moderne de déstructuration de la littérature classique : le roman.

Et c’est précisément ce à quoi va s’atteler un groupe d’auteurs également marqués par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale : la critique du modèle littéraire romanesque… et sa réinvention totale.

Le Nouveau Roman naît donc en France comme un mouvement littéraire des années 1942-1970 et regroupant des écrivains décidés à marquer une certaine rupture avec les romanciers traditionnels et leurs canons esthétiques, donnant ainsi naissance à une refonte totale du genre romanesque. « Les formes romanesques doivent évoluer pour rester vivantes », écrit Alain Robbe-Grillet en 1963 dans son essai Pour un nouveau roman.

Une opposition farouche aux conventions du roman traditionnel

En réalité, il n’exista pas d’école ou de « mouvement du Nouveau Roman » à proprement parler, au sens où le Nouveau Roman se veut recherche, exploration, innovation, et non école, théorie et corpus de lois nouvelles. Polymorphe, il se veut libre, novateur, se vit et se voit comme un travail continu, et se manifeste différemment chez chaque auteur. Les auteurs de l’époque n’entendent point imposer de nouvelles lois : pour eux, le roman est une entreprise libre, quasiment impossible à définir, et l’erreur consiste précisément à croire que les règles du genre ont été définies dans le passé, par exemple à l’ère balzacienne.

On regroupe donc sous l’expression « Nouveau Roman » des œuvres publiées en France à partir des années 1940 et qui ont eu en commun un refus des critères considérés jusqu’alors comme constitutifs du genre romanesque, notamment :

  • Le personnage, qui offrait une rassurante illusion d’identité (il devient dénué de toute apparence physique, de toute personnalité, de toute consistance psychologique, parfois même de toute forme d’identité tangible – son patronyme peut se réduire à une simple initiale)
  • La chronologie : la temporalité se retrouve disloquée, sans souci d’un ordre chronologique ; analepses – retours en arrière, équivalents des flashbacks au cinéma –, prolepses – anticipations, projections sur l’avenir –…
  • L’intrigue : l’histoire, qui garantissait la cohérence du récit et lui donnait un but, un fil directeur (le roman, tout à coup, prétend s’en passer)
  • Le thème : les thèmes choisis par le Nouveau Roman sont banals, tirés de la vie quotidienne, de la vie intérieure d’un individu ; comme au théâtre, la focale est braquée sur des objets sans importance…
  • Le langage : comme au théâtre, les difficultés de la communication et de la parole sont mises en valeur
  • L’engagement politique, sociale…
  • Le contenu : toujours le même dans le roman traditionnel : les sentiments, le cœur humain etc.
  • La forme
  • L’action : elle se retrouve soudain limitée à des événements anodins
  • L’illusion du vrai, la vraisemblance, le réalisme (dont on ne se sent plus obligé de s’encombrer)

L’exploration des « flux de la conscience »

Ainsi, à la tradition réaliste du roman (âge d’or du genre romanesque en France : XIXe siècle), qui reposait plutôt sur les conventions du récit, les « nouveaux romanciers » opposent une autre forme de réalisme, celui qui suggère le déroulement de la conscience avec ses opacités, ses ruptures temporelles, ses hésitations et son apparente incohérence. Doublant souvent leur production romanesque de manifestes ou d’analyses théoriques, les auteurs du Nouveau Roman prétendent donner aussi une nouvelle noblesse au genre en faisant prédominer ses aspects formels ; suivant la formule de Jean Ricardou, le roman devait être moins « l’écriture d’une aventure que l’aventure d’une écriture ».

De fait, ces nouveaux romanciers s’ingénient à inscrire au sein de la fiction les problèmes de l’écriture, au point que leurs œuvres sont parfois plus contaminées qu’enrichies par leur projet critique, leurs considérations esthétiques, leurs réflexions théoriques sur le genre romanesque…

Citation de Georges Raillard, présentant un roman de Butor paru en 1956 : « Œuvre didactique, L’Emploi du temps est, néanmoins, un roman » ; un propos valable pour bien des romans nouveaux. Par ailleurs, en émaillant le récit de Dans le labyrinthe de « non » qui signalent les pistes auxquelles a renoncé le narrateur, Robbe-Grillet semble enseigner au lecteur (au cas où celui-ci l’aurait ignoré) que l’histoire n’obéit pas à une réalité préexistante, mais à une succession de choix de l’écrivain.

En ce sens, le Nouveau Roman est une fiction de l’intime qui vise l’exploration des flux de conscience, non pas à la manière de quelque journal ou confession, mais via une intrigue subordonnée tout entière à la conscience parcellaire du sujet (le personnage-narrateur). En cela, il poursuit et pousse à outrance l’expérience de certains romanciers du XIXe siècle comme Flaubert et Balzac qui, déjà, par l’utilisation du discours indirect libre, avaient tenté de saisir la conscience dans ce qu’elle a de plus secret et de moins contrôlé, et jusque dans ses méandres les plus sinueux.

La subjectivité est donc primordiale dans ce roman et, tandis que certaines œuvres adoptent la focalisation externe pour se limiter à la stricte apparence des êtres et des choses à la manière d’une caméra qui balaierait ses sujets, d’autres adoptent une focalisation interne pour mieux retranscrire les errements de la conscience…

Une nouveauté « relative »

En fait, les « nouveaux romanciers » mettent en pratique des solutions littéraires qui ont déjà été testées par leurs prédécesseurs :

  • À rebours de Joris-Karl Huysmans avait, soixante-dix ans auparavant, prouvé que l’intrigue n’est pas nécessaire dans le roman ;
  • Le Procès de Franz Kafka avait, lui, montré que la méthode classique de caractérisation du personnage est accessoire (chez lui, le personnage devient un être anonyme, sans héritage, sans parents, sans profession, sans nom de famille, sans prénom, sans caractère, un personnage anonyme, désigné par de simples initiales) ;
  • James Joyce, lui, s’était débarrassé du fil conducteur du récit, ce que feront d’ailleurs également les auteurs du théâtre de l’absurde ;
  • Raymond Queneau avait organisé Le Chiendent en un nombre de chapitres soustrait au hasard et suivant une forme cyclique…
  • Les Faux-Monnayeurs de Gide racontaient l’aventure d’une écriture
  • Céline, quant à lui, innove considérablement en matière de rythme

En fait, comme l’écrit Robbe-Grillet lui-même, « Flaubert a écrit le nouveau roman de 1860 et Proust a écrit celui de 1910 » : tout roman est toujours nouveau, au sens où le respect absolu des règles déjà établies est pour ainsi dire impossible, et que chaque œuvre, en conséquence, aura tendance à constituer son propre corpus de lois de fonctionnement, dans un éternel renouveau.

Si les « néoromanciers » ne constituent donc pas, à proprement parler, une avant-garde littéraire, ils poussent en revanche sciemment et systématiquement la déconstruction romanesque entamée par leurs aînés dans un passé récent. Chacun de leurs livres se veut novateur et devient le lieu d’une expérimentation inédite sur l’écriture, dans une véritable démultiplication des voies de recherche individuelles (d’où une grande variété des œuvres).

Quelques caractéristiques d’écriture :

  • Des descriptions froides, neutres, objectives et précises
  • Une chronologie déconstruite, trouée par les jeux de la mémoire (analepses, prolepses, souvenirs, réminiscences, superpositions…)
  • Les mises en série, la répétition et la variation des mêmes scènes
  • La présence entêtante et obsessionnelle des objets
  • L’importance des lieux
  • Les errances et les digressions internes, l’analyse des flux de conscience, des cheminements de la pensée
  • Les réflexions sur l’écriture : dire la difficulté d’écrire
  • Les personnages anonymes et impersonnels
  • Les monologues intérieurs

Un mouvement spécifiquement français

Ce mouvement de rejet, très français, s’explique par le riche et glorieux passé de la littérature française en matière de romans. C’est parce que la tradition du roman français était si riche, si réputée pour ses vertus de clarté et pour la priorité qu’elle accordait à la psychologie (notamment au XIXe siècle, mais déjà chez Mme de La Fayette) que ce besoin d’opposition et de déconstruction se fera autant ressentir et qu’on choisira de rompre les amarres avec bruit.

Quelques citations

« Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n’a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l’avait placé le XIXe siècle. […] Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. »

Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, 1963

 « Croire que le romancier a « quelque chose à dire », et qu’il cherche ensuite comment le dire, représente le plus grave des contre-sens. Car c’est précisément ce « comment », cette manière de dire, qui constitue son projet d’écrivain, projet obscur entre tous, et qui sera plus tard le contenu douteux de son livre ».

Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, 1963

« Chaque romancier, chaque roman doit inventer sa propre forme. Aucune recette ne peut remplacer cette réflexion continuelle. Le livre crée pour lui ses propres règles. Encore le mouvement de l’écriture doit-il souvent conduire à les mettre en péril, en échec peut-être, et à les faire éclater ».

Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, 1963

« Une nouvelle forme paraîtra toujours plus ou moins une absence de forme » (du moins, à ses débuts)

Robbe-Grillet

« Le nouveau-né balbutiant sera toujours considéré comme un monstre, même par ceux que l’expérience passionne. »

Robbe-Grillet

« Jusqu’ici, les romanciers se sont contentés de parodier le monde. Il s’agit maintenant de l’inventer »

Aragon (surréaliste), Blanche ou l’oubli

Conclusion

Repoussant les conventions du roman traditionnel tel qu’il s’était imposé depuis le XVIIIe siècle et épanoui avec Balzac, Stendhal, Hugo, Flaubert ou encore Zola, le Nouveau Roman se veut un art conscient de lui-même, qui fait éclater les codes et procède à une refonte complète du genre romanesque. L’intrigue et le personnage, qui étaient vus auparavant comme la base de toute fiction, s’estompent au second plan, avec des orientations différentes pour chaque auteur, voire pour chaque livre et, parfois, des impasses. Seul engagement que comptent conserver les romanciers français des années 50, 60 et 70 : la littérature.

De même que la peinture non figurative est encore de la peinture, une écriture qui ne renvoie pas au réel est encore de l’écriture ; mais, par les impasses où ils ont parfois abouti, les théoriciens et autres auteurs du nouveau roman ont prouvé que, dût-il pour demeurer fidèle à sa mission être renouvelé dans ses techniques, le roman perdrait son nom à ne plus être un simulacre du réel.

Auteurs

Claude Simon, Nathalie Sarraute, Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Butor

Quelques œuvres :

  • Pour un Nouveau Roman, Robbe-Grillet
  • L’Ere du soupçon, Nathalie Sarraute
  • Essais sur le roman, Butor
  • Les gommes, Robbe-Grillet
  • La Modification, Butor
  • Le planétarium, Sarraute
  • L’Emploi du temps, Butor
  • La Jalousie, Robbe-Grillet
  • Tropismes, Sarraute
  • Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras
  • La Route des Flandres, Claude Simon

Texte : (c) Aurélie Depraz
Illustration : source ici

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