👉🖋️ NB : Cette anecdote est issue de mon ouvrage Bordeaux et le vin, 2000 ans d’Odyssée. 📚
AliĂ©nor et l’union anglo-gasconne
Il est bien peu de femmes dans l’histoire de France qui aient laissé une empreinte aussi importante que la belle et célèbre Aliénor d’Aquitaine. Tour à tour reine de France, puis d’Angleterre, femme de pouvoir et d’intrigue, l’ambitieuse Aliénor occupe en effet, aux côtés d’Héloïse, d’Anne de Bretagne, de Christine de Pisan, d’Iseut, de Jeanne d’Arc, de Marie de France, de Blanche de Castille et d’Agnès Sorel, une place de choix parmi les (rares) figures féminines de renom du Moyen Âge français.
Romanesque, tumultueuse et semée de péripéties toutes plus hautes en couleur les unes que les autres, sa vie, longue de plus de huit décennies (!) aura marqué non seulement le duché d’Aquitaine, mais aussi le duché de Normandie, le royaume de France et le royaume d’Angleterre, sans compter l’influence que ses nombreux choix politiques, mais également ses descendants (dont son fils, le très célèbre Richard Cœur de Lion) auront sur l’histoire de l’Europe tout entière. À la fois rayonnante et sulfureuse, passionnée et rebelle, séductrice et audacieuse, Aliénor s’est retrouvée au cœur d’innombrables intrigues, légendes, rumeurs et coups d’éclat de toutes sortes qui, près de neuf siècles plus tard, continuent de déchaîner la chronique, les biographes et les historiens.
Née autour de 1122, Aliénor devient, à treize ans, l’héritière de la très puissante Aquitaine et, à ce titre, sans doute le plus beau parti d’Europe. Le duché de son père (vassal du roi de France) couvre alors en effet un territoire absolument immense englobant à la fois la Gascogne, le Poitou, le Limousin et l’Auvergne (soit l’équivalent d’une vingtaine de nos départements actuels), une superficie bien plus vaste que les propriétés du roi de France lui-même (une poignée de provinces réunies autour de l’Île-de-France, de Soissons à Bourges), et son rayonnement économique et culturel surpasse de très loin celui du domaine royal.
Brillante, exaltée, Aliénor grandit dans une cour raffinée où l’amour courtois, né avec son grand-père Guillaume IX de Poitiers (un duc à la fois troubadour, guerrier et poète, aux mœurs excessivement libres, à la réputation sulfureuse et aux écrits licencieux), a droit de cité et où l’on aime les couleurs vives, le bon vin, la bonne chère, la musique, les plaisirs, faire la fête et les étoffes luxueuses.
Ă€ quinze ans, elle succède Ă son père, le duc Guillaume X, qui meurt sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. Inquiet Ă l’idĂ©e de voir sa fille devenir l’objet de toutes sortes de convoitises s’il devait lui arriver malheur, et mĂŞme devoir essuyer des rĂ©bellions en interne, Guillaume a pris soin, avant de partir en pèlerinage, de la placer sous la tutelle du roi de France, Louis VI le Gros qui, sitĂ´t Guillaume disparu, ne rĂ©siste pas Ă la tentation et s’empresse de saisir cette occasion unique de rattacher plus solidement le duchĂ© d’Aquitaine au royaume de France en unissant AliĂ©nor Ă son fils et hĂ©ritier, Louis le Jeune. Certes, AliĂ©nor resterait, en droit, propriĂ©taire toute sa vie de sa dot fabuleuse – le duchĂ© – mais, Ă terme, celui-ci reviendrait aux descendants du couple, et finirait donc par fusionner avec le domaine royal…
Les deux fiancés se rencontrent au moment même du mariage, organisé par l’abbé Suger (de Saint-Denis) et célébré en la cathédrale Saint-André par l’archevêque de Bordeaux Geoffroy du Loroux, en juillet 1137. Mais tout se précipite, car à peine deux semaines plus tard les tourtereaux se retrouvent propulsés à la tête du royaume de France avec la mort subite de Louis VI, qui succombe à la dysenterie. Le jeune couple est sacré en décembre 1137 : Aliénor, duchesse d’Aquitaine, devient reine de France. Elle a quinze ans, Louis tout juste dix-sept. Il est le sixième roi de la dynastie capétienne.
Hélas ! Le jeune couple s’avère bien mal assorti, tant sur le plan physique que sur celui des tempéraments : à l’image de son duché à la fois bigarré, bouillonnant, chaleureux, emphatique, excessif et coloré, Aliénor est fougueuse, impétueuse, intelligente, rebelle, vive et parfois scandaleuse ; elle séduit, elle veut, elle tempête, elle aime badiner, elle est moderne et impulsive. Triste et fade, Louis à côté d’elle fait bien pâle figure, il n’est guère porté sur la chair (passionnée et charnelle, Aliénor se plaindra à moult reprises d’avoir épousé « un moine »), se sent écrasé, jaloux, amoindri, et s’enferme dans des positions butées. Les relations au sein du couple royal se dégradent très rapidement, renforcées en cela par la belle-mère d’Aliénor, Adélaïde de Savoie (qui ne manque pas une occasion de blâmer sa belle-fille pour ses manières et son langage un tantinet trop libres), mais aussi par la question de la venue d’un héritier, qui se fait longtemps attendre (Aliénor ne donnera naissance à une première fille qu’en 1145, soit huit ans après leur mariage, et à une seconde seulement six ans plus tard, en 1151).
En somme, tout sĂ©pare les jeunes Ă©poux et leurs suites respectives, les goĂ»ts, les caractères, les aspirations, et les tensions montent. AliĂ©nor est déçue par Paris (une petite ville austère somme toute assez sale) et, surtout, contrariĂ©e dans sa soif de pouvoir (elle n’a pas voix au chapitre concernant les grandes dĂ©cisions du royaume, qui continuent d’être influencĂ©es par l’abbĂ© Suger, vĂ©ritable ombre tutĂ©laire du jeune roi). PlongĂ©e dans une austĂ©ritĂ© quasi monacale (Louis respecte tous les jours de pĂ©nitence imposĂ©s par l’Église, et ne frĂ©quente donc qu’assez peu le lit de la reine – d’oĂą, sans doute au moins en partie, de si rares grossesses…), elle est profondĂ©ment déçue par son mari, qui ne s’avère certes pas Ă la hauteur de son tempĂ©rament flamboyant. Elle trompe donc son ennui et sa frustration par un mode de vie chatoyant qui apporte fraĂ®cheur et modernitĂ© Ă la cour. RaffinĂ©e, Ă©duquĂ©e, pĂ©tillante, AliĂ©nor apporte une certaine joie de vivre avec elle et se rĂ©fugie dans la mode, la littĂ©rature, la culture, la poĂ©sie libertine et Ă©rotique des troubadours, la couleur des mots et des tissus, toutes sortes de dĂ©penses, des achats au sein des grandes foires de Champagne… Ce qui ne fait que renforcer le cercle vicieux : on lui reproche ses toilettes trop voyantes, son maquillage, ses cheveux lâchĂ©s, ses troubadours, son badinage, sa suite bruyante et turbulente, ses frasques, ses intrigues, et jusqu’à sa beautĂ© un peu trop tape-Ă -l’œil…
L’intermède tumultueux et peu fructueux de la IIe Croisade (1147-1149), Ă laquelle prend part le couple royal, ne viendra que confirmer la profonde mĂ©sentente rĂ©gnant entre Louis et AliĂ©nor. Le bilan global de l’expĂ©dition est un Ă©chec et, entre les deux Ă©poux, le torchon brĂ»le plus que jamais. De fait, l’équipĂ©e n’a Ă©tĂ© qu’une longue sĂ©rie de dissensions, de mauvais choix et de sujets de querelles. N’y voyant que l’occasion de vivre de folles aventures, AliĂ©nor, Ă la plus grande fureur des Ă©vĂŞques, s’est entourĂ©e d’une troupe plus qu’hĂ©tĂ©roclite (dames, suivantes, troubadours, chevaliers, jongleurs…) qui ralentit considĂ©rablement le convoi de croisĂ©s ; une fois sur place, la reine est sĂ©duite par les dĂ©lices de l’Orient et, peut-ĂŞtre, dit la rumeur, par son jeune oncle Raymond de Poitiers, devenu Raymond d’Antioche, qui, Ă trente ans, porte beau et s’avère beaucoup plus sĂ©duisant que Louis VII… Une lĂ©gende noire (mais sans doute mensongère et d’origine politique), qui collera longtemps Ă la peau de la reine, veut alors qu’elle ait eu une liaison avec lui… Quant Ă Louis, furieux et jaloux, il Ă©choue lamentablement dans son siège de Damas. Finalement, le bilan de la croisade s’avère nĂ©gatif, tant sur le plan personnel que militaire. Retour Ă Paris.
La situation ne s’améliore guère et, après quinze ans de mariage, le couple n’a toujours pas d’héritier mâle. On parle séparation, on cherche des prétextes. Finalement, et malgré les tentatives de réconciliation du pape Eugène III et de l’abbé Suger, le couple finit par invoquer l’argument de la consanguinité (l’Église ayant, depuis longtemps, interdit les mariages consanguins aux 4e et 5e degrés) pour obtenir l’annulation du mariage. C’est chose faite en mars 1152. Chacun s’en trouve satisfait, Aliénor retrouve son duché et sa liberté, elle est de nouveau maîtresse d’elle-même (et de nouveau le meilleur parti de France), tandis que Louis se trouve sans nul doute soulagé d’être débarrassé d’une épouse aussi encombrante, pour ne pas dire intenable.
Mais ce que le roi n’avait pas prĂ©vu, c’est le nouveau coup de théâtre que lui inflige son ex-femme deux mois Ă peine après leur divorce : le 18 mai 1152, Ă Poitiers, AliĂ©nor se remarie… et sans mĂŞme lui demander son consentement de suzerain, qui plus est ! Une nouvelle d’autant plus dĂ©sagrĂ©able pour Louis qu’elle scelle l’union de la duchesse d’Aquitaine avec un autre de ses plus puissants vassaux : Henri PlantagenĂŞt, duc de Normandie et comte d’Anjou, du Maine et de Touraine… Ă€ eux deux, Henri et AliĂ©nor possèdent toute la moitiĂ© ouest de la France, des cĂ´tes de Normandie aux PyrĂ©nĂ©es… Une union bien inquiĂ©tante pour le roi des Francs, qui se retrouve de nouveau cantonnĂ© Ă son minuscule domaine royal !
Mais, pour Louis, le pire est encore à venir. Car, non seulement, Aliénor aime follement Henri (de onze ans son cadet, il est fort, séduisant et pourvu d’une abondante crinière rousse) et noue avec lui une relation passionnelle au vu et au su de tous ; mais, en plus (pire scénario entre tous !), à peine deux ans plus tard, faisant valoir les droits de sa mère Mathilde (petite-fille de Guillaume le Conquérant), Henri hérite de la couronne d’Angleterre !
Reine de France encore deux ans plus tĂ´t, AliĂ©nor devient donc souveraine d’Angleterre… Une situation catastrophique pour le roi de France, qui voit deux de ses plus puissants fĂ©aux non seulement s’unir et crĂ©er une vaste et puissante principautĂ© (comble du comble, toutes leurs possessions sont contiguĂ«s, leur permettant de contrĂ´ler tout l’ouest du pays), mais Ă©galement se hisser sur un pied d’égalitĂ© avec lui, en montant sur le trĂ´ne du principal royaume rival de la France !
Et, comme si cela ne suffisait pas Ă son humiliation, il semble qu’avec son jeune et fougueux mari, AliĂ©nor prenne sa revanche sur quinze annĂ©es de frustration. Henri incarne la puissance brute et la rude chevalerie, leurs tempĂ©raments enflammĂ©s se renforcent mutuellement, la passion physique est au rendez-vous, et elle lui donne huit enfants en dix ans, trois filles et cinq fils (dont trois monteront sur le trĂ´ne d’Angleterre…).
Aussi ambitieux l’un que l’autre, Henri et AliĂ©nor se lancent alors dans la crĂ©ation d’un immense empire qui, bientĂ´t, courra de l’Écosse aux PyrĂ©nĂ©es et comprendra non seulement toutes leurs propriĂ©tĂ©s françaises, mais encore l’île d’Irlande Ă l’ouest, le Pays de Galles, la Bretagne…
Le couple est sacrĂ© en l’abbaye de Westminster (selon la tradition depuis le couronnement de Guillaume le ConquĂ©rant en dĂ©cembre 1066 – la cĂ©rĂ©monie se dĂ©roule toujours de la mĂŞme façon depuis maintenant plus de neuf cents ans…) ; il s’installe Ă Londres, alors la plus grande ville du nord de l’Europe. Pendant qu’Henri II tente de pacifier le royaume (les conditions de la succession n’ont pas manquĂ© de provoquer force remous), AliĂ©nor recrĂ©e au sein du palais royal de Westminster la vie de cour qu’elle menait dĂ©jĂ sur le continent : elle fait venir d’Aquitaine non seulement ses plus fidèles troubadours, mais Ă©galement des bateaux chargĂ©s d’épices, de soieries, de fruits exotiques et… de vins capiteux, bien sĂ»r. Très vite, la cour d’Angleterre s’initie au raffinement Ă la gasconne et se convertit au clairet aquitain Ă la fois frais, lĂ©ger, gouleyant et fruitĂ©. Dans la droite lignĂ©e de la maison de Normandie (celle de Guillaume le ConquĂ©rant), chez les PlantagenĂŞts, on parle français Ă la cour et… l’on vit Ă la mode de chez soi.
AliĂ©nor influence les arts de la table, chasse au faucon, fait la fĂŞte et, très complice avec son mari, gouverne avec lui, le remplace quand il est absent, règne Ă ses cĂ´tĂ©s. Le couple impressionne, on dit mari et femme interchangeables, AliĂ©nor règne en son propre nom et Henri lui dĂ©lègue ce dont il ne peut s’occuper. Elle Ă©lève leurs nombreux enfants pendant qu’il parcourt le royaume et impose son autoritĂ©, par les armes quand il le faut (excellent guerrier, Henri fera un formidable travail de pacification et d’unification de ses terres, avant, dĂ©mesurĂ©ment ambitieux, de se lancer Ă la conquĂŞte de nouveaux horizons). Sur l’idĂ©e d’AliĂ©nor, son Ă©poux, en perpĂ©tuel mouvement, entreprend mĂŞme de lĂ©gitimer ses prĂ©tentions sur les Ă®les Britanniques en tant que roi guerrier descendant d’un hĂ©ros brittonique du VIe siècle, le roi Arthur, personnage mi-lĂ©gendaire, mi-historique, qui aurait rĂ©gnĂ© Ă la fin de l’Empire romain Ă la fois sur l’Angleterre et sur une partie de la France (Bretagne)… C’est ainsi avec Henri et AliĂ©nor que l’incroyable lĂ©gende du roi Arthur, d’Excalibur et des chevaliers de la Table ronde prendra son vĂ©ritable essor…
Ce sont, pour eux, les plus belles années de leur vie.
HĂ©las, toutes les bonnes choses ont une fin. Et toutes les relations passionnelles, ce fameux moment oĂą le vent tourne…
BientĂ´t, AliĂ©nor perd de l’ascendant qu’elle semblait avoir sur son mari au dĂ©but de leur union ; dĂ©jĂ bien trempĂ©, le caractère d’Henri s’affirme davantage encore au fur et Ă mesure qu’il mĂ»rit (rappelons qu’il est de onze ans le cadet d’AliĂ©nor) et, de son cĂ´tĂ©, AliĂ©nor refuse de voir digĂ©rĂ© dans leur empire son cher duchĂ©, sur lequel elle entend bien garder toute autoritĂ©. BientĂ´t, une autre femme, jeune et belle, vient la remplacer dans le cĹ“ur du roi… AliĂ©nor l’abandonne et vient s’installer en Poitou. Depuis l’Aquitaine, lentement mais sĂ»rement, elle va nourrir sa vengeance et chercher Ă monter ses fils contre leur père, pour les hisser sur le trĂ´ne anglais Ă sa place…
L’histoire d’AliĂ©nor, d’Henri II, d’Henri le Jeune, de Richard CĹ“ur de Lion et de Jean sans Terre, leurs fils, ne s’arrĂŞte pas lĂ , bien entendu : elle amènera le couple royal Ă se dĂ©chirer, AliĂ©nor Ă ourdir moult complots contre son mari, Henri Ă la retenir prisonnière pendant neuf longues annĂ©es, Richard Ă partir en croisade et Ă ĂŞtre fait prisonnier par l’empereur germanique, sa mère (infatigable) Ă sillonner tout le royaume de France pour rĂ©unir la rançon destinĂ©e Ă libĂ©rer son fils prĂ©fĂ©rĂ©, le jeune frère de celui-ci (le prince Jean) Ă tenter de s’approprier le pouvoir en son absence…
Mais, pour ce qui est du tournant que prend alors l’histoire de Bordeaux et de son vignoble, l’essentiel a Ă©tĂ© dit : l’Aquitaine est entrĂ©e dans le giron du vaste royaume anglo-saxon… et elle le restera pendant exactement trois cents ans. AliĂ©nor, Ă la fois grand-mère des PlantagenĂŞts, des Tudors, des Stuarts et des Windsor, mais aussi de nombreuses autres grandes dynasties europĂ©ennes, apporte avec elle Ă la cour d’Angleterre le plus prĂ©cieux des prĂ©sents aquitains, son vin et, avec l’ouverture du marchĂ© anglais, le vignoble bordelais connaĂ®t la plus extraordinaire pĂ©riode de prospĂ©ritĂ© de toute son histoire…
👉🖋️ Pour en savoir davantage sur l’Histoire de Bordeaux, découvrez mon ouvrage Bordeaux et le vin, 2000 ans d’Odyssée sur Amazon.📚
👉 Pour d’autres anecdotes bordelaises, c’est ici ! 🖋️
Texte : (c) Aurélie Depraz
Illustration article : image libre de droit – domaine public (source : WikipĂ©dia)


