Littérature, amour & érotisme

De l’eau de rose au mommy porn ; la romance, jamais assez bien ?

Du « cucul la praline » à la « pornographie féminine », du « kitsch » au « sentimentalisme fleur bleue de bas étage », depuis bien des années (pour ne pas dire des décennies), la romance s’en prend plein la face. Qu’elle soit historique ou paranormale, policière ou contemporaine, longue ou courte, érotique ou chaste, la romance semble ne jamais être « assez bien » aux yeux de la critique et de toute-puissante prétendue « l’opinion publique ».

Mais au fond, quel est le problème ?

Quand on se concentre sur ces étiquettes (« littérature à l’eau de rose », « cucul », « gnangnan », « mièvre », « de ménagère/midinette », « mommy porn »…), on remarque que ce ne sont pas (uniquement) la forme, le style, le niveau littéraire qui sont visés (puisqu’on trouve de tout, du chef-d’œuvre au torchon – comme dans les autres genres, du reste, et comme dans la sacro-sainte « littérature générale » aussi dite « littérature blanche »), mais aussi et surtout le fond : le fait, notamment, qu’on parle, dans cette littérature, principalement d’amour (et de désir). Et, peut-être aussi, que cette littérature soit écrite par des femmes… pour des femmes.

Alors, quoi ? Est-ce le fait que l’on puisse associer femmes et sexualité qui dérange encore, en 2021 ? Est-ce que, à l’époque où ça ne choque plus personne qu’un homme, dès l’adolescence, puisse regarder des films pornographiques, cela dérange encore l’opinion bienpensante qu’une femme, jeune ou moins jeune, se livre à des lectures allant du romantisme le plus tendre à l’érotisme le plus hard ? Un homme qui consomme régulièrement ou ponctuellement de la pornographie, ça ne dérange personne. Ça n’est même pas digne d’être mentionné ; c’est banal, commun, normal, on ne hausse pas même un sourcil. Mais une femme qui lit de la littérature amoureuse, ça fait rire sous cape ; ça provoque les railleries, les remarques goguenardes, le dédain, les lippes méprisantes (y compris, bien souvent, de la part d’autres femmes, soit qui méprisent réellement la romance – une aversion profonde qui mériterait d’être étudiée et comprise… – soit, qui le prétendent en public… pour mieux craquer sous cape pour des romans d’amour une fois seules – ça arrive bien plus souvent qu’on ne le croit, si, si !).

Alors, la raison ? Un vieux reste de misogynie latent ? Autre chose ?

Bien sûr, le sexe tel qu’il est présenté dans les romans d’amour actuels est (et encore, pas toujours !) idéalisé : certes, il enjolive bien souvent la réalité ; évidemment, il ne reflète (en général) que la phase passionnelle ; oui, il est présenté sous son meilleur jour ; de toute évidence, il n’illustre pas la sexualité routinière d’une relation au long cours et se concentre sur les prémisses de la relation amoureuse et les instants les plus intenses (premiers mois/émois).

Et alors ? Dans le porno, est-ce différent ? Les rapports sexuels y sont-ils dépeints de façon réaliste ? Ai-je loupé quelque chose ? Y propose-t-on une peinture fidèle, vraisemblable et authentique des rapports intimes ? Des performances de monsieur ? Du corps de madame ?

Bien sûr que non : là aussi, on insiste sur ce qui inspire, ce qui fait rêver, ce qui fait fantasmer, ce qui stimule l’imaginaire, ce qui excite, etc.

Alors, qu’y a-t-il de si méprisable dans la romance, où s’associent passions et sentiments, sexualité et amour ? La vie sexuelle des hommes et des femmes y est-elle présentée d’une façon plus ridicule, plus risible que dans les visuels pornographiques… ou dans toutes les scènes érotiques des films hollywoodiens en général (puisqu’aujourd’hui, on glisse de l’érotisme un peu partout ?)

Ou bien est-ce simplement le fait qu’une femme parle de sexe (en s’adressant essentiellement à d’autres femmes) qui dérange la bonne société, encore à notre époque ?

A noter, comme je l’ai déjà précisé dans un autre article (intitulé « Le procès de la romance »), qu’à une époque où les femmes parlaient, non pas même de sexe, mais tout simplement d’amour (un amour chaste, platonique, idéalisé, tendre, éthéré et quasi-spirituel), on leur a également refusé tout crédit ainsi que le droit d’être prises au sérieux, au point que Molière a traité ces « Précieuses » de « ridicules » et les a privées pour des siècles de toute crédibilité (cf. mon article sur la Préciosité du XVIIe s.).

Les poètes romantiques du XIXe s., en revanche, jouissent encore aujourd’hui d’un indéniable prestige. Leurs noms ? Baudelaire, Hugo, Musset, de Vigny, Lamartine… majoritairement des hommes, évidemment. Même ceux qui ont parlé longuement d’amour (y compris de façon parfois assez crue – voir mon article : « L’érotisme dans la littérature ») n’ont jamais vraiment été inquiétés par les moqueries (par la censure, oui, mais par par la raillerie). Les grands poètes de la Pléiade, quant à eux (eux qui contaient fleurette à qui mieux mieux à l’élue de leur cœur à coups de sonnets et de rondeaux) n’ont pas à s’en faire non plus : on les étudie même au lycée. Ronsard et Du Bellay ont donc encore de beaux jours devant eux. Quant aux auteurs de polars incorporant de l’érotisme à leurs intrigues policières, jamais personne ne les moque pour ces scènes audacieuses, ce me semble.

Alors, où est le malaise ?

Je ne suis pas spécialement féministe et ne me suis jamais sentie « diminuée » ou reléguée à un rang inférieur en tant que femme. J’ai eu la chance de naître en 1987, en France, dans un milieu plutôt favorisé et n’ai jamais souffert, à titre personnel, d’une discrimination quelconque (du moins n’en ai-je jamais eu l’impression). Et pourtant, quand je lis certains témoignages, quand je vois certaines réactions, quand je découvre certains commentaires, quand j’analyse certaines attitudes, certains malaises, certaines remarques… je ne peux que me poser la question : qu’est-ce qui justifie un tel déchaînement d’aversion, aussi spontané qu’automatique, comme un véritable mécanisme de défense de la part des plus féroces détracteurs de la romance… et même chez ceux qui n’y connaissent strictement rien ? Qu’est-ce qui, au fond, suscite un tel mépris (de la part de personnes qui, dans 9 cas sur 10, n’ont jamais lu la moindre romance de leur vie, soulignons-le, et donc ne savent absolument pas de quoi elles parlent) ?

J’aimerais comprendre. Car il est clair que, sans être portés aux nues, il est d’autres genres (le polar, la fantasy, le roman d’aventure, l’horreur, le fantastique…) qui, sans avoir droit à une belle place sur le podium de la « littérature reconnue » par l’élite, ne s’en prennent certes pas autant dans la face que la littérature sentimentale… Pourtant, en termes de qualité, on y trouve de tout, comme dans n’importe quelle littérature de genre, non ? Et comme, d’ailleurs, dans la littérature en général. Même une œuvre « hors-classe », donc de littérature dite « blanche », peut être… un véritable navet. J’en ai lu.

D’aucuns avanceront alors que c’est le nombre incommensurable de « nullités » que l’on trouve dans le genre qui discrédite l’ensemble. Certes, il y en a beaucoup (j’en ai lu aussi). Mais y en a-t-il vraiment, statistiquement, ou proportionnellement, plus que dans les autres genres ? Rappelons qu’il s’agit là (et de très loin) du genre le plus lu, le plus écrit, le plus publié et le plus consommé dans le monde – bref, le plus populaire. Il est dès lors normal, me semble-t-il, qu’il y ait dans le lot de très, très nombreux romans de basse qualité. Mais, une fois encore, y en a-t-il proportionnellement davantage que dans les autres genres ? Voilà qui est moins sûr. J’ai lu de très mauvaises romances, comme j’ai lu de très mauvais romans de littérature générale (à mon sens, sans le moindre intérêt : ni spécialement drôles, ni spécialement poignants, ni spécialement bien ficelés, ni… bref). Idem au cinéma : on peut friser l’excellence ou a contrario le fiasco complet en pratiquant exactement le même genre. On peut donner du « Cinquante Nuances de Gris » à l’écran (horriblement mal joué, à mon sens) et tout un tas de petites comédies romantiques de faible qualité, autant que du « Pretty Woman », du « Coup de foudre à Notting Hill » ou du « Sabrina »… Et, dans tous les cas, il s’agit bien de romances ! Qui oserait dire que ces trois derniers titres n’ont pas été de grands succès et des productions de haute qualité ?

Pourtant, nous parlons bien de romances, dans la plus pure tradition du terme : le mythe du milliardaire qui s’éprend de la fille des rues (#Cendrillon) pour « Pretty Woman » et « Sabrina » (prostituée pour l’une, fille du chauffeur pour l’autre), cliché d’un amour entre une star et un homme « ordinaire » dans « Notting Hill »… Au-delà des classiques comédies romantiques à la Meg Ryan ou à la Sandra Bullock (si souvent prises pour exemples à railler, alors qu’il y a de si jolies choses, soit dit en passant), la romance a, elle aussi, connu ses grandes heures au cinéma, avec des titres de qualité reconnus internationalement ! Et avec happy ends à l’appui, encore !

Ainsi, quand bien même il y aurait proportionnellement davantage de romans mal écrits dans le genre de la romance (effet de masse, de volume ? appel du genre, volonté d’une multitude d’auteurs en herbe de s’y essayer ? plus haute tolérance pour la médiocrité de la part des grands éditeurs du genre type Harlequin ? que sais-je…), pourquoi un tel acharnement à vouloir discréditer le genre dans son ensemble ? Pourquoi de telles réactions, pourquoi un tel mépris, une telle tendance à railler le genre dans son intégralité et à refuser par principe qu’il puisse y avoir des productions de haute qualité dans le genre sentimental ?

Sincèrement, et tout préjugé mis à part, si l’on y réfléchit bien, n’y a-t-il pas là finalement un malaise social profond teinté d’un vieux reste de machisme et de misogynie bien ancré ? Quand on pense qu’il a fallu attendre Marguerite Yourcenar (et 1980, tout de même !!!) pour qu’une femme soit admise à l’Académie Française (contre les convictions intimes d’une large majorité, précisons-le) et que dans l’anthologie de la littéraire du XXe siècle publiée chez Larousse en 1994 ne figurent que quatre femmes (Colette, Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute et Marguerite Duras)… Avouez qu’il y a de quoi s’interroger ! (sur ce sujet, comme sur le mépris masculin pour la littérature « féminine » en général, voir aussi ce très intéressant post sur Facebook)

A moins que… ce ne soit le thème de l’amour en soi, qui pose problème ? A priori non, puisqu’il ne gêne personne lorsqu’il est abordé sous l’angle de la tragédie. J’écrivais d’ailleurs déjà il y a trois ans un article sur le contraste saisissant qui oppose les histoires d’amour dotées d’une fin heureuse (romances) et celles qui se finissent mal (tragédies, drames). Tandis que les premières, on l’a vu, ont une fâcheuse tendance à être systématiquement dépréciées, les secondes jouissent beaucoup plus aisément de lettres de noblesse gracieusement concédées (cf. la noblesse automatiquement reconnue à des histoires comme « Titanic », « Love Story » ou « Ghost » au cinéma ; Roméo & Juliette au théâtre… etc.)

Soulignons également que, comme mentionné précédemment, le thème de l’amour ne semble pas non plus déranger qui que ce soit quand il naît sous la plume d’auteurs masculins, quelles que soient les époques (romantiques, poètes de la Pléiade, auteurs de littérature érotique aujourd’hui…).

Le malaise provient-il donc bel et bien de la coordination « malheureuse » de trois facteurs, dont l’assemblage est tout bonnement insupportable aux grands éditeurs traditionnels et à l’opinion publique ? Est-ce bien en soi le trio « histoire d’amour + happy end + plume féminine » qui est, in fine, condamné à être systématiquement perdant ? Et lequel de ces 3 facteurs pèse-t-il le plus lourd dans la balance, au point de discréditer d’office l’ensemble, sans qu’aucune autre forme de procès ne soit nécessaire ?

Sans doute ai-je omis quelque paramètre ; quelque donnée à prendre en compte. Et, entre nous soit dit, je l’espère presque. Car de me dire que la romance a encore de rudes jours devant elle, simplement parce qu’elle est écrite par des femmes, pour des femmes (dans la majorité des cas), et qu’elle ose émettre une préférence pour les fins heureuses, me laisse pour le moins… encore perplexe.

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