Introduction
Après la révolution de 1848, qui sonne le glas des dernières illusions romantiques en matière de politique, les écrivains renoncent définitivement à concilier monde idéal et monde réel. Certains abandonnent donc les grands idéaux, les passions exaltées, les grands espoirs, et choisissent la voie du réalisme, puis du naturalisme. D’autres, déçus par le matérialisme outrancier, le scientisme et le positivisme qui se développent sous le Second Empire (nous sommes en pleine Révolution Industrielle, rappelons-le), se réfugient dans l’idéal, le rêve et l’onirisme, déjà fort présents chez les romantiques, et jugés seuls capables de permettre au poète de s’évader de la laideur du monde moderne et d’évoluer dans un monde où la conscience peut vivre en parfaite harmonie avec l’univers : ils fonderont la mouvance symboliste.
Opposés au réalisme, au naturalisme, au Parnasse, et bien sûr aux règles classiques et au positivisme ambiant, les symbolistes s’intéressent tout particulièrement à la poésie.
Au cœur du Symbolisme : le thème des correspondances
Mouvement de la toute fin du XIXe siècle et du tout début du XXe siècle (jusqu’à la Première Guerre Mondiale), le symbolisme, qui s’inspire fortement de la théorie baudelairienne des correspondances, refuse donc de réduire le monde à une réalité immédiate et compréhensible ; en ce sens, il s’oppose farouchement au réalisme et au naturalisme qui se contentent d’en rester aux apparences, à la matière brute, au monde palpable et visible.
En effet, pour les symbolistes, une autre réalité existe, par-delà le monde physique, auquel chaque élément du monde concret ne fait que renvoyer, tel un reflet, par un jeu infini de correspondances. Le monde ne saurait se résumer à la matière, aux phénomènes physiques et à une apparence concrète réductible à la connaissance rationnelle ; il est aussi fait d’idées et de vérités inaccessibles au raisonnement logique, auxquelles seuls les symboles recelés par les représentations qu’en fait le monde réel, donnent accès. Et seul le poète est capable de déchiffrer le mystère du monde.
Ainsi, le but du symbolisme est de révéler l’invisible derrière le visible, l’inconnu derrière le connu, de donner à sentir ce mystérieux dédoublement du monde, d’établir la correspondance entre l’Idée et l’image (= la métaphore, l’objet, le signe, le symbole) chargée de l’exprimée, de la retranscrire dans le monde réel et auprès du commun des mortels. Mouvement foncièrement étranger à tout rationalisme et à tout réalisme, le symbolisme se propose de donner à voir ce que nul autre auparavant n’a perçu ou approché : l’expérience de la voyance. Et le poète, bien sûr, est seul à être doté d’une telle faculté.
Les poètes se considèrent en effet comme seuls aptes à atteindre, grâce au langage, cette réalité supérieure, le monde caché derrière les apparences du monde visible : ils se veulent « voyants » (Rimbaud) : « Je me ferai Voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Les symbolistes, après Baudelaire, cherchent à déchiffrer le monde comme on déchiffre des symboles.
Dès lors, il s’agit pour l’artiste, par un effort de tous ses sens, de transcender la réalité et de découvrir un monde plus vrai que celui dans lequel nous vivons, de pénétrer dans le monde de l’étrange, d’en révéler les mystères cachés, de révéler par la poésie une idée du monde plus mystérieuse et plus profonde que le réel sensible.
Ainsi, le poète cherche à saisir le sens de la vie intérieure profonde, du mystère derrière les apparences et du sens à travers les correspondances. Il se donne pour mission de suggérer l’existence d’un univers supérieur et invisible dont le monde réel n’est que le reflet. A cette fin, il doit établir et recréer les correspondances, connexions, les liens, les échos, les renvois, les analogies qui existent entre le monde réel et un monde caché. Ce sont ces signes, ces symboles, ces représentations, ces rappels qui permettent de récréer les liens, les passerelles, les correspondances entre le monde réel concret et ce monde plus subtil. Leur but est de suggérer ce monde parallèle par la puissance évocatrice du poème, le jeu des associations d’idées et des connotations, le tissage de liens inattendus et invisibles aux yeux des autres entre les choses et les êtres, de déchiffrer les symboles de ce monde-miroir qu’est le monde sensible, et de suggérer un autre univers, mystérieux et invisible, derrière les apparences. Pour cela, le poète usera et abusera de la métaphore, des allégories, des analogies, des métonymies, des symboles, d’un vocabulaire riche et précieux…
Déjà en 1857, Baudelaire écrivait, dans son poème précisément intitulé « Correspondances » (Les Fleurs du Mal) :
« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers. »
Une poésie hautement individualiste
On s’en doute : le symbolisme se caractérise par un individualisme farouche, en tant que pleine expression d’une subjectivité et d’autant de visions du monde purement personnelles. On revendique pleinement sa singularité et la poésie se doit de refléter les états d’âmes de chacun, d’exalter la solitude et la sensibilité et l’artiste et de traduire les correspondances qui existent entre eux-mêmes, leurs sens, l’art et la nature.
Le Symbolisme : suggérer et non montrer
Le but des symbolistes n’est pas foncièrement de « montrer », de « nommer », de « faire voir » ce monde invisible au commun des mortels ; il est davantage de suggérer, d’évoquer, de connoter, en l’habillant de formes sensibles (par le biais d’allégories, par exemple).
« Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. » Stéphane Mallarmé, Réponse à une enquête de J. Huret.
On cherche donc plus à suggérer qu’à représenter ; la poésie se veut allusive plutôt que descriptive ou explicative. On préfère, de très loin, la musicalité suggestive au plat réalisme des descriptions, la fugacité, le changement et l’éphémère à la permanence, l’ambivalence à l’identité précise, la nuance au tranché. Et les mots sont choisis pour ce qu’ils suggèrent, pas pour ce qu’ils signifient – d’où une écriture travaillée jusqu’à, parfois, l’hermétisme… afin de reproduire dans le texte l’harmonie de la musique.
La fusion des sens
Un idéal de synthèse et de fusion des sens (synesthésie) imprègne le symbolisme tout entier : cette expérience subjective dans laquelle des perceptions relevant d’une modalité sensorielle sont accompagnées de sensations relevant d’une autre. Ainsi, une odeur nous rappelle une personne ou un lieu, une sensation un souvenir, un son une image… Ces liens subtils et ces correspondances entre les parfums et les couleurs, les couleurs et les sons, les parfums et les sons, les parfums et les images… sont vécus comme autant de vecteurs permettant au poète d’accéder à ce monde idéal. Sons, couleurs, visions participent d’une même intuition qui fait du poète un visionnaire, un voyant, une sorte de mage.
« J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens » in « Alchimie du Verbe », Une Saison en Enfer, Rimbaud.
Une totale liberté de création
Du romantisme, les symbolistes gardent le rejet des règles classiques, de la contrainte, et l’idée que l’artiste doit pouvoir rechercher en toute liberté la beauté et le vrai sans se soucier d’une quelconque morale, de la tradition, de règles ou de l’autorité.
Ennemis de la régularité, ces poètes inventent de nouvelles formes de vers et de poèmes (le vers impair, le vers libre, le poème en prose, la prose rythmée, la prose versifiée, « l’alexandrin à arrêt multiple et mobile » de Moréas). On a donc un mouvement libre, riche de nombreuses innovations. Apollinaire ira même jusqu’à remettre en cause tous les acquis et toutes les règles classiques en matière de poésie jusqu’à supprimer toute ponctuation, toute régularité entre les vers. La rime, à l’occasion, disparaît, elle aussi, parfois au profit de simples assonances. Vers longs (plus de douze syllabes), enjambements, rejets, contre-rejets, rien n’est interdit : on revendique une pleine liberté quant à la syntaxe et à la versification, et l’on explore toutes les ressources du langage, afin que l’imagination puisse être totalement débridée.
C’est véritablement à partir des symbolistes que le vers français devient libre.
La recherche de la musicalité
Pour exercer ce pouvoir évocateur et subjectif sur l’imaginaire du lecteur le poète utilise beaucoup de sonorités, de métaphores, de hardiesses lexicales, syntaxiques et métriques, de flous, de rythmes et de jeux entre l’ombre et la lumière, il se veut musical et harmonieux. Il vise par-dessus tout la musicalité et la légèreté du vers, d’où la présence de nombreuses suggestions sonores, d’allitérations et d’assonances, l’importance de l’harmonie mélodieuse, des nuances… La matière auditive des mots, ses consonances, sa mélodie, revêtent bien souvent plus d’importance que le signifié lui-même.
C’est ce que nous rappelle Verlaine dans ces vers de son poème « Art poétique », du recueil Jadis et Naguère (l’un des manifestes du symbolisme).
« De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. »
Et :
« De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée »
Le culte de la beauté
Le poète, en se dévouant totalement à la beauté, cherche à se libérer du vulgaire et du commun. Il recherche la vérité supérieure au prix d’une véritable quête, d’une marche quasi mystique vers un autre monde, et l’exigence de la beauté est un moyen pour lui d’accéder aux sens cachés et aux mystères du monde et de les exprimer. Comme les Parnassiens, les symbolistes sont des esthètes qui aiment les mots rares et les métaphores raffinées. Tout comme eux également, ils refusent à la poésie toute vocation politique ou didactique.
L’importance du rêve
Après le romantique et avant le surréaliste, le poète symboliste entre volontiers dans le domaine du subconscient, de l’impulsion, de l’âme et du rêve. Par le pouvoir suggestif des mots, les connotations, les associations d’idées et les sonorités, il cherche à susciter la rêverie et l’imagination. Il refuse l’idée que la vie ne puisse être appréhendée que d’une manière purement scientifique, médicale, chirurgicale (vs le naturalisme). Le monde, quoique de mieux en mieux expliqué par la science, gardera à jamais une part de mystère, d’insaisissable.
Le rêve permet d’acquérir de nouvelles connaissances, de rapporter du monde des songes des visions inconnues, de changer la vie… Les surréalistes, après eux, feront de cette conception du rêve comme moyen créatif et cognitif une utilisation systématique.
« J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »
in « Alchimie du Verbe », Une Saison en Enfer, Rimbaud
Les grands thèmes du symbolisme
- Les angoisses du moi
- La décadence
- La mort
- La fin du siècle
- La femme
- Le crépuscule
- Le mysticisme
- La foi, le sentiment religieux
- La présence du blanc, de la neige, du brouillard, de la page vierge, d’espaces blancs entre les strophes…
- La solitude et le silence du poète
- La reconstitution ou création d’un paysage fluide et mystérieux, censé incarner un état d’âme
Vers l’hermétisme
Fortement intellectuelle (et non instinctive, comme on pourrait le croire), la poésie symboliste, travaillée à l’excès, va parfois jusqu’à l’hermétisme, notamment avec Mallarmé. Mystérieux, peuplé de symboles, son langage à la syntaxe complexe est et se veut énigmatique.
Résultat : une poésie repliée sur elle-même, un manque (délibéré) de clarté : on veut créer une poésie qui ne se comprend pas, mais qui se sent, qui se vit. Car le symbolisme se veut art de l’impression, de la nuance et de la sensation, pas de la raison ! La poésie symboliste n’a pas pour vocation d’être comprise, mais d’être sentie et vécue (primauté de la sonorité, des connotations et des rappels sur le sens).
« Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit. Le vers ne doit donc pas, là, se composer de mots, mais d’intentions ».
Mallarmé, in Poésies complètes
En outre, un souci de rigueur conduit bientôt la poésie symboliste vers la recherche d’un langage inédit et la volonté de s’élever au-dessus des masses (ce qui la distinguera le mieux du romantisme). Convaincu que la poésie se mérite, Mallarmé exige du lecteur un effort de déchiffrement, refuse les mots d’ordre qui mobilisent les foules, voue un véritable culte au mot rare et à la syntaxe disloquée.
Conclusion
En résumé, la réalité qui nous entoure n’est que le symbole évocatoire et le reflet d’une réalité suprême, d’un monde sopra-sensible caché derrière les apparences du monde sensible.
Et si le monde visible n’est que la représentation, le reflet, l’écho d’un autre monde, invisible et inconnu, plus pur et plus vrai, seul le poète a la capacité de comprendre ce monde inconnu en interprétant ses signes et ses symboles présents dans le monde « réel », palpable, tangible. Seul capable de déchiffrer ces symboles que le commun des mortels n’est pas capable de saisir, le poète se fait voyant, et son art devient musique, suggestion, nuance, impression, sorcellerie évocatoire. Une poésie fluide, incantatoire, musicale, mystérieuse, sensorielle, rêveuse et spirituelle, proche, somme toute, du mouvement impressionniste, en peinture, qui se base exactement sur les mêmes principes…
Mouvement mystique, fantastique, onirique, romantique et allégorique, le symbolisme croit au « secret », au « sacré », en l’existence d’une puissance supérieure au monde « réel » (=réaliste et sensible) ; il se veut spirituel et profond. Le poète se fait mage, guide spirituel et inspiré dont la fonction est d’indiquer le chemin d’une véritable morale, de dévoiler ce qui relève d’un autre ordre (l’absent, l’intangible, le surnaturel, l’invisible, l’impalpable) et de faire des objets des corps de médiation vers d’autres beautés et autant de secrets et de sens cachés.
En 1891, dans la revue Mercure de France, George-Albert Aurier donne ainsi un résumé pertinent du symbolisme : « L’œuvre d’art devra être premièrement idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de l’idée, deuxièmement symboliste puisqu’elle exprimera cette idée en forme, troisièmement synthétique puisqu’elle écrira ses formes, ses signes selon un mode de compréhension général, quatrièmement subjective puisque l’objet n’y sera jamais considéré en tant qu’objet mais en tant que signe perçu par le sujet, cinquièmement l’œuvre d’art devra être décorative ».
Le symbolisme se répandra rapidement à travers l’Europe ; en Italie, il prendra le nom de decadentismo (on retrouvera d’ailleurs les termes de « décadence » et de « poètes décadents » aussi en France), et donnera naissance aux mouvements des crepuscolari, des ermici et des futuristi.
Au XXe siècle, il enfantera le dadaïsme et le surréalisme.
Grands auteurs
Baudelaire, Nerval, Lautréamont, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Laforgue, Jean Moréas
Artistes
Peinture : Gustave Moreau (+ un lien très clair avec l’école impressionniste), Pierre Puvis de Chavannes, Odile Redon, Gustav Klimt, Ferdinand Hodler
Musique : Debussy
Sculpture : Rodin
Quelques œuvres :
- Sagesse, Verlaine
- Poésies, Mallarmé
- Complaintes, Laforgue
- Petits poèmes en prose, Baudelaire
- Certains poèmes du recueil Les Fleurs du Mal, Baudelaire
- A rebours, Huysmans
- Illuminations, Rimbaud
- Fêtes galantes, Verlaine
- Romances sans paroles, Verlaine
- La Bonne Chanson, Verlaine
- Derniers vers, Laforgue
- Les Complaintes, Laforgue
- Les Poètes Maudits, Verlaine
- L’Après-midi d’un faune, Mallarmé
- Poésies complètes, Mallarmé
- Poèmes saturniens, Verlaine
- Jadis et Naguère, Verlaine
Théâtre : Pelléas et Mélisande, Maurice Maeterlinck + Tête d’Or de Paul Claudel
Texte: (c) Aurélie Depraz
Illustration article : Le Baiser, Gustav Klimt
Source : https://www.guide-artistique.com/artistes/gustav-klimt/le-baiser.html