Littérature, amour & érotisme

Interview Franceinfo : mon avis sur «la Chronique des Bridgerton»

Préambule

Ceux qui me suivent depuis longtemps le savent : je n’endosse que rarement (voire jamais) le costume de critique, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma ou de toute autre forme d’art.

D’une part, parce que je n’en ai pas le temps, tout bêtement, et que je préfère de très loin consacrer mon temps, mon inspiration et mon écriture à la création (ou aux synthèses historiques et littéraires) plutôt qu’à la critique de l’œuvre d’autrui.

Et, d’autre part, parce qu’étant moi-même auteure, je ne sais que trop bien que tout avis est éminemment subjectif (quels que soient le degré « d’expertise » dont on soit tenté de se parer, ou les « diplômes » dont on soit heureux de se barder) et, comme le disait si bien Destouches, que « la critique est aisée mais l’art difficile ».

C’est bien simple, la seule analyse littéraire que je me sois permise jusqu’à présent était celle des Liaisons Dangereuses, un ouvrage que j’admire beaucoup (et un film, derrière, qui m’a beaucoup émue). Je pense que ce choix était révélateur : d’une manière générale, je ne suis susceptible de me laisser tenter par la « critique » (encore une fois, je dirais plutôt : par « l’analyse », voire la simple présentation) que dans le cadre d’œuvres que j’ai adorées… et d’œuvres plutôt issues du répertoire classique, et non contemporain.

Néanmoins, je ferai ici une exception. La raison en est simple, et tout à fait inattendue : j’ai été contactée par Faustine Mazereeuw, une journaliste qui travaillait sur un article de fond portant sur la série Netflix « Les Chroniques des Bridgerton » pour Franceinfo. Elle recherchait « des expertes pour décrypter les représentations de la Régence anglaise et de la place des femmes dans la série, ainsi que les inspirations littéraires auxquelles elle fait référence. »

Je l’avoue : au-delà de la surprise, j’ai été flattée. (Oh, le vilain ego !)

Oh, rassurez-vous, je ne suis pas du genre à m’emballer ! Il y a toujours en moi cette petite voix qui me susurre « Du calme, ma fille ; tu ne sais absolument pas de quoi il retourne. Freine tes chevaux, freine tes chevaux ! » Mais bon, j’ai répondu. Nous avons échangé. J’ai regardé la série (je l’avoue : je ne l’avais pas encore vue… !! ^^ Entre autres pour certaines des raisons que j’évoquerai ci-dessous, et qui me rebutaient a priori) mais j’avais lu les livres. J’avais deux-trois jours pour regarder la série et réfléchir aux thématiques évoquées.

J’ai accepté l’interview. Comme ça. Pour voir. Et puis, en attendant, j’ai indiqué à ladite journaliste deux ou trois de mes articles de blog existants qui, me semblait-il, étaient fort susceptibles de l’intéresser, dans le cadre de son enquête : quelques articles que j’avais précisément publiés au moment de la parution de ma propre trilogie « Regency » (les « Passions Londoniennes ») :

Et puis, tout compte fait, cela m’a donné l’idée de rédiger ce petit article (tant qu’à faire…)

Vous trouverez ci-dessous les questions de cette journaliste, et mes réponses en quelques mots. Des réponses tout à fait personnelles, nous sommes bien d’accord, et qui relèveront toujours de la parfaite subjectivité. Mais des réponses également appuyées sur les nombreuses recherches que j’avais, justement, effectuées au moment de la rédaction de ma propre trilogie « Régence », sur cette riche époque de l’Histoire anglaise (voir mes articles « bonus », « coulisses » et « le dessous des cartes » pour les 3 tomes de cette série, intitulés Alexander, Jay et James, mes 4 articles sur l’Histoire de l’Angleterre, mes articles sur l’Histoire de l’Empire britannique, sur les Guerres napoléoniennes, sur la Première Révolution industrielle et les articles susmentionnés, sur la romance « Regency » et sur Jane Austen).

Vous pouvez retrouver tous ces articles dans les catégories :

de ce blog.

Vous y verrez une partie du fruit des recherches que j’avais réalisées à l’époque. Des recherches portant sur des sujets aussi variés que :

  • La Régence et la période géorgienne dans son ensemble
  • Le mode de vie aristocratique de l’époque (loisirs, bals, clubs, tendances, goûts, références, dandys célèbres, activités, Saison, alternance Londres-campagne, parties de chasse, garden-parties…)
  • La ville de Londres (quartiers, rues, monuments, parcs…)
  • Le style vestimentaire de l’époque (en opposition au XVIIIe siècle)
  • Les styles mobiliers et architecturaux des XVIIe, XVIIIe et début, les grands architectes, artistes, décorateurs, ébénistes etc des XVIIIe et XIXe
  • La littérature anglaise du XVIIIe et de la première moitié du XIXe
  • Les compositeurs, peintres, portraitistes, aquarellistes et autres artistes de renom de l’époque
  • La condition féminine de l’époque, les occupations féminines, les jeunes filles, les pensionnats, les gouvernantes, la question du mariage…
  • La domesticité
  • Les inventions techniques de l’époque (et, surtout, ce qui n’a pas encore été inventé, pour éviter les anachronismes !)
  • Les moyens de transport (surtout hippomobiles) de l’époque et leurs différents types
  • Les titres de noblesse anglais et usages quant aux formules de politesse
  • Le libertinage tel que pratiqué par les aristocrates britanniques de l’époque
  • Les grands débats d’idées de l’époque
  • La décoration intérieure et les extérieurs
  • L’Empire (colonial) britannique (sur 5 siècles tout de même…)
  • Les monuments de Londres
  • La Prison de Newgate
  • Le Brighton Pavilion et Carlton House
  • La personnalité et la vie de George IV, son couronnement, son mariage tumultueux avec Caroline…
  • Les modes de la régence
  • Beau Brummel, dandy et arbitre des élégances
  • Napoléon, ses guerres, son exil, sa mort, son appartenance supposée à la franc-maçonnerie
  • Le rapport de George IV à Napoléon
  • La Royal Navy (vite fait)
  • Le luddisme et les révoltes sociales du début du XIXe s.
  • Le vocabulaire de l’escrime
  • Le monde du théâtre (vite fait) et le théâtre de Drury Lane
  • Le Prince Régent lui-même (futur George IV) : personnalité, excès, anecdotes croustillantes…
  • Tout l’East End : les quartiers pauvres de Londres et leur misère
  • Les West India et East India Docks et les docks de Londres en général
  • Les produits rapportés par les compagnies des Indes orientales et occidentales
  • Les jardins du Vauxhall
  • Les règles du savoir-vivre (réceptions, baisemain, conversation…)
  • La première Révolution Industrielle, la machine à vapeur, l’extraction de charbon etc.
  • Et j’en oublie !!

Forte de ce background culturel, j’ai donc accepté de répondre aux questions de cette journaliste, en toute modestie bien sûr – je ne prétends certes pas avoir la science infuse… et doute que quiconque puisse l’avoir, d’ailleurs, en matière d’Histoire (où bien des choses, par définition, ne sont, tout compte fait, que supputations !)

Alors, sans plus tarder… allons-y !

Question de Faustine : La série s’inspire-t-elle de la littérature existante sur la Régence anglaise ? Quelles en sont les inspirations ?

Impossible bien sûr de pouvoir affirmer que Julia Quinn, l’auteure des 9 tomes de la série romanesque « La Chronique des Bridgerton », s’est bel et bien inspirée de tel ou tel auteur contemporain (par exemple, un ou une autre auteur(e) de romances historiques « Régence ») car il convient de rappeler ici qu’il existe des centaines de titres et d’auteurs de romances dites « Regency », un genre très en vogue depuis plusieurs décennies, tant chez Harlequin que chez « J’ai Lu – Aventures et Passions » ou chez d’autres éditeurs de romances.

La période dite « Regency », en Angleterre (au sens strict, 1811-1820 ; au sens large, 1795-1830) fait en effet partie des périodes de l’Histoire les plus prisées des auteurs de romances historiques, avec, par exemple, la période viking, l’Ecosse moderne et médiévale, l’époque Tudor etc. A tel point, rappelez-vous, que j’y ai déjà consacré un article sur ce blog (« La Régence et ses romances »).

Ainsi, je ne me risquerai pas à affirmer que Julia Quinn s’est inspirée de tel ou tel auteur contemporain : l’intertextualité et l’innutrition, en matière de romance (comme dans toute littérature, d’ailleurs) est très forte d’une manière générale. D’où cette impression d’unité dans le genre, ces ressemblances, ces récurrences d’un roman à l’autre, ces scénarios repris et partagés, ces impressions, parfois, de déjà-vu etc.

Trois noms à souligner toutefois, au sens où il est peu probable qu’un auteur de romances « Regency » n’ait jamais lu d’œuvre de l’une d’elles :

  • Jane Austen (1775-1817), bien sûr, qui, sans avoir écrit de romances à proprement parler, et encore moins de romances historiques puisqu’elle vécut elle-même à cette époque, n’en aura pas moins, en reine incontestée de cette période, servi de modèle (bien malgré elle, peut-être, mais c’est un autre sujet) à tous les auteurs de romances historiques de style Regency du XXe siècle. La Saison, les bals, les plaisirs et préoccupations de la grande aristocratie anglaise et de la petite noblesse de campagne, les grandes villes de l’époque, Bath, Londres, les préoccupations féminines, la question du mariage, des dots, de l’argent etc. sont, de fait, autant de sujets qu’elle abordait longuement dans ses romans… et que l’on retrouve dans presque toutes les romances de style Régence (encore une fois, voir mon article sur le sujet) ;
  • Georgette Heyer (1902-1974), peut-être la première auteure contemporaine à écrire de la romance historique, en particulier d’époque « Régence » (voir lien en fin d’article) ;
  • Et Barbara Cartland (1901-2000), auteure plus que prolixe du XXe siècle, et qui se déclarait elle-même « Reine de la Romance » : la plus célèbre auteure de romances historiques du XXe siècle. Impossible de passer devant une boîte à livres sans y trouver un de ses romans. Une de ses époques de prédilection ? La Régence, justement (et, plus globalement, l’Angleterre du XIXe siècle).

Ainsi, sans pouvoir affirmer avec certitude que Julia Quinn, comme toute autre auteure de romances historiques de style Régence, s’est inspirée de ces célèbres auteures (et en particulier de Jane Austen), on peut néanmoins dire que cela est probable. Mais de très, très nombreuses auteures (je me permets de l’écrire au féminin…), tant du XXe que du XXIe siècle, se sont fait plaisir dans ce sous-genre spécifique de la romance historique, parfois fort prolixement, elles aussi ; et, encore une fois, l’intertextualité est, en la matière, absolument inévitable.

La place des femmes dans la société et leur niveau de liberté sont-ils bien dépeints ?

Je dirais que… oui (à part peut-être le personnage d’Eloïse, très osé pour l’époque).

Sont parfaitement bien dépeints, en effet, au fil des épisodes, certaines grandes caractéristiques de la condition féminine de l’époque :

  • L’obsession du mariage (en particulier pour les jeunes filles de noble naissance)
  • La hantise de demeurer vieille fille, honte suprême s’il en est (toutes couches sociales confondues, mais en particulier pour la noblesse)
  • La hantise de la stérilité
  • La hantise des grossesses hors-mariage – pire humiliation encore, bien sûr, que de finir vieille fille
  • La hantise du scandale, des calomnies, du qu’en dira-t-on
  • Les occupations quotidiennes et l’éducation des jeunes filles – nobles, toujours, bien sûr (broderie, travaux d’aiguille, thé, art de la conversation, mondanités, piano, chant…)
  • La description des mérites d’une jeune fille accomplie (voir ci-dessus)
  • L’impératif de chasteté jusqu’au mariage, l’importance de l’honneur et de la vertu…
  • La soumission d’une femme à l’autorité masculine, fût-elle celle de son frère ou de son fils
  • La norme des unions de convenance (mariages arrangés)
  • La stricte surveillance des jeunes filles, le chaperonnage
  • L’ignorance complète des jeunes filles jusqu’au mariage en matière de sexualité (peut-être un tantinet exagérée dans cette première saison mais… difficile de l’affirmer !)
  • Le problème des coureurs de dot
  • La nécessité de contracter un bon mariage, l’obsession des « bons partis »
  • La question de l’argent
  • La Saison, les bals, les rencontres, la chasse au mari
  • La rareté des mariages d’amour (peut-être pas tout à fait assez soulignée dans cette première saison qui, comme toute romance historique qui se respecte, modernise un peu les choses : évidemment, chacun de nos 8 frères et sœurs Bridgerton aura un mariage d’amour, et c’est très bien ainsi, pour notre propre plaisir^^)
  • Les préoccupations essentielles des mères, des femmes et des jeunes filles, qui transparaissent dans les conversations. Futiles à nos yeux, peut-être, mais c’était bel et bien ainsi. Cela ne me semble pas exagéré.
  • L’importance de la vertu et de la réputation d’une femme, principal critère de sa « mariabilité » (ce qu’explique très bien Daphnée dans l’épisode 1)
  • Le peu de cas que l’on fait des souhaits d’une jeune fille au moment de contracter une union
  • Les courtisanes et demi-mondaines qui se cherchent des protecteurs

Autant de sujets que l’on retrouve chez Jane Austen, et donc au cœur de nombreux films et séries récents sur cette époque (ex : Orgueil et Préjugés).

Dans l’ensemble donc, et sans exclure de petites libertés prises comme par tous les auteurs actuels de romances historiques (moi comprise), toujours tentés d’insuffler à leurs personnages féminins et à leurs intrigues un peu de modernité et plus d’indépendance qu’ils n’en avaient à l’époque, le tableau de la condition féminine de l’époque est plutôt bien brossé : tous ces points sont authentiques, et attestés chez Jane Austen elle-même.

De petites libertés, dis-tu ? De petites (ou de grosses) invraisemblances ? Oh, si peu. Un exemple ? le coup de poing donné par cette jeune lady si bien élevée… à ce malotru de Nigel Berbrooke ! Incongru, certes ; burlesque, sûrement ; comique, si on veut ; mais absolument pas crédible !

La série est-elle fidèle historiquement ? Quelle est la part de réalité et la part d’invention ?

Impossible de répondre à cette question en seulement quelques mots ! En fait, comme tout roman, toute romance, tout film ou toute série historique, la série des Bridgerton mêle allègrement fiction et réalité. C’est le principe de la fiction historique… et, probablement, d’ailleurs, de la science historique en général, science par essence pétrie de suppositions, d’hypothèses, de déductions… et d’une grande partie d’imagination, lacunes documentaires et archéologiques obligent !

Je me contenterai donc ici, comme pour chacun de mes romans, de lister quelques « vrais » et quelques « faux » : certains éléments authentiques, et fort bien étudiés de la part des scénaristes, décorateurs, costumiers etc. ; et d’autres, purement fantaisistes.

Quelques vrais :

  • Les loisirs présentés (feux d’artifice, promenades dans les grands parcs londoniens…)
  • Les décors (Grosvenor Square, St James’s Palace, le Vauxhall, The Circus à Bath…)
  • Les deux grandes villes à la mode à l’époque de la Régence, et grands lieux de rencontres aristocratiques : Londres et Bath
  • Le bal de présentation des débutantes à la reine (j’en parle d’ailleurs longuement dans Alexander)
  • Le concept de « Saison » londonienne
  • Les décors, les buffets, les salons, les salles de bal…
  • Et, dans l’ensemble, la présentation de la condition féminine de l’époque (voir ma réponse à la question précédente).

Un méga faux :

Le casting, évidemment. Absolument-pas-crédible. Un choix délibéré, bien sûr, destiné à « moderniser » la série et, apparemment, à permettre au public « de mieux s’identifier ». Un peu à la manière d’un « Roméo & Juliette » version quartiers chauds de Los Angeles ou une comédie musicale mêlant le moderne et l’ancien…

Je ne me prononcerai pas sur le bien-fondé marketing d’un tel choix car il semble que nombre de personnes parviennent effectivement à mieux s’identifier aux personnages et à mieux se plonger dans cet univers grâce à cette mixité sociale à l’image de celle d’aujourd’hui… Mais pour ma part, je dois avouer qu’on obtient plutôt l’effet opposé !

De fait, si tout romancier/tout scénariste se permet effectivement de petits arrangements avec l’Histoire (et moi la première), j’avoue ne pas être fan des anachronismes choquants et des discordances aussi flagrantes. Pour des raisons qui, de surcroît, me semblent relativement infantilisantes. Car enfin, le public d’aujourd’hui est-il véritablement incapable de s’immerger totalement dans une autre époque que la sienne… sans qu’on lui glisse autant de rappels de sa propre réalité ?

Encore une fois, toute œuvre de fiction se permet nécessairement quelques libertés avec le contexte historique ; plus ou moins, selon son désir d’authenticité, de véracité, de crédibilité… Et je suis la première à le faire. Mais là !

C’est un choix. Peut-être justifié par cette volonté de « faciliter le processus d’identification » ; peut-être par pur plaisir de la singularité, de l’originalité, presque de l’excentricité ; j’ose espérer, en tout cas, qu’il ne s’agit pas, quelque part, d’une maladroite question de « progressisme » ou de réécriture volontaire de l’histoire…

Car, ne nous leurrons pas, en 1810, on sortait alors malheureusement à peine de l’esclavage (abandon de la traite en 1807, abolition de l’esclavage en 1833 pour l’Angleterre) et les Noirs d’Angleterre pouvaient à peine commencer à songer à s’élever dans la société et à quitter les plus petits emplois et la domesticité. Quant à atteindre les plus hautes sphères de la société (et devenir ducs, par exemple…), n’y pensons même pas !

De ce point de vue, la série « Downton Abbey » était mille fois plus crédible et travaillée. On y voit bel et bien apparaître un personnage noir à un moment donné : un joueur de jazz, dans les années 20 ou 30. Là, oui ! Oui à 100% ! Et, d’ailleurs, un parti jugé fort peu convenable pour une jeune lady anglaise (scandale et tout et tout). Bon. Au regard des valeurs de l’époque, là, ça colle !

Alors, bien sûr, on me dira que le but de la série « Bridgerton » n’est pas du tout la véracité historique, mais le divertissement. A l’évidence ! Nous sommes bien d’accord. Néanmoins, en ce qui me concerne (et je serais tout de même bien surprise d’être absolument la seule dans ce cas), le « divertissement » pâtit cruellement du manque de crédibilité de l’ensemble. J’irai même jusqu’à dire que je ne peux, pour ma part, m’immerger totalement dans une œuvre historique que si, sans être nécessairement parfaite, elle est crédible ou, à tout le moins, vraisemblable ; les anachronismes flagrants me feront nécessairement l’effet d’une gifle… qui me recatapulteront en 2021… et me couperont un bon moment de l’intrigue ! Ce casting, c’est typiquement le genre de détail qui me cassera toute illusion dramatique… et rendra toute identification impossible.

Bon. Cela dit, Dieu merci, au bout de 6 ou 7 épisodes, j’ai fini par m’habituer à cette incongruité et à « l’oublier » suffisamment pour pouvoir apprécier le reste de la production. Ouf !

Néanmoins, j’en suis parfaitement consciente (surtout en voyant passer les témoignages divers et variés de l’audimat sur les réseaux sociaux…), je fais probablement figure d’exception (pour ne pas dire : de dinosaure !) et la plupart des téléspectateurs se trouvent ravis de cette Histoire revisitée… (qu’on se donne la peine de justifier par un mini-speech en cours de saison… mais je ne m’étends pas davantage).

Tant mieux ! Si le but était de pouvoir toucher un large public et que cela fonctionne…

Deux autres mégas « faux » :

Et après, promis, nous oublions le négatif !

  • Ces cigarettes que se fument en douce Eloïse et Benedict ! My God !!!! Les premières cigarettes « modernes » n’apparaissent que dans les années 1840 et il fallut encore des décennies avant qu’elles ne deviennent un bien de consommation courante ! (lien en fin d’article pour les curieux) J’imagine que c’était, là encore, un moyen de « moderniser » la série et de permettre au public de « mieux s’identifier ». Bon, je ne me répèterai pas : je n’adhère, mais alors, pas du tout. Audrey Hepburn, à l’écran, un porte-cigarette à la main, avec ses élégants gants noirs, dans les années 1960… OUI ! Mais une jeune lady dans les années 1810 (aussi rebelle soit-elle…) ARGH !
  • Enfin, autre détail qui m’a fait littéralement lever les yeux au ciel (et pourtant, je suis moi-même, bien sûr, du genre à moderniser un peu la sexualité féminine dans mes romans pour la rendre plus excitante, plus « appétissante », plus « romantique » qu’elle ne l’était sans nul doute à l’époque) : l’évocation du plaisir solitaire féminin… considéré de surcroît comme « coulant de source » pour une jeune lady par le duc d’Hastings (épisode 3), qui se montre de fait fort étonné que la jeune et prude Daphné Bridgerton ne se soit jamais caressée ! Quelle aberration, mon Dieu ! Et la jeune lady de comprendre parfaitement, dès la nuit suivante, ce qu’a voulu dire notre cher duc, et de tenter l’expérience (avec succès qui plus est) alors qu’elle ne sait, par ailleurs, toujours pas comment se fabriquent les bébés… No comment.

En matière de costumes, le vrai :

La plupart des costumes masculins et des costumes féminins (pas tous) correspondent bel et bien à la mode « Régence », équivalent du style « Empire » en France à la même époque. Je vous mets quelques liens en fin d’article vers ce style vestimentaire pour ceux et celles que cela intéresserait.

  • Pour les femmes : le côté antique, vestale romaine, la taille très haute, les spencers, les coiffures-chignons avec anglaises, boucles folles et bandeaux…
  • et, côté messieurs, les bottes montantes et cavalières, les culottes et premiers pantalons moulants, les redingotes, gilets courts, cravates blanches (version foulards) nouées autour du cou, chapeaux hauts-de-forme, le coiffé-décoiffé romantique, les pattes…
  • pour les domestiques : une mode beaucoup plus désuète, livrée, bas, tricorne…

Tout cela : OK

En matière de costumes, le faux :

Néanmoins, quelques folies bien sûr se sont glissées dans l’ensemble : couleurs flashy, tissus à fleurs, décolletés, manches et formes d’autres époques, perruque mauve à un moment pour la reine, un costume quasi Steampunk pour lady Danbury à un autre (épisode 7, je crois)… Sans parler, évidemment, des rastas, dreadlocks et coupes afro que l’on peut apercevoir à droite à gauche… Mais je n’y reviens pas.

Quant aux perruques, elles appartiennent à la mode précédente, celle du XVIIIe siècle ; elles ne sont plus du tout à la mode sous la Régence, mais on peut supposer que certaines douairières et femmes d’un certain âge continuaient à les porter.

Une figure telle que Lady Whistledown aurait-elle pu exister ?

Ce n’est peut-être pas impossible au sens strict, dans la mesure où Lady Whistledown se cache derrière un pseudonyme et où il ne s’agit pour elle que d’un hobby, et non d’un moyen d’assurer sa subsistance (Eloïse le souligne parfaitement, d’ailleurs). Néanmoins, il convient de rappeler ici que l’écriture, comme l’immense majorité des professions et des pratiques intellectuelles, est un domaine encore très refusé aux femmes, fussent-elles de noble naissance. Les auteures, journalistes, chroniqueuses, philosophes etc. sont encore extrêmement rares au XIXe siècle (bien que cela se développe depuis le milieu du XVIIe siècle – pensons à Mme de La Fayette ! –) et le fait de s’adonner à ce genre d’activités étant encore souvent mal vu de la part d’une femme (qui risquerait de menacer le règne de l’homme, peut-être ?). A tel point que les exceptions, si rares, sont restées célèbres (Mme de Staël ou Jane Austen par exemple). Et qu’Aurore Dupin de Francueil, par mariage baronne Dudevant… écrivait sous un pseudonyme masculin : celui de George Sand.

En fait, si l’idée d’une chroniqueuse à la Lady Whistledown n’est pas, en soi, absolument absurde, il convient de souligner qu’elle est, concrètement, peu vraisemblable : car si une femme de la haute société pouvait, évidemment, réunir techniquement toutes les compétences nécessaires à ce genre d’activité (éducation, maîtrise d’une plume, cynisme, causticité, goût du commérage – omniprésent, à l’époque – et de la satire), force est de constater que, dans les faits, les risques étaient probablement trop grands, en termes de scandale et de déchéance, pour qu’une quelconque lady, aussi amère, acariâtre ou indépendante fût-elle, prît le risque d’être démasquée et de voir, ainsi, son nom rapidement traîné dans la boue.

Car si les chroniques de Lady Whistledown, véritables potins à scandale, ont du succès, il n’en convient pas moins de rappeler que notre chroniqueuse joue avec le feu, révèle d’ignobles affaires, n’hésite pas à traîner elle-même les autres dans la boue, à couvrir nombre de grands noms d’opprobre et, à coups de satires, de portraits caricaturaux, de traits d’esprit et d’ironie mordante, à se faire force ennemis. Il est probablement difficile d’imaginer qu’une femme, de surcroît une femme issue de la haute société, avec tant à perdre, eût été prête à jouer si gros… pour le simple plaisir de répandre des commérages ou de déchaîner les foules. Réputation, liens sociaux, invitations, intégration à certains cercles, place, prestige, statut… une aristocrate avait beaucoup, beaucoup à perdre en jouant un tel jeu.

En tout état de cause, à supposer que cela eût été possible, il me semble que, pour se permettre de telles prises de risques, une telle femme aurait dû être pourvue d’une force de caractère extraordinaire, d’une grande indépendance d’esprit et, n’ayons pas peur des mots, d’une grande sécurité financière également.

Et c’est bien là qu’à mon sens, l’identité de la Lady Whistledown de la série manque totalement de crédibilité : Pénélope Featherington n’a absolument pas les épaules pour être une Lady Whistledown crédible (c’est bien elle dans les romans de Julia Quinn, nous sommes bien d’accord ; mais, qu’il s’agisse des livres ou de la série TV, je trouve personnellement ce « coup de théâtre » résolument grotesque – et absolument pas crédible. A dire vrai, je ne suis pas sûre que Julia Quinn ait, dès ses premiers romans, eu l’idée de faire de Pénélope la fameuse Lady Whistledown… vu ce qu’elle écrivait sur elle-même, entre autres, et qui ne sonnait pas du tout, dans ces premiers ouvrages, comme de la possible autodérision). A mon sens, Pénélope Featherington est tout à fait le genre de jeune fille à avoir pu écrire ce genre de chroniques pour elle-même, dans un journal intime, version « catharsis » : pour se purger de son amertume, de sa douleur, de ses chagrins, de son profond sentiment d’injustice et d’impuissance, se venger de sa mère, coucher ses états d’âmes, exprimer tout ce qu’elle devait absolument réprimer en société.

Mais de là à les publier… à prendre le risque d’être identifiée… de voir son nom couvert de honte, d’attirer le déshonneur sur sa famille et sa propre personne, de voir un scandale monstrueux éclater autour de son nom, d’être potentiellement mise au ban de toute la société, de se priver définitivement de toute possibilité de mariage alors que ses chances étaient déjà maigres… non. Là, je n’y crois pas.

Une hypothétique Lady Whistledown, au cœur du Londres du début du XIXe siècle, aurait été une femme forte, audacieuse, indépendante, au caractère bien trempé. Autant de choses que n’est absolument pas Pénélope Featherington, quoi qu’on essaie de nous faire croire par un revirement de situation absolument abracadabrantesque et ce regard rusé, malin, qu’elle nous décoche à la toute dernière scène de l’épisode 8 (série TV)… et qui me semble on ne peut plus incongru au regard de la jeune brebis aussi timorée qu’égarée, toute bredouillante, qu’elle est depuis le début (même chose dans le roman : la révélation de l’identité de Lady Whistledown, au cours du tome consacré à Colin, m’a paru tout à fait invraisemblable, en mode coup de théâtre tout droit sorti d’un chapeau). Dommage.

Pour ceux qui aimeraient aller plus loin, sachez que le rapport encore difficile, au cœur de l’Angleterre du début du XIXe siècle, de la femme à l’écriture et à la publication, est également une question abordée par Eva Leigh dans sa romance L’Aristocrate et la roturière. Et que, pour ma part, j’aborde longuement la question des premières revendications féminines de l’époque (accès à l’éducation, aux universités, à une culture encyclopédique identique à celle des hommes, aux véritables savoirs, à une indépendance d’esprit… ) dans le tome 3 de « Passions Londoniennes », James... mais également, quoique plus indirectement, dans le tome 1, Alexander. Nous parlons notamment à plusieurs reprises (dans James) de Mary Wollstonecraft, femme de lettres, philosophe… et l’une des toutes premières féministes anglaises (1759-1797) : ses idées sur l’éducation des femmes et leur accès au savoir étaient… tout bonnement révolutionnaires. Une grande femme !

Conclusion

Si certains détails m’ont, plus d’une fois, désagréablement tirée de l’illusion dramatique dans laquelle on aime toujours baigner (et se laisser porter !) en regardant une série, je suis heureuse de pouvoir dire qu’in fine, j’ai plutôt apprécié ce moment. A vrai dire, ma curiosité est même piquée : à quoi ressembleront les futures conquêtes d’Eloïse, d’Anthony, de Benedict, de Gregory et de Hyacinthe ?

Si l’on ne peut pas dire que le suspense soit à son comble (notamment parce que j’ai déjà lu les livres), en revanche, je suis particulièrement curieuse, au vu du casting qui nous a été présenté jusqu’à présent, de voir quels seront les choix de la production concernant ces futurs personnages…

Quant aux livres, ils se dispensent de la plupart des anachronismes présents et des libertés prises dans la série TV 😉

Pour en savoir plus

Franceinfo a également interviewé l’historienne Claire Boulard-Jouslin. Pour retrouver l’interview globale, c’est ici :

https://www.francetvinfo.fr/culture/series/netflix/place-des-femmes-reine-noire-costumes-quelle-est-la-part-de-realite-historique-et-danachronisme-dans-la-chronique-des-bridgerton_4280637.html

Quelques liens :

Si vous aimez cette période de l’histoire de l’Angleterre, n’hésitez pas à découvrir mes romances Regency AlexanderJay et James ; je serai ravie d’avoir vos ressentis de lecture ! 🙂

Questions : Faustine Mazereeuw (Franceinfo)
Réponses : Aurélie Depraz
Illustration : © Netflix, la Chronique des Bridgerton
Source : https://la1ere.francetvinfo.fr/saintpierremiquelon/emissions/equipe-1ere/chronique-bridgerton-serie-incontournable-qui-devoile-secrets-aristocratie-anglaise-909380.html

Tagged , ,